1.6.2 Conséquences de la stratégie du tuteur sur les milieux de l'élève

Pourquoi l'élève a souvent du mal à réaliser les objectifs ou même parfois plus précisément les actions que lui confie le tuteur ? Pour le comprendre, étudions, pour chacun d'eux, le processus de dévolution et le milieu.

Dans le cas de l'inspection vidéo des tuyauteries, la dévolution fonctionne bien, car l'élève a les connaissances nécessaires pour mener à bien cette tâche et le milieu est riche de ressources. Le tuteur lui a bien expliqué ce qu'il attendait. Il lui a fourni un seul nom de fournisseur, et S n'a pas à faire de choix à ce niveau. Puis quand S l'appelle, le fournisseur lui explique clairement ce dont il a besoin (PA n°63). La bonne connaissance du réseau socio-technique de production du site 1, acquise à force d'analyses, lui permet de s'y retrouver rapidement au niveau des tuyauteries (PA n°64). Le jour de l'inspection, le tuteur lui donne quelques indications complémentaires qui l'aident à faire une inspection vidéo très complète. Enfin, le rapport n'est pas un problème dans la mesure où S en a déjà réalisé quelques uns.

Mais toutes les dévolutions d'objectifs ou d'actions ne fonctionnent pas aussi bien. Ainsi, lorsque le tuteur demande à S de créer des indicateurs visuels et de les afficher dans les ateliers, l'élève se contente de placarder les documents, et repart aussitôt. Ce n'est pas ce qu'attendait le tuteur : l'affichage doit être accompagné de commentaires aux équipes de production. Ici, l'élève n'a pas pris en charge l'ensemble de l'action attendue par le tuteur.

Prenons un autre exemple. Il se passe au moment de l'essai du produit cx. Lorsque le tuteur l'interroge quant à la poursuite ou l'arrêt de l'introduction de ce produit, S n'arrive pas à donner une réponse. Il a visiblement des éléments pour répondre mais n'est pas sûr de lui. La dévolution échoue ici totalement.

Ces trois exemples montrent que le tuteur a souvent du mal à définir des objectifs ou des actions adaptés aux possibilités de l'élève. Il est vrai que la dévolution est délicate. Pour qu'elle réussisse à coup sûr, il faudrait procéder à chaque fois à une analyse détaillée du milieu (aides disponibles au sein des environnements et niveau des connaissances de l'élève), ce que le responsable de production n'a apparemment ni le temps ni les moyens de faire.

Une analyse en terme de milieu aurait pourtant permis au tuteur de comprendre que sa stratégie a eu pour effet de renforcer les effets dus à la constitution des deux milieux décrits précédemment (cf. 1.4).

Tout d'abord, la première étape, qui a pour conséquence de positionner l'élève au sein des équipes de production pendant plusieurs semaines, accentue pour celui-ci le coût cognitif et émotionnel lié à des actions de changement des pratiques des opérateurs. La perspective de convaincre ces derniers de l'importance de la propreté des papiers est d'autant moins agréable pour l'élève que son positionnement au sein des équipes de production en début de formation l'a visiblement conduit à nouer des liens d'amitié avec eux et à adopter certains de leurs points de vue. Il n'est pas facile, par la suite, de passer de l'autre côté de la barrière hiérarchique, pour essayer de changer leurs habitudes de travail.

Une autre conséquence de la stratégie du tuteur vient sans doute du fait qu'elle ne favorise pas une compréhension de la globalité de la réalisation du Projet. Le tuteur ne montre pas à l'élève certaines actions du Projet très importantes, réalisées par lui ou d'autres acteurs. La manière dont l'étude et la mise en place du dispositif de contrôle par caméra se sont déroulées le prouve. A l'origine, le tuteur confie à l'élève une étude de rentabilité des différents types d'appareils vendus sur le marché (PA n° 28 ; 45). Lorsqu'il a terminé son rapport, S le remet au responsable de production. Il n'entend plus parler de ce dispositif pendant de longs mois, jusqu'à ce que le tuteur l'informe du choix d'un fournisseur. L'élève est alors chargé de coordonner l'installation du nouveau matériel. Mais concrètement, son travail se limite à aider le fournisseur lors de son intervention. Finalement, l'élève n'aura pas vu, ni l'étape de sélection du fournisseur, ni la conception par le bureau d'étude du châssis métallique sur lequel repose le dispositif, ni la procédure de règlement de la commande, etc.

Cet exemple n'est pas isolé86 : on retrouve aussi, à d'autres moments, ce manque de visibilité de plusieurs actions réalisées dans le cadre du Projet. En particulier S n'a que peu accès à ce que l'on pourrait nommer les centres de décision de l'entreprise, c'est à dire là où se retrouvent les responsables des divers réseaux socio-techniques pour discuter et hiérarchiser ces types de contraintes. Le tuteur ne lui a jamais demandé de l'accompagner dans ces réunions87. Ceci a des conséquences importantes sur sa compréhension globale du Projet, qui reste très incomplète jusqu'à la fin de sa formation. A l'occasion de la rédaction des documents pour l'ISTP (rapport de Projet, fiches Projets, fiches compétences, etc.), le tuteur est d'ailleurs très souvent obligé d'aider l'élève à rendre compte de cette cohérence. C'est ce qui explique que les actions d'auto-organisation soient peu souvent réalisées de manière autonome . Même à l'occasion du mémoire final, il semble que l'élève n'ait pas encore bien saisi toute la logique du projet :

‘- L :011"Alors par rapport au mémoire, qu’est-ce que vous en avez pensé [..] de la phase de rédaction, je ne sais pas dans quelle mesure vous êtes intervenu ou pas"
- TE :011"Oui, je suis intervenu pour faire en sorte qu’il [..] structure. [..] Pour qu’il mette en évidence mieux qu’il ne l’avait fait dans le premier jet, le fait que finalement on avait fait ça avec une certaine logique, euh c’est-à-dire recherche des causes, établissement de solutions hypothétiques, et puis mise en place des solutions.[..] Et bien ça, ça ne transpirait pas lors de la première rédaction [..] Par exemple, à un moment donné, je me souviens de lui avoir fait écrire un paragraphe qui s’appelle planning. Ca c’était disparate ou c’était très éparpillé, mais pourtant pour moi, c’était le coeur de son Projet [..] Faire en sorte qu’il y avait vraiment un fil conducteur du début à la fin." (entretien 2 tuteur entreprise p19) ’

Du coup, le milieu déjà fortement défavorable à des changements des réseaux socio-techniques de production, l'est encore plus si l'on considère que S doit s'engager dans des actions sans comprendre leur sens plus global dans l'ensemble du Projet. Il y a, pour lui, un coût cognitif et sans doute aussi émotionnel relativement fort.

Notes
86.

Par exemple, suite à ses analyses, S propose plusieurs fois des modifications des installations de l'unité 1. Il n'en entend plus parler jusqu'à ce qu'il constate que des travaux sont en cours ou ont été faits par les services techniques.

87.

C'est finalement l'élève lui-même, qui, six mois avant la fin de la formation a compris l'intérêt qu'il pouvait avoir à participer à l'un de ces types de réunion et a demandé au tuteur d'y participer.