2.2.2 Un contexte socio-technique favorable aux changements

Si l'on s'intéresse maintenant aux actions de changement, là aussi les effets conjugués des types de projets et la nature discontinue du procédé facilitent les choses. Sur les cinq projets dont il a la charge, J a rarement à considérer l'ensemble du réseau. Quatre d'entre eux concernent des changements sur des postes de travail isolés. De plus les conséquences des changements introduits sur ces postes s'arrêtent la plupart du temps à leur périmètre. Ceci est dû au fait que la densité des liens du réseau socio-technique est nettement plus faible entre les postes de travail, qu'à l'intérieur de ceux-ci. De ce fait, les perturbations introduites sur un poste n'ont que peu de chance de se propager sur le reste du réseau.

‘Prenons un premier exemple : l'essai de mise en production du dispositif de séchage (cf. cinquième jour d'observation). Les perturbations introduites par ce nouvel équipement, à savoir le produit qui coule sur les parois des flacons et les problèmes de cristallisation, ne se répercutent pas sur les autres postes de travail. Le contrôle des flacons à la sortie du poste permet de les isoler avant qu'ils ne se propagent dans le reste du réseau socio-technique. ’ ‘Deuxième exemple : la séance de travail avec les fournisseurs (cf. actes n°40384137). Les discussions portent sur les liens entre les parties vision, automatisme, mécanique et le poste de conditionnement sur lequel tous ces nouveaux dispositifs seront installés. Jamais ne sont évoquées des contraintes qui viendraient d'autres postes de travail, que ce soit en amont ou en aval dans le réseau socio-technique. ’

Du coup, la conception et aussi la mise au point des dispositifs techniques s'en trouvent facilitées, car elles se basent beaucoup sur des connaissances locales, restreintes aux caractéristiques des postes de travail.

Même la seule fois où J doit considérer une partie plus importante de réseau socio-technique, c'est-à-dire à l'occasion du projet de réorganisation globale de l'atelier ampoule, la nature discontinue du procédé lui rend la tâche plus simple que dans le cas d'un procédé continu. Certes, il y a nécessité de considérer cette fois les liens entre plusieurs postes. Mais la relative autonomie de ces derniers permet de les considérer comme des blocs autonomes, dont on peut tester, à l'aide d'un logiciel de dessin technique, plusieurs positions dans la pièce où l'on envisage de les disposer (cf. PA n°233, 241, 243). Ce type d'étude sur l'agencement du réseau, est plus complexe dans le cas d'un procédé continu, dans la mesure où les machines sont fortement solidaires en raison des nombreuses tuyauteries qui les relient.

Les changements sont aussi plus aisés à réaliser dans la mesure où, contrairement au premier élève, J est beaucoup moins sous la contrainte de la production. Le fait d'avoir à concevoir des dispositifs techniques isolés lui permet de travailler la plupart du temps en dehors des ateliers. Ce n'est qu'au moment de l'installation du dispositif en production que ces contraintes productives apparaissent potentiellement. Mais J peut les contourner, car les ateliers de production s'arrêtent la nuit et le week-end. C'est d'ailleurs ce qu'il fait en demandant aux fournisseurs de faire l'installation le week-end, alors que les machines ne fonctionnent pas.

J est aussi aidé par les réactions des personnels de production face aux changements qu'il souhaite apporter à leurs postes de travail. Plusieurs passages de notre reconstitution locale montrent qu'il y a généralement peu de résistance à ces changements (cf., en particulier, le 5ème jour d'observation). J le confirme d'ailleurs dans un des entretiens que nous avons eu avec lui, quand nous nous étonnons de la facilité qu'il a eu à filmer et chronométrer des opératrices sur un poste de travail :

‘- L : "T’as pas eu de réactions par rapport au chronométrage ?"
- J : "Non ça s’est pas mal ... à E2 ça se passe bien".
- L : "Elles sont pas chiantes ?"
- J : "Non nous il n’y a aucun souci pour ça". (entretiens élève p21)’

Il ne serait pourtant pas juste de dire que J a toujours trouvé des réactions aussi conciliantes de la part des opérateurs. Au cours d'un des projets91, J s'est heurté à des résistances importantes de la part des opératrices concernées qui sont les plus anciennes dans l'entreprise. Mais la surprise montrée par J à cette occasion92, alors qu'il en est à son cinquième projet et a donc une bonne expérience des relations avec beaucoup d'opérateurs, montre bien que de telles résistances sont assez rares dans les ateliers.

La moyenne d'âge des personnels de production peu élevée, la main d'oeuvre très féminine, et la faible ancienneté dans l'entreprise, sont trois facteurs expliquant l'attitude conciliante des opérateurs aux changements qui sont réalisés sur leur poste. Sans doute faut-il y ajouter l'histoire assez récente du domaine de production pharmaceutique, dans la mesure où peu d'habitudes ou de traditions "métier" ont eu le temps de se développer. Il s'agit d'un contexte industriel où les changements technologiques sont fréquents, en raison d'une dépendance forte aux progrès des biotechnologies. Il faut aussi considérer l'origine d'une bonne partie de la main d'oeuvre ouvrière, issue d'un environnement rural semble-t-il assez étranger à toute tradition de luttes ouvrières.

Tout cela contribue à ce que les acteurs des unités de production ne soient pas seulement favorables au changement, mais également ouverts à une collaboration avec les innovateurs de l'entreprise. J ne se prive pas de les solliciter souvent pour avoir leur avis et suggestions sur les modifications à apporter à leurs postes de travail. Nous avons été témoins de telles sollicitations lors de nos observations dans l'entreprise, pour les trois dispositifs sur lesquels travaillait alors l'élève : dispositif de séchage (exemple : actes n°1041, 1043), dispositif de contrôle de niveau (exemple : actes n°10621065, 1098, 11021105), dispositif de remplissage (exemple :actes n°30513055). Par exemple, sur ce dernier projet, un signe fort de la volonté d'impliquer les opérateurs, réside dans le fait de leur faire relire le cahier des charges pour avoir leurs remarques.

Notes
91.

l'aménagement des postes de conditionnement pour des opératrices ayant un handicap physique léger

92.

" Tu rigoles mais attention on a des phénomènes [..] On est parti du principe qu'on allait leur demander leur avis sur les chaises. Elles nous ont fait tout un pataquès, il n'y en a pas une qui allait [..] On leur met des chaises toutes neuves à 2000 balles la chaise, elles les prennent pas, elles prennent des chaises encore plus vieilles que ça, toutes déchirées parce que ouais elle va mieux. C'est de la folie franchement. [..] Bon je fais le gentil garçon, mais franchement, elles me cassent les couilles [..] Elles en ont strictement rien à foutre, elles partent du principe que ça fait 20 ans qu'elles sont là [..] On s'est jamais occupé d'elles, là on s'en occupe, elles y croient pas, elles ont pas envie de monter à l'étage" (Entretien 2 élève 2 p41)