1.2 Les caractéristiques des réseaux socio-techniques de production

1.2.1 Des analyses longues au sein de réseaux socio-techniques complexes

Une première raison du nombre important des actions d'analyse vient de la complexité de la première étape de recherche des causes des problèmes de non-propreté du papier dans les réseaux socio-technique de production. Dans le Projet, l'élève souligne d'ailleurs bien cette difficulté dès la fin de la première année de formation.

‘" Beaucoup de produits entrent en compte dans la fabrication du papier (pâte, eau, charges, produits chimiques...). De plus, les organes du procédé sont multiples : pompes, vannes, cuviers, tuyauteries...). Il est donc difficile de localiser les problèmes. [..] sur le schéma de la fabrication du papier [cf. figure 1], on peut voir toutes les origines des impuretés, (représentées par des flèches ). On se rend mieux compte de la complexité du problème et les difficultés que nous éprouvons à remonter à l'origine des défauts". (Projet 1er élève, p9-10) ’
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Figure 29 : Origines potentielles des impuretés dans les installations (tiré du Projet de l'élève)

Dans ce passage, la dernière phrase est particulièrement importante : "remonter à l'origine des défauts". Car il s'agit bien de cela. S n'a accès aux symptômes des problèmes (les impuretés) qu'en bout de réseau socio-technique, par le biais des échantillons de papier.

C'est une conséquence du type de procédé de fabrication, qualifié de "continu", qui se caractérise par le fait qu'une très grande partie de ce qui se passe au sein des installations de production n'est pas directement perceptible. Le flux de matières qui passe dans ces installations est le plus souvent caché par les parois des machines et des tuyauteries (depuis le point 1 du schéma jusqu'au point 2). Ou bien lorsque ce n'est pas le cas, par exemple au niveau de la machine à papier (entre point 2 et 3), ce flux est trop rapide pour pouvoir étudier les caractéristiques du produit. Ainsi lorsqu'une impureté se décroche (bout de métal d'une tuyauterie ou dépôt de "merde" sur les parois d'une cuve), elle est immédiatement enfouie et entraînée par le flux de la pâte à papier. Elle ne devient potentiellement visible que sur la feuille fabriquée, lorsque celle-ci sort de la machine. L'enroulement de la feuille autour d'une bobine complique encore la tâche, puisqu'il n'est possible de prendre des échantillons pour faire des analyses qu'à la fin de cette bobine. Il y a donc un accès très infime à l'état de propreté de l'ensemble des bobines qui font la plupart du temps plusieurs kilomètres de long. C'est ce qui explique que certains problèmes passent inaperçus en production. Ils ne sont découverts qu'une fois à l'usine de transformation ou même chez le client et font ensuite l'objet d'une réclamation.

Pourtant, certains dysfonctionnements des installations (par exemple une tuyauterie percée) pourraient être décelés par une observation très fréquente des installations. Mais ces observations nécessiteraient des hommes présents en permanence sur des zones limitées de la ligne de production. Or, dans un procédé continu comme la papeterie, les opérateurs, peu nombreux proportionnellement à l'espace occupé par les installations techniques, sont généralement concentrés dans quelques lieux précis : poste de raffinage ; salle de pilotage de la machine ; poste de bobinage. S peut donc rarement s'appuyer sur des témoins directs des problèmes.

En résumé, il y a toujours un décalage spatio-temporel très important entre, d'une part le lieu et le moment de la découverte de l'impureté, et d'autre part l'origine du problème. Cette origine n'est pratiquement jamais dans la zone de perception et d'action de l'élève au moment où il découvre l'impureté, ce qui rend d'autant plus difficile ses analyses.

Ajoutons à cela qu'une analyse physico-chimique poussée de l'impureté en laboratoire, si elle permet d'aboutir à la caractérisation des substances qui la constitue, est loin de toujours donner les information nécessaires à la localisation dans le temps et dans l'espace de l'origine de cette impureté. Le responsable de production le constate d'ailleurs amèrement :

‘- TE : " Vous avez des impuretés, bien, donc vous pourriez vous dire tout bêtement, ben tiens, je vais aller faire une analyse chimique de ces impuretés, comme ça, je vais savoir ce qu'il y a dedans d'accord ? Et je dirais de manière caricaturale vous le faites analyser par 3 labos, ils vous sortent 3 conclusions différentes [..] Y a pas de règle absolue quoi, c'est un peu triste d'ailleurs. Moi ça me fout hors de moi, mais je le constate tous les jours, tous les jours [..] C'est l'exactitude de la science quoi, dans notre domaine c'est pas du béton" (1er entretien tuteur, p9) ’

L'observation détaillée des actions d'analyse de l'élève permet de comprendre pourquoi une étude physico-chimique de l'impureté en laboratoire ne suffit pas. La méthode utilisée tient plus souvent de l'enquête policière que de la démarche scientifique rigoureuse. Face à des impuretés inconnues, S combine des sources d'information très diverses (questions aux opérateurs sur les opérations de production réalisées ou sur d'autres événements inhabituels ; analyses physico-chimiques ; comparaisons avec d'autres impuretés ; études des matières premières ; observations des installations) qu'il recoupe pour en vérifier la plausibilité et la fiabilité. En particulier, il utilise en permanence ses connaissances sur les caractéristiques concrètes des unités de production pour orienter et interpréter les analyses en laboratoire.

C'est là que se situe la différence avec un laboratoire d'analyse externe qui ne dispose pas de ces connaissances très concrètes sur les caractéristiques des réseaux socio-techniques de production.82 Ce laboratoire détermine des résultats en termes de quantités ou de volumes de substances pures (polymère, etc.), qui sont associés ensuite, par un raisonnement logique, à une opération de fabrication type. Or le réseau socio-technique n'est pas idéal. Il se dégrade et ce d'autant plus que les installations techniques de l'unité de production 1 superposent des dispositifs techniques d'âges variés. Des substances migrent d'un endroit à l'autre par friction, les opérateurs font des opérations non prévues, etc. Tous ces paramètres expliquent que les conclusions fournies par les laboratoires sont souvent erronées ou peu précises.

On le voit ici, l'objectif fixé a priori, qui est d'arriver à déterminer l'origine des défauts principaux, est donc relativement difficile à atteindre rapidement. Seules de longues et précises recherches permettent l'accumulation de connaissances suffisantes pour remonter rapidement aux causes des problèmes. On tient là une première explication de l'importance de la fréquence des actions d'analyse pendant les trois années de la formation. Cela donne aussi une explication partielle au fait que S se limite à un réseau socio-technique de production sur les trois existants : même si ces trois réseaux ont des caractéristiques communes, ils ont chacun leurs spécificités propres. Il serait donc nécessaire de refaire de minutieuses analyses pendant une période conséquente, pour arriver au degré de finesse acquis sur la première unité de production.

Notes
82.

Le système de classement auquel il a abouti au moment de nos observations (cf. chapitre 4, 3.2.1) est d'ailleurs intéressant car la seule catégorie fournie par un laboratoire externe (S3) ne lui dit rien sur l'origine du problème dans la ligne de production.