2. Choix des cas étudiés

Le choix d'articuler deux niveaux d'analyse ne permet pas de considérer l'activité de nombreux élèves. La raison est d'ordre pratique, la somme de travail nécessaire pour un seul cas étant déjà considérable. En même temps, choisir de ne s'intéresser qu'à un seul élève n’aurait laissé aucune possibilité de mettre les observations et analyses effectuées en perspective avec d'autres. Pour cette raison, nous avons choisi de nous pencher sur deux études de cas d'élèves-ingénieurs, dans la mesure où cela permettait de faire des comparaisons, tout en restant raisonnable du point de vue du temps passé au recueil et à la mise en forme des données.

Mais venons-en maintenant aux choix de nos deux élèves. Il y avait tout d'abord trois conditions indispensables afin que l'étude se déroule sans trop de difficultés.

  • En premier lieu, il nous fallait l’accord des responsables des entreprises dans lesquelles les élèves observés étaient en alternance. Ceci était indispensable pour réaliser des observations et accéder sans complications à toutes les informations nécessaires à l'étude. De ce point de vue, et après discussion avec les tuteurs de l'ISTP, il a semblé judicieux de solliciter deux entreprises ayant une certaine expérience des relations avec des experts externes, voire avec des chercheurs.

  • De plus, les formateurs ne souhaitaient pas que l'on se penche sur des entreprises où les élèves étaient en difficulté, car notre présence aurait pu être mal interprétée.

  • Enfin, nous avons demandé à ce que les entreprises ne soient pas géographiquement trop éloignées (distance inférieure à 100 km) afin de pouvoir y accéder facilement.

Nous avions également un principe de sélection plus directement lié à notre problématique de recherche. Il a nous a semblé intéressant de choisir deux entreprises dont un certain nombre de caractéristiques étaient différentes, afin de pouvoir comparer les effets d’environnements de travail dissemblables sur l’activité. Nous avons résumé les différences entre les deux entreprises retenues dans le tableau 2 ci-dessous.

Tableau 9 : Différences prises en compte lors du choix des deux entreprises
Entreprise 1 (E1) Entreprise 2 (E2)
Type de produits fabriqués - Papiers spéciaux : dessins ; emballage ; etc. - réactifs destinés aux analyses médicales et au contrôle de la qualité des produits des industries agro-alimentaires, cosmétiques et pharmaceutiques.
Organisation spatiale des sites sur lesquels l'élève travaille - Trois ateliers de production répartis sur trois sites distants de quelques kilomètres
- organisation spatiale similaire pour chaque atelier : ateliers vastes de plusieurs centaines de mètres carrés loin des bureaux techniques
- faible densité de population sur le site
- Trois ateliers de production sur un seul site

- ateliers de petite taille (quelques dizaines de mètres carrés) proches des bureaux techniques

- forte densité de population sur le site
Organisation socio-technique des sites - Process de fabrication continu
- Mixte de méthodes de travail et de techniques anciennes et de nouvelles technologies
- Environ 700 salariés en France, dont 300 dans les services concernés par le projet de l'élève. L'effectif, plutôt masculin réparti comme suit : 60 % d ’opérateurs ; 30% de techniciens et agents de maîtrise ; 10% de cadres.
- Process de fabrication discontinu
- Méthodes de travail et techniques relativement récentes
- Environ 3000 salariés en France dont 300 sur le site ou travaille l'élève. L'effectif , en majorité composé de femmes, se répartit de la manière suivante : 27% d ’opérateurs, 51% de techniciens et agents de maîtrise, 22% de cadres.
  • Ces différences résident tout d'abord au niveau des produits fabriqués et de l'organisation socio-technique mise en place pour la production. Les papiers de E130 sont fabriqués selon un process continu, alors que les produits pharmaceutiques de E2 le sont selon une organisation de fabrication plus proche d'un process discontinu.

  • Les opérations techniques se font sur des matières premières différentes dans leur constitution et leur quantité.
    • Le papier est fabriqué avec de la pâte à papier, constituant sa matière première de base, à laquelle on ajoute différents produits chimiques. La pâte à papier contient de multiples substances pour lesquelles les papetiers31 ne disposent pas de mesures très précises, celles-ci n’étant pas nécessaires pour la production. En comparaison, les produits utilisés dans la fabrication des réactifs contiennent toujours des substances très précisément identifiées et dosées. Ce contrôle très pointu est nécessaire pour garantir les propriétés annoncées des réactifs.

    • Les quantités de matières premières utilisées et de produits fabriqués sont aussi très différentes. L’entreprise E1 fait des productions qui se chiffrent en tonnes de papier, alors que l’entreprise E2 réalise des petits lots de réactifs avec quelques centaines de litres de produits.

