2.5 Définition du Projet

On peut maintenant se demander si les milieux dont on vient d'étudier quelques caractéristiques trouvent en partie leur origine dans une réflexion sur le Projet.

Alors que dans le cas du premier élève, il n'y avait pas eu de réflexion sur les conséquences didactiques du Projet, on en trouve de nombreux indices dans le cas de J. Mais reprenons la genèse du Projet à son début. Elle a été amorcée dès la première année par l'élève lui-même. Il sollicite C, son premier tuteur entreprise à plusieurs reprises pour définir avec lui ce que sera le Projet. Mais il ne trouve pas un écho très favorable à sa demande, C repoussant cette réflexion à plus tard (PA n°32 ; 58). Cette réaction inquiète beaucoup l'élève, car du côté de l'ISTP, le tuteur école lui demande à plusieurs reprises de définir beaucoup plus précisément son Projet, lui reprochant notamment son manque d'envergure à la fois dans le temps (le Projet proposé est censé durer six mois), et du point de vue de sa restriction à des aspects très techniques (PA n°12, 35, 45). Cette inquiétude semble avoir été assez forte car elle apparaît nettement dans l'entretien réalisé pourtant en fin de deuxième année de formation.

‘- J : " Alors c’est très simple. Première année, C m’avait dit: ouais on trouvera bien un truc pour l’ISTP. Donc rien de précis. Il me disait : ouais bon ben pour l’instant t’es sur la machine Dino, ça ira bien. Donc, jusqu’au dernier moment, j’étais un peu stressé parce que là on commençait suivi de Projet. On me demandait [..] on commençait à définir un Projet. Alors je commençais à tanner C pour lui dire :  ouais qu’est-ce qu’on va mettre ? Alors en gros on tournait des trucs mais ... des grandes phrases qui regroupaient plein de choses. Tu sais c’était organisation, je sais plus ce qu’on disait, ouais organisation de la production ou je sais pas quoi. C’était tout flou. [..] Ce que j’avais de précis à faire, il savait pas". (entretiens élève p33)’

J a l'impression que son tuteur entreprise ne veut pas jouer le jeu des contraintes posées par l'ISTP sur le Projet. Son inquiétude est d'autant plus forte que C ne s'était pas rendu disponible lors de la première évaluation en entreprise, alors que le tuteur ISTP s'est déplacé spécialement pour cela (PA n° 14).

Tant et si bien que, à la fin de la première année, J est toujours sans Projet. Le départ du premier tuteur et le transfert du tutorat vers un autre ingénieur du service va débloquer la situation. Au cours de l'été, J a une réunion avec P, son nouveau tuteur, pour définir un Projet convenant à la fois à l'entreprise et à l'ISTP. Lorsque J lui explique ce que lui avait proposé le précédent tuteur, P écarte ces possibilités. Selon lui, ce sont des projets à long terme, avec des gros budgets, dont il n'est pas sûr qu'ils se feront et surtout, qui ne peuvent être confiés qu'à des gens expérimentés.

‘- TE95 : "Je sentais qu’il y avait des projets qu’il ne pouvait pas traiter [..]"
- L : "Quand vous dites des projets qu’il ne peut pas traiter, c’est par rapport à quoi ? L’ampleur ?"
- TE : "Je pense qu’ils étaient engagés ou ... soit ils étaient engagés, soit l’ampleur oui effectivement peut-être. Oui je pense à la machine de répartition que L est en train de traiter. C’est une des machines les plus critiques sur le site. C’est un projet qui exige énormément en validation, en organisation de projet. Et on confie pas ça à un débutant quoi. C’est évident".
- L : "Vous pourriez notifier ce que ça veut dire :  ne pas confier ça à un débutant ? [..]
- TE : "Comment dire ? Comme c’est un sujet qui est très important, on ne tolérerait pas d’avoir un loupé sur ce type de machine puisque c’est un investissement ... actuellement il est à plus de deux millions de francs l’investissement donc c’est déjà très lourd" (entretien tuteur entreprise, p13-14)’

On a dans ce passage un premier indice d'une réflexion axée sur les types de projets les plus adaptés à un élève. D'après le tuteur, certains projets ne peuvent être confiés des débutants. La complexité et l'importance de ces projets ne donnent pas le droit à l'erreur. Confier de tels projets à un élève en apprentissage paraît difficilement compatible avec le souhait de le laisser travailler de manière autonome. Ou alors, il faudrait sans cesse le surveiller, ce que P ne souhaite pas, étant donné son manque de temps. Si l'entreprise a pris deux élèves-ingénieurs de l'ISTP en formation (J et un autre élève), c'est justement pour permettre aux ingénieurs du service d'être déchargés d'un certain nombre de projets.

