L’état de la recherche sur le logement en général, le logement spécifique en particulier et la ségrégation socio-spatiale

Les recherches et études sur le problème du logement sont nombreuses dès la fin de la deuxième guerre mondiale. La pénurie et l’urgence mobilisent l’Etat reconstructeur qui, pour ce faire, va diligenter un certain nombre de recherches et d’enquêtes. Des institutions comme l’INED ou l’INSEE sont mises à contribution.

La tournure générale de ces recherches est anthropologique (le vécu du logement, les modes d’habiter etc.) y compris dans les grandes enquêtes d’évaluation des besoins et de la demande conduites par l’INED, de l’état des destructions de guerre, du confort de l’habitat existant par l’INSEE3. En effet, la nécessité de connaissance de l’état du logement était capitale pour le Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme pour élaborer une politique à la mesure de la situation. D’où l’adjonction, au bordereau du recensement général de la population de 1946, d’un cadre supplémentaire pour recueillir les informations relatives à la composition et à l’équipement des logements. Auparavant, la modicité des moyens rendait la publication des données sur l’habitation, annexées aux recensements, limitée et irrégulière.

Le caractère public, à l’origine de la commande tout comme à la réalisation, est à souligner. Il se développe en effet autour de cette situation de pénurie une abondante littérature faite de recherches, d’études et d’observations menées par des structures publiques ou parapubliques ou directement par des commissions ad hoc mises en place par les instances publiques. Un des vecteurs particulièrement performant de ces observations est le Commissariat Général au Plan, qui ne manque pas à chaque fois de mettre sur pied une commission ’logement’, ’sans abri’, ’mal logé’...

Les autres pistes de recherche qui jalonnent ces années sont généralistes de l’habitation et du logement, et ne concernent pas spécifiquement ce volet ’logement adapté’. Ainsi dans son enquête sur l’habitation urbaine, Chombart de Lauwe4 n’aborde le problème du logement spécifique que comme un avatar, voué à disparaître, des formes d’habitat liées à une crise quantitative. Les perspectives d’études de son équipe sur l’habitation portent sur deux aspects principaux à savoir l’étude de l’habitation dans la vie sociale et l’estimation des besoins généraux d’une part et d’autre part l’étude de la vie sociale dans l’habitation, au sein du ménage et dans le voisinage.

Certes il est signalé la question de l’habitat défectueux, appréhendé sous l’angle de son incidence sur la santé, le comportement et même la structure de la famille, et dans l’optique de pouvoir en déterminer des éléments de rationalisation de la conception (seuils de surfaces, dispositions des pièces...).

L’équipe du Groupe d’Ethnologie Sociale opère une distinction fine entre les occupants de ces logements défectueux (où les cités de transit figurent aux côtés des logements insalubres et des taudis), reprise de la distinction institutionnelle alors opératoire dans le cadre de la gestion des populations exclues du logement entre d’un côté les ’salariés’ dont les faibles ressources les maintiennent hors du marché normal (exclusion passive) et de l’autre les ’rebuts’ de la société, les rejetés qui trouvent dans ces logements une solution (exclusion active).

Cette distinction fonde une intervention différentielle. La société doit faire un effort économique pour satisfaire les besoins des populations laborieuses qu’elle attire, aidée en cela par la recherche scientifique : le problème du logement des salariés ’requiert des recherches rapides en vue de comprimer le coût de la construction sans pour autant en restreindre la qualité au détriment des familles’5. Quant au problème des ’inadaptés’ (clochards, chiffonniers, déficients physiques et mentaux, alcooliques, débiles légers...) rejetés par l’ensemble de la société, ’il s’agit dans ce cas plus d’un problème social que d’un problème économique du logement. Le rejet simple des ’indésirables’ n’est guère une solution, mais il faudrait songer plutôt à des possibilités de soins et de réadaptation’6.

