1.7 Les divergences entre le tuteur entreprise et le tuteur ISTP

La précision avec laquelle le tuteur nous a présenté les quatre étapes successives de sa stratégie, sans qu'il ait été averti de la question que nous allions lui poser, ne fait guère de doute sur le caractère réfléchi de sa démarche. Par contre, de son aveu même, si l'idée directrice de cette stratégie (former au management) était présente très tôt dès le début de la formation, les différentes étapes de sa mise en oeuvre ont été construites très progressivement.

‘- TE :011" La méthode, [..] elle s’est construite d’elle même au fur et à mesure, c’est peut être pas la meilleure des solutions d’ailleurs mais c’est comme ça que ça s’est fait, lorsque vous êtes obligé de recentrer en fonction de l'élève." (entretien tuteur entreprise, p12)’

Sans doute cette construction progressive n'a pas favorisé l'explicitation de la stratégie du tuteur entreprise au tuteur ISTP, et a pu contribuer aux divergences constatées entre les deux hommes au cours des séances d'évaluation en entreprise. Ces divergences portent justement sur la progression de l'élève du point de vue du management (PA n° 95, 222). Le tuteur ISTP comprend mal le jugement sévère du tuteur entreprise sur ce point, sachant ce qu'il connaît du comportement de l'élève à l'ISTP. Il a d'ailleurs confirmé son incompréhension au cours de l'entretien que nous avons eu avec lui :

‘- L : "Comment tu juges l'évolution de S ?"
- TI : "C'est un gars qui se prend en charge".
- L : "Dès le début ça a été ? Ou... "
- TI : "Alors, paraît-il [allusion au jugement du tuteur entreprise] il ne s'est pas pris en charge depuis le début. Mais quand même, par rapport à la moyenne, il a su se prendre en charge, rendre dans les temps, pas courir après lui pour tel ou tel document, pour telle ou telle action. Enfin pour moi, c'est quelqu'un, 1) qui sait se prendre en charge, 2) qui est fiable. [..] Je pense que par rapport au début, il prend davantage d'ampleur, de responsabilités. Je pense que lors de la prochaine visite en entreprise, j'aurai une opinion plus claire de la situation. Mais je le vois via ce qu'il fait dans l'association : il est décidé, il sait ce qu'il veut, il a quand même des réflexes de volonté d'agir" (p11, 12, 15)’

Le décalage de jugement entre les deux tuteurs vient du fait qu'ils ne se basent pas sur les mêmes situations pour juger des compétences de l'élève en matière de management et d'autonomie. Le tuteur ISTP se réfère souvent au comportement de l'élève à l'ISTP, que ce soit dans le cadre de la formation (importance accordée au respect des délais, organisation dans le cadre de travaux de groupes), ou bien dans le cadre de l'association des élèves. Et justement, S a pris d'importantes responsabilités dans cette association88. Pour le tuteur ISTP, c'est un fait qui renforce son jugement positif sur ses capacités à assumer un rôle de manager. Il est intéressant de retrouver dans la bouche du tuteur école, comme pour le tuteur entreprise, une référence à son propre parcours de formation, mais cette fois pour justifier l'importance de la vie associative dans le développement des compétences de l'élève.

‘TI : " Pour l'organisation d'un bal ou je ne sais quoi, demander trois kilomètres de câble à Alcatel ou à Philips, c'est intéressant, c'est des contacts, des visions nouvelles. En fait je vois ça par rapport à moi, mais aussi par rapport à mes enfants" (Entretien tuteur ISTP, p13)’

Ce jugement, à partir du comportement à l'école, semble primer sur une appréciation qui serait faite au moyen des outils de suivi de l'activité de l'élève, tels que les fiches Projets ou les fiches compétences. Pourtant, ces fiches laissent apparaître des indices de la difficulté à réaliser des changements (surtout organisationnelles) et de la fréquence des actions d'analyse. A la lecture des extraits des fiches Projets n°1 et 2 présentés ici (cf. tableau 1 et 2), on peut déceler que S a visiblement du mal à convaincre les opérateurs de l'importance de la propreté. Sur les deux autres objectifs, il reste vague sur les moyens humains à employer, qu'il résume souvent par ressources humaines. Par contre, il donne de nombreuses indications sur des ressources utilisées pour les analyses (chimie ; relevé du nombre d'impuretés ; courbes ; etc.).

