Chapitre 3 - Méthodologie

1. Articuler deux niveaux d'analyse

Dans le chapitre précédent, nous avons justifié la prise en compte de l'activité dans la globalité de la tâche qui est à réaliser, pour pouvoir saisir le sens que l'acteur engage dans ses actions. En particulier, cela permet de considérer l'horizon intentionnel de cette activité, qui en conditionne grandement le sens (Ricoeur, 1990). Les analyses ergonomiques de Theureau et ses collègues (1994) insistent sur ce point et parlent en particulier d'unité temporelle significative pour rendre compte de l'extension temporelle d'une tâche réalisée. Par exemple, l'étude de l'activité d'un contrôleur aérien (Gaillard, 1992) ne requiert pas le même grain d'analyse que celle d'un vigneron (Jourdan, 1990). Dans le cas du premier, une période d'observation d'une heure est pertinente car elle couvre le contrôle de plusieurs vols d'avions dans leur totalité. Dans le cas du vigneron, l'unité temporelle significative s'étale sur une année entière, le cycle cultural annuel structurant les différentes tâches de ce professionnel.

Préalablement à toute autre considération méthodologique, il convient donc de s'interroger sur l'extension temporelle des tâches réalisées par les élèves-ingénieurs. Ceux-ci ont à conduire un projet d'amélioration d'une unité de production et ont deux ans et demi pour cela, les six premiers mois étant occupés par la découverte du milieu de travail et la définition du projet. L'activité de projet n'est pas cyclique, mais se déploie au contraire dans une temporalité séquentielle, par une succession d'étapes dépendantes les unes des autres (Boutinet, 1995). Il s'ensuit que l'unité temporelle significative est la durée du projet lui-même. Si l'on considère également intéressant de prendre en compte la préparation et la définition du projet réalisées au cours des six premiers mois de l'alternance, on en conclut qu'il faut étaler nos analyses sur trois années.

Il n'est bien sûr pas possible de réaliser des observations minutieuses et continues pendant trois ans, ce qui a pour conséquence un grain d'analyse relativement gros. Mais se limiter à ce seul niveau d'analyse pose problème en regard de nos objectifs de recherche. Un gros grain ne permet pas de prendre en compte les caractéristiques fines de l'activité et des environnements de travail. Toutefois certaines questions nécessitent d'avoir accès à des données relativement précises sur ces deux points : structure de l’activité en différentes modalités ; configuration locale des réseaux socio-techniques, etc. Si l'on veut mener de telles analyses, nous aurons besoin d'observations directes de l'activité des élèves au sein de leur environnement de travail.

Plutôt que de choisir entre ces deux niveaux d'analyse, nous avons préféré les articuler dans la mesure où ils nous semblent complémentaires (cf. figure 1).

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Figure 12: Articulation de deux niveaux d'analyse pour l'étude de l'activité.
  • L’analyse globale s’étale sur les trois années du parcours de formation. Elle est basée sur des entretiens avec l’élève et ses deux tuteurs, ainsi que sur des études d’archives de l’entreprise (cf. tableau 1). Elle permet de mettre en évidence des évolutions marquantes sur le long terme, comme par exemple : la succession globale des actions, celles qui reviennent le plus fréquemment, les lieux principalement fréquentés, les acteurs majoritairement rencontrés et les plus influents, les interventions des tuteurs, etc. Ce niveau sera également plus adapté à l’étude des configurations d’ensemble des réseaux socio-techniques et de leur répercussion sur l’activité des élèves.

  • L'analyse locale, basée sur des données recueillies au cours de quelques journées de travail des élèves, en particulier des observations de son activité, (cf. tableau 1) permettra de caractériser plus finement certaines actions des élèves, ainsi que les environnements de travail successifs dans lesquels ils évoluent. On pourra ainsi étudier plus précisément étudier la structure de l’activité, ainsi que les contraintes dues aux caractéristiques locales des environnements de travail (agencement des artefacts, place des acteurs, positionnement géographique de l’élève, etc.)

Il ne faut pas considérer ces deux niveaux comme isolés. Au contraire, ils se renseignent l'un l'autre. Par exemple une action, observée au niveau local, peut être difficile à comprendre si elle reste isolée d’autres actions, passées ou futures, auxquelles elle est intentionnellement liée (Dodier, 1993 ; Ricoeur, 1990). C'est alors tout l'intérêt de pouvoir recourir à un niveau d'analyse plus global, à l'aide duquel on pourra repositionner cette action dans une plus large perspective temporelle. A l'inverse, il est souvent difficile de bien saisir la portée de certaines descriptions faites par les élèves ou leurs tuteurs pendant les entretiens, dans la mesure où les expressions utilisées ont de fortes propriétés indexicales. Sans une connaissance plus précise du contexte concret de cette activité, il devient alors très difficile de se représenter, même schématiquement les actions décrites.

Tableau 8 : Données utilisées pour les deux niveaux d'analyse
1 er élève 2 ème élève
Analyse locale - grilles d'observation de l'activité et de son environnement pendant 8 jours entre le 25/03/97 et le 15/05/97
- enregistrements audio des communications avec les autres acteurs pendant l'activité
- enregistrements audio des commentaires de l'élève sur notre reconstruction de l'activité (auto-confrontation)
- documents réalisés ou utilisés au cours de l'activité : notes personnelles, schémas, tableaux et courbes réalisées, comptes-rendus de réunions
- plan des lieux
- grilles d'observation de l'activité pendant 8 jours entre le 23/03/98 et le 17/04/98
- enregistrements audio des communications avec les autres acteurs pendant l'activité
- enregistrements audio des commentaires de l'élève sur notre reconstruction de l'activité (auto-confrontation)
- documents réalisés et utilisés pendant l'activité : notes personnelles, schémas, 1 compte-rendu de réunion ; manuel d'un appareil technique
- plan des lieux
Analyse globale - 4 entretiens avec l'élève : 03/97 - 04/97 - 07/97 - 09/98
- 2 entretiens avec le tuteur entreprise : 02/98 - 12/98
- 1 entretien avec le tuteur ISTP : 02/98
- documents de suivi de la formation en entreprise : fiches projets, fiches compétences, grilles d'évaluation, rapports d'analyse de l'entreprise, rapports sur projet sur toute la formation, notes prises lors des séances d'évaluation en entreprise
- compte-rendus de réunion sur la propreté, de réunions bilan hebdomadaire sur les machines
- planning de la formation ISTP pour la promotion 95
- 3 entretiens avec l'élève : 11/98 - 12/98 - 06/99
- 2 entretiens avec le tuteur entreprise : 11/98 – 06/99
- 1 entretien avec le tuteur ISTP : 10/98
- documents de suivi de la formation en entreprise : fiches projets, fiches compétences, grilles d'évaluation semestrielle, rapports d'analyse de l'entreprise (immersion, connaissance entreprise, connaissance d'un service), rapports de projet (4), notes prises lors des séances d'évaluation en entreprise et lors des séances de suivi de projet
- plans des lieux ; extraits du manuel assurance qualité
- planning de la formation ISTP pour la promotion 96

Comme nous avons pu déjà le laisser entendre, ces deux niveaux d'analyse font appel à des méthodologies différentes. Nous définirons ci-dessous les méthodes propres à chaque niveau (parties 2 et 3). Mais, préalablement, nous allons nous intéresser aux critères utilisés pour choisir les élèves-ingénieurs que nous avons étudiés (partie1).