Dans tous les cas, la promotion vers de nouvelles formes d’habitat ’normales’ semble nécessiter le passage dans des logements de transition qui se transforment souvent en logements définitifs. Même s’il n’y a pas réellement une analyse de l’habitat défectueux dans sa genèse et sa gestion, Chombart de Lauwe et son équipe reflètent bien les conceptions sur l’habitat adapté ou tout au moins la problématique de l’adaptation de l’habitat, qui inscrit déjà (elle sera remobilisée dans les années 1990) la maîtrise des coûts sans perte de qualité au coeur de son approche. Mais la distinction entre les catégories de populations éprouvant des difficultés de logement, et l’inscription de l’accès au logement ’normal’ dans une trajectoire résidentielle infra-normale dont l’aboutissement (le logement banal) est le gage d’une bonne intégration des contraintes sociales nouvelles, ramènent bien cette adaptation du logement à une adaptation des populations.

Si la problématique de l’adaptation n’est pas directement au coeur de leurs investigations, il s’agit tout de même d’étudier en amont les conditions de vie dans les nouveaux ensembles d’habitation et d’en tirer des leçons quant aux cadres généraux qui doivent structurer la conception et la réalisation des différents types de programmes d’habitat. En ce sens, ils participent au travail de définition des normes et des seuils qui justement définissent le logement spécifique par leur absence.

Les préoccupations d’une recherche qui se veut en prise avec les questions urgentes de son temps poussent ainsi à ausculter le parc social en cours de constitution, notamment à travers les nouveaux groupes d’habitation7. La problématique est essentiellement d’appréhender les besoins des populations de ces grands ensembles. Les visées normatives ne sont pas absentes là non plus, car si les chercheurs ne se font aucune illusion sur les effets sociaux du rapprochement spatial de populations différentes8, ils espèrent y trouver des éléments de réponse quant aux conditions optimales permettant de procéder à des rapprochements fructueux.

De même, si dans son analyse Gilbert Mathieu9 dénonce le scandale du mal logement, son propos saisit l’ensemble des formes d’habitat, parmi lesquelles le logement spécifique n’est pas un maillon appréhendé en soi. Les racines de la crise du logement, de même que les remèdes sont d’abord politiques avant d’être techniques. Les erreurs constantes des gouvernements passés sur l’appréciation des besoins, sur les décisions de programmation y compris dans les choix de localisation, sur les priorités (alors que le problème des mal logés se pose cruellement, on n’a pas toujours privilégié le logement social) sont d’ordre politique et leur effets portent sur l’évolution de l’ensemble du parc.

Mais si le droit au logement doit être mis en oeuvre, il doit effectivement se baser sur une politique de construction partant de la situation des populations défavorisées et de taux d’effort supportables. En ce sens G. Mathieu n’occulte pas le problème du logement des populations défavorisées, mais il ne l’isole pas non plus de la problématique de la crise quantitative générale, distinction qui est à la base de toutes les analyses du logement spécifique et de la situation des exclus du logement. Au moins cette approche oblige-t-elle, quand on veut aller dans le détail, à tenir compte de cette échelle globale, aussi bien dans l’observation de la situation que dans l’analyse des solutions proposées et mises en oeuvre.

A partir des années 70, la problématique de la question urbaine posée par Castells dans une perspective marxiste ouvre la voie à des recherches plus fondamentales sur la production urbaine. Bien que formulées dans un premier temps dans des perspectives globalisantes (approches macro-sociologiques, explications totalisantes...), ces observations portent par la suite sur des objets plus délimités (comme des observations de cas, illustrant les théories générales).

Ainsi même dans les cas d’analyse de terrains locaux comme l’a entrepris Lojkine10, l’analyse repose dans un premier temps sur des déterminations globales. La réalité locale est en effet appréhendée comme une ’conséquence’, un produit de règles et décisions prises au niveau central. On va cependant observer chez Lojkine comme chez la plupart des auteurs des années 70, une évolution des postulats méthodologiques dans les recherches ultérieures. Ainsi à l’inverse de sa position dans les enquêtes sur Paris et Lyon, la recherche de Lojkine sur Lille saisira le local dans sa dynamique propre et dans son interaction avec le niveau global comme acteur et non simple réceptacle de décisions prises ailleurs.

Dans ces approches, la question de l’habitat apparaît comme un lieu privilégié d’observation des manifestations des contradictions sociales, de la lutte des classes qui prend la forme plus ou moins territorialisée de ’lutte des places’11. Dans le même temps les théories de l’Ecole de Chicago sont reprises dans les problématiques de recherche urbaine en France12. En toile de fond de ces théories il y a l’image du ’ghetto’