Tableau 93 : extrait d'une fiche Projet n°1 de S (planification des actions pour le semestre 4, du 03/97 au 09/97)
Objectifs de l'entreprise pour le semestre Objectifs formatifs associés Ressources et moyens nécessaires Procédures d'évaluation
35



36





37
Changer la mentalité des opérateurs quant au contrôle du papier en fin de bobine en modifiant le mode de contrôle

Réaliser un essai avec anti-poix sur une longue période en suivant l'évolution de la propreté des papiers



Mettre en place des tableaux de bord pour indiquer le coût de la non-propreté sur chaque machine afin de sensibiliser les opérateurs
Ressources humaines
Qualité : fixer les limites de conformité pour la propreté

Ressources humaines et économie
Technique papetière
Chimie


Ressources humaines et économie
Qualité
Responsable de production (tuteur)
Chefs de fabrication des 3 machines

Fournisseurs
Feuilles de relevé du nombre d'impuretés
Outils informatiques


Service qualité
Outils informatiques
Support pour les tableaux
Relevé du nombre d'impuretés
Courbes

Suivi du nombre d'impuretés et de leur nature
Analyses, tableaux, courbes

Courbe mensuelle d'évolution du coût de la non-propreté affichée sur chaque machine

On retrouve le même type d'indices dans les fiches "compétences", qui décrivent d'ailleurs pour près de la moitié d'entre elles, des actions d'analyse ou d'information.

Tableau 94 : extrait d'une fiche Projet n° 2 de S (bilan des actions du semestre 4 )
Respect de l'objectif Synthèse de chacune des actions Conclusions
35




36


37
50%




100%


100%
Les limites de contrôle pour la propreté ont été modifiées et les méthodes de contrôle également (passage au contrôle sur 3 feuilles). Les opérateurs doivent donc passer plus de temps pour le comptage des impuretés, mais ils ne voient pas l'utilité d'un tel comptage

Mise en place dans le procédé d'un nouveau produit cx. Suivi de l'évolution de la propreté. Augmentation pas à pas des doses.

Avec les données prises dans le système qualité, j'ai instauré des indicateurs de propreté au niveau du coût global mois par mois pour chaque machine
Il faudra encore travailler sur les mentalités des opérateurs en leur faisant accepter que la propreté nous coûte très chère et qu'il faut l'améliorer


Légère amélioration de la propreté en nombre et en taille des impuretés

Affichés dans le local des opérateurs, ils doivent être une source de motivation

Pourquoi alors le tuteur ISTP n'a-t-il pas perçu ces indices ? Une explication serait que ces documents ne suffisent pas à un observateur extérieur pour bien cerner l'activité effective de l'élève dans l'entreprise. Car ce dernier reste souvent, consciemment ou non, assez imprécis sur son rôle exact dans le Projet89. Les exemples de fiches ci-dessus présentent plus souvent les objectifs et actions du Projet qu'elles ne décrivent les actions de l'élève. Ceci semble suffire au tuteur ISTP, qui ne cherche pas à lui faire préciser davantage son rôle précis dans l'atteinte de ces objectifs.

Cette explication, ajoutée au jugement tiré du comportement de l'élève à l'école, explique peut-être l'absence d'une vision claire des performances de l'élève dans l'entreprise. Nous disons peut-être, car d'autres paramètres, en particulier l'expérience du tuteur (tout à la fois dans les entreprises et en tant que tuteur ISTP), peuvent jouer également un rôle, mais il n'a pas été possible de les prendre en compte dans cette étude.

En tous cas, il est clair que les divergences de vue entre les deux tuteurs ne sont pas sans conséquences sur l'élève : celui-ci est en face de deux avis contradictoires sur les compétences qui lui restent à acquérir. Il est bien entendu plus facile pour lui de se rallier au point de vue du tuteur ISTP, puisque cela encourage au statu quo. C'est un frein à un effort supplémentaire, qui le conduirait à tenter de mieux jouer ce rôle de management, en particulier auprès des personnels de production.

Notes
88.

S a pris en charge, pendant plusieurs mois, l'organisation d'un tournoi de football réunissant différentes écoles d'ingénieurs. Son rôle était de coordonner, conjointement avec un formateur de l'ISTP, l'ensemble des actions réalisées par plusieurs personnes au cours de la préparation de ce tournoi. Il a notamment été amené à solliciter d'importantes subventions à des personnalités du monde politique et économique. De l'avis de beaucoup de formateurs de l'ISTP et du directeur, il a remarquablement assumé son rôle.

89.

Il utilise en particulier fréquemment les pronom on ou nous dans ses écrits, qui laisse un doute quant au caractère collectif ou individuel de l'action. Ex : "nous avons essayé de trouver des dysfonctionnements au niveau des installations" ; "nous avons décidé de mettre en place un système de détection" ; nous avons ensuite effectué différents réglages" (extraits des fiches compétences)