INTRODUCTION GENERALE

L’histoire de l’intervention publique dans le domaine du logement contient au moins une constante : celle d’une crise du logement qui, sous ses diverses formes, est bien souvent au fondement de la mobilisation des instruments réglementaires et financiers de l’Etat et des collectivités locales. Si l’on peut dater cette crise (dans sa version massive et aiguë) du milieu du 19ème siècle, la première intervention régalienne ne date que de la fin du siècle avec la loi Siegfried de 1894 qui, en instituant les HBM, introduit une première faille dans le statut jusque là indifférencié du logement appréhendé simplement comme un bien privé.

Cette différenciation des statuts du logement va se poursuivre dans une spécification de plus en plus poussée et étroite de l’offre en fonction des populations ciblées. Les périodes de reconstruction d’après-guerre et en particulier la seconde reconstruction (qui voit se mettre en place une véritable politique publique du logement) va offrir un terrain d’expérimentation à cette segmentation de l’offre publique de logement.

C’est ainsi que dans le cadre de la politique globale du logement social se dessine une volonté d’adaptation d’une forme d’habitat spécifique en direction des populations les plus démunies. Cette volonté a connu elle aussi une constante : la difficulté voire l’incapacité de penser et de réaliser une politique forte et cohérente d’habitat prenant en compte les problèmes de ces populations. Or un regard rétrospectif sur ce thème permet de voir dans le paysage actuel la coexistence de catégories nombreuses de logements spécifiques (des LEN aux LOPOFAS en passant par les PLR, PSR et autres IST1), symboles historiquement datés des velléités réitérées des politiques publiques d’apporter, dans le cadre de la crise globale du logement, une solution particulière au logement des populations démunies. Le sujet de cette recherche est l’analyse de cette offre de logement spécifique. L’agglomération lyonnaise en sera le terrain d’observation, avec une attention plus particulière sur le centre Lyon-Villeurbanne.

Le logement spécifique est appréhendé dans ce cadre au sens de production publique d’un type de logement caractérisé par son écart négatif à la ’norme logement’ qui n’est autre depuis la fin de la guerre que le logement HLM. Nous reprenons ici la notion de ’logement adapté’ (sous-entendu aux populations ’bénéficiaires’, à leurs besoins ou à leurs capacités) dans son acception générique, c’est-à-dire recouvrant l’ensemble des solutions en matière de logement ’proposées’ aux populations dont la situation socio-économique... ne leur permet même pas de s’inscrire dans les filières traditionnelles d’accès au logement social, a fortiori d’accéder aux autres segments du marché ’normal’.

Le point de départ de cette recherche est précisément une interrogation suscitée par la volonté politique d’impulser au début des années 90 la production d’une nouvelle catégorie de logement spécifique dite logement d’insertion (puis rebaptisée ’logement très social’), qui semble être le dernier avatar de ce mouvement séculaire : si, à la fin des années 1980, alors que la crise du logement est considérée comme terminée, il apparaît nécessaire d’instituer des procédures spécifiques de production de logement en direction des populations démunies, quel a pu être le traitement de cette question au plus fort de cette crise et durant toute la période de développement du parc immobilier qui a suivi ? Divers aspects de l’histoire de cette politique d’offre spécifique ont été analysés par Ballain et Jacquier2 à l’échelle nationale. En reproduire une lecture locale était tentant et justifié par la spécificité des contextes locaux et de leurs enjeux.

Cette interrogation n’est cependant pas une simple historiographie ; elle doit servir de prétexte à une analyse des rapports entre les acteurs locaux et la règle générale, entre les recommandations globales et l’application locale des politiques publiques. Elle apparaît comme un des moyens de saisir et de comprendre les véritables enjeux de cette production spécifique et de comprendre les raisons de sa faiblesse. C’est ce que nous nous proposons d’approcher dans l’agglomération lyonnaise en nous focalisant sur un certain nombre de cas remarquables comme la Saulaie à Oullins, la Rochette à Ecully ou encore E. Renan à Vénissieux, Les Brosses à Mions, la cité du Mens à Villeurbanne, des ensembles immobiliers PLR, PSR ...