‘- TE : " Donc on avait un manque de moyens en personnel de la structure engineering. Alors même si on faisait un peu appel au responsable de la structure enginnering, on sentait que de toutes façons, on n’aurait pas plus de moyens. Avec C (premier tuteur), on aurait souhaité avoir au moins un technicien chacun pour nous assister et ça ne semblait pas possible pour des raisons de budget. Alors du coup c’est un petit peu le responsable de production qui a pris les devants en disant : « Mais puisqu’on peut pas avoir de personnel, prenons un stagiaire qui sera présent quand même sur une durée suffisante pour traiter un sujet en assistance ». [..] Donc voilà c’était un besoin en assistance technique." (entretien tuteur entreprise, p2)’

P va plutôt proposer à J des petits projets successifs dans différentes unités de production. La réaction de l'élève est alors intéressante car elle montre son souci de répondre aux attentes du tuteur ISTP. Il rappelle à P les contraintes posées par l'école : un Projet global de 3 ans. Pour respecter cette exigence, il suggère que les projets concernent tous une même ligne de production, afin de pouvoir présenter l'ensemble sous un même Projet écrit dont le titre serait : "Amélioration et réorganisation du secteur de production ampoules." Cette proposition convient au tuteur étant donné les nombreux changements à faire dans ce secteur de production. Finalement, les deux hommes tombent d'accord sur trois projets de modification d'équipements pendant la première année, la deuxième année étant consacrée à une réorganisation globale de l'atelier. Le tuteur entreprise propose un démarrage progressif à l'élève, qui n'y voit pas d'inconvénients. Il s'agirait d'abord de terminer deux projets qu'il a lui même bien entamé (dispositif de séchage et dispositif de contrôle de niveau des ampoules), avant d'enchaîner sur les deux suivants dont il aurait la responsabilité complète.

Un élément important à prendre en compte pour comprendre la liberté du tuteur entreprise vis-à-vis du choix des projets est que cette réunion se déroule juste pendant la période de définition des budgets d'investissements.

- TE : "Donc ça s’est passé en début d’année, juste après les grandes vacances, c’est important pour nous parce que c’est à ce moment là qu’on a les résultats du budget donc on sait ... on connaît les projets sur lesquels on va travailler. Donc ça m’a permis ... donc ça tombait bien parce que ça me permettait de dire : tiens tel projet, ça va être J qui va le prendre ou qui va m’assister à 50 % ou 60 % . Donc c’était plutôt une période favorable" (entretien tuteur entreprise, p5)

Suite à cette première réunion, une deuxième a lieu cette fois avec le tuteur ISTP (TI). J lui présente le Projet discuté avec P. Le tuteur ISTP donne une appréciation très favorable, séduit notamment par la progression proposée par le tuteur :

‘- TI : "Il y a un projet qu’il avait pris en cours de route."
- L : "Oui. Ca je sais. Alors quel était ce projet ? Je sais qu’il a pris un projet ..."
- TI : "En cours de route...C’est le 1 et le 3. Il y en a même deux qu’il a pris en cours de route. Parce que là il n’y a pas eu toute la définition du besoin et tout le cinéma."
- L : "Non mais il ne l’a pas fait d’ailleurs. Je crois que c’est quelqu’un d’autre qui l’a fait.
- TI : "Oui mais lui il l’a fait pour le 2 où il a démarré carrément du début. [..] Alors ça tombait bien, tu me diras c'était dans la tête du tuteur, ça tombait très très bien parce que - et on était bien d’accord là-dessus - c’est-à-dire qu’au départ, il avait pas la responsabilité complète d’un projet, pour aller jusqu’à la responsabilité complète d’un projet."
- L : "Donc c’était progressif."
- TI :
"Donc c’était progressif. Ca c’était vraiment dans la tête du tuteur. Je trouvais que ça tombait bien, c’était vraiment une aubaine que ça tombe comme ça." (entretien tuteur ISTP, p15)

Cette progression est d'ailleurs venue sans rupture avec ce que C, le premier tuteur entreprise, avait confié à J pendant la première année de la formation. On sait que l'élève a été intégré dès son arrivée au sein du service engineering et a participé à la fin d'un projet important. C lui avait alors confié progressivement trois modifications de plus en plus importantes lors de l'étape de "réception constructeur machine". P avait eu l'occasion de constater l'efficacité et l'autonomie de l'élève à l'occasion de sa participation à ce premier projet.

‘- TE : "La servante. Donc j’en avais entendu du bien. Ca avait été un projet qui avait été mis clairement, où il avait fait une part d’étude, il s’était pas lancé dans le projet en pensant tout de suite réalisation, il avait bien axé sa façon de travailler sur l’étude. Puis quand j’ai réfléchi, je me suis dit : finalement cet équipement est en place, il marche bien, donc il a réussi son projet. Et puis sur le deuxième aspect, c’est quelqu’un qui sur le plan relationnel passait assez bien, il était assez agréable."(entretien tuteur entreprise, p3)’

Le tuteur entreprise est logiquement parti de cette appréciation pour bâtir la progression proposée ensuite, qui ne fera l'objet d'aucunes remarques majeures lorsque l'élève présentera le Projet devant le jury d'agrément des thèmes.

Notes
95.

TE : Tuteur Entreprise. Dans nos entretiens, TE réfère toujours à P, le second tuteur entreprise. Nous n'avons pas pu réaliser d'entretien avec C, le premier tuteur entreprise de l'élève.