  • Compte tenu de ces différences d’échelle et des types de process utilisés , il est assez logique de voir que ces deux types de production occupent très inégalement l'espace, et concentrent différemment acteurs et artefacts. Ceci est évidemment intéressant, si l’on se souvient de notre souhait de prendre en compte l’impact de l’occupation de l’espace physique par les réseaux socio-techniques sur l’activité des élèves.

  • Ces deux domaines de production n’ont pas la même histoire. La pharmaceutique est une industrie relativement récente qui s’est développée à grande échelle depuis une quarantaine d’années. Ses techniques et méthodes sont relativement récentes. La production industrialisée du papier est beaucoup plus ancienne, ce qui se traduit par des méthodes de travail et des techniques de production qui mélangent anciennes traditions et technologies plus nouvelles32.

  • La répartition des salariés par niveau de qualification est dissemblable dans les deux cas. E1 a proportionnellement une main d'oeuvre moins qualifiée, avec une proportion d’opérateurs qui restent élevée, alors que ce sont les techniciens qui sont les plus nombreux dans l’entreprise E2.

Cependant, il y a aussi des traits communs entre E1 et E2. Elles ont toutes les deux un effectif humain important (plus de 500 salariés), une dimension internationale et sont en très bonne santé financière. Elles sont certifiées Iso 9000 depuis quelques années, ce qui est le gage d'une formalisation importante des procédures organisationnelles.

Les caractéristiques des projets ont également été prises en considération lors du choix des deux élèves. Nous avons sélectionné ces projets à partir des documents rédigés en fin de première année par les élèves, à l’occasion de leur présentation devant un jury de formateurs et de professionnels (cf. chapitre 1).

  • Dans ce document, le premier élève (entreprise E1) donne à son projet l'objectif global de diminuer les problèmes de propreté sur les papiers produits sur trois sites de production différents. Pour cela, le projet prévoit une analyse préalable des causes de non propreté, puis une étude de solutions possibles, et enfin la mise en oeuvre concrète de ces solutions.

  • Le projet du deuxième élève a pour objectif l'amélioration et la réorganisation d'un secteur de production d'ampoules de réactifs. Plus précisément, il se décompose en deux phases distinctes. L'une, au cours de la deuxième année de formation, vise à modifier trois petites machines de production au sein d'un atelier afin d'automatiser et sécuriser certaines opérations. L'autre, lors de la troisième et dernière année, a pour but de réorganiser complètement ce même atelier du point de vue de l'organisation de la production, pour en améliorer la rentabilité.

Les niveaux de responsabilités envisagés pour les deux élèves sont a priori comparables, à savoir, qu’ils seraient responsables du projet dans ses dimensions, économiques, techniques et humaines. Ce dernier point a constitué un critère important dans notre choix car nous souhaitions pouvoir comparer la manière dont les deux élèves assumaient des responsabilités annoncées comme comparables.

Par contre, il y a des différences au niveau des phases successives envisagées. Le projet du premier élève progresse selon un schéma : analyse des problèmes - étude de solutions - mise en oeuvre des solutions, qui reste relativement vague compte tenu de la dépendance de ces solutions par rapport à l'identification préalable des problèmes. Les étapes du deuxième projet sont beaucoup plus précises : l'élève doit d'abord conduire trois mini-projets avec une succession de phases assez déterminées, sans qu'une analyse préalable des problèmes ne soit nécessaire puisque ceux-ci sont déjà localisés sur la machine à modifier. C'est seulement au cours de la deuxième année que l’élève doit faire une analyse approfondie de l’organisation de la production de l'atelier. Ces différences, relatives à la précision des étapes du projet et l'enchaînement de celles-ci, nous ont paru intéressantes pour notre étude afin de mesurer l'influence de cette précision sur l'enchaînement des différentes actions de l'élève.

Terminons par un dernier critère plus lié aux élèves eux-mêmes : nous avons retenu deux élèves considérés par les formateurs comme assez représentatifs du reste de leur promotion, à savoir ni jugés exceptionnellement brillants, ni médiocres, mais simplement bons élèves.

Notes
30.

Dans la suite de l'exposé, on nommera les deux entreprises E1 et E2, conformément au tableau 2

31.

On nomme papetiers les fabriquants de papier.

32.

Par exemple, le squelette d'une des machines à papier de E1 date du début du siècle ce qui montre le poids des héritages historiques de l'industrie papetière dans le présent de cette entreprise. Les techniques papetières de base ont finalement assez peu évolué depuis de nombreuses années : "Les machines à papier modernes sont des mécaniques énormes qui respectent le principe mis en oeuvre par les machines primitives, lesquelles reprenaient elles-mêmes le schéma des opérations manuelles" (Encyclopédie Universalis, article "papier"). Les modernisations ont principalement concerné l’automatisation et la régulation de la fabrication.