Ces observations monographiques sont le prétexte à une exploration plus systématique (mais non exhaustive) des pratiques d’acteurs dans le cadre de cette offre spécifique.

Elles sont portées par l’objectif d’appréhender l’évolution de la structuration du système d’acteurs chargé de la définition et de la mise en oeuvre de cette politique.

Trois grandes questions structurent cette interrogation.

La première question est celle de la pertinence d’une approche généalogique du logement spécifique : peut-on trouver et tracer, au-delà de la profusion réglementaire et des produits-logements induits, une cohérence et une continuité de l’offre de logements spécifiques sur une longue période ? La stabilité et la permanence de la cible sociale amènent en effet à se demander s’il n’y a pas un objet-logement qui, dans son principe, est susceptible de faire l’objet d’une approche historique et généalogique.

La deuxième question part du constat de la constitution d’un parc spécifique dans le paysage résidentiel local. Elle est relative aux modalités et aux effets de cette production sur l’espace urbain et soulève donc celle de ses caractéristiques intrinsèques, articulées autour de son inscription dans l’espace urbain. Cette territorialisation reflète-t-elle la pratique habitante, la volonté de répartition optimale des pouvoirs publics ou est-elle simplement le lieu d’expression des stratégies des différents opérateurs ? Existe-t-il des territoires de relégation par ’vocation’ qui sont dès le départ assignés à cette fin ou ces espaces ne le deviennent-ils que par le jeu du déclassement et de la dévalorisation ?

Si cette offre est explicitement destinée à une population dont le statut autant que l’image sociale correspondent à des valeurs négatives, alors les processus de production, de territorialisation, de localisation de cette offre constituent des enjeux locaux forts, socio-politiques et urbanistiques qui s’expriment tout d’abord dans les pratiques des acteurs chargés de la conduite de cette politique.

La troisième question est relative à l’évolution du contexte de mise en oeuvre de la politique globale du logement et en particulier à la recomposition du champ des acteurs face à cette nouvelle donne que constitue la loi Besson. En effet, la politique d’offre de logement spécifique prend naissance dans l’après-guerre et se précise dans une période de crise quantitative du logement. Un demi-siècle plus tard, alors que la crise paraît définitivement jugulée et que l’on ne parle plus de pénurie mais d’une crise de l’habitat mettant en cause les modes de produire antérieurs, comment justifier la production et la mise sur le marché d’une nouvelle offre spécifiquement destinée aux plus démunis ?

L’échec des tentatives d’ouverture du parc social peut expliquer le développement des solutions spécifiques mais n’en est pas à l’origine. Des réflexions sont menées très tôt après-guerre sur la nécessité de disposer rapidement d’un parc de transition pour les populations sinistrées alors même que la reconstruction immobilière du pays n’a pas commencé a fortiori le développement d’un parc social. Même à l’apogée de ce dernier dans les années 70, sa fermeture aux populations défavorisées est réelle sans pour autant être relayée par une offre conséquente de logements spécifiques. Le début des années 90 voit un mouvement général de redéfinition des enjeux locaux et de recomposition des systèmes d’acteurs sur la base d’une intégration de la question sociale dans celle du logement.

Ce mouvement fait de la question du logement des populations démunies un des lieux d’expression de la question sociale et les enjeux y sont désormais ceux d’un positionnement politique à l’échelle locale. La question qui se pose est alors celle de la légitimité de cette production : comment la justifier ? Sur quelles conceptions se fondent les pratiques des acteurs aujourd’hui ?

Ces questions traversent un champ de pratiques largement exploré par les sciences sociales. Un détour par les principales contributions ayant permis d’en éclairer les contours et les enjeux nous permettra de nous positionner dans le débat et d’énoncer les hypothèses qui commandent ce travail.

Notes
1.

Logements économiques normalisés (LEN), logements populaires et familiaux (LOPOFA), programmes à loyers réduits (PLR), programmes sociaux de relogement (PSR), immeubles sociaux de transition (IST)

2.

R. Ballain, C. Jacquier, 1987. Cette référence est mobilisée non pas tellement sur le plan théorique que comme ressource et image, à l’échelle nationale, de notre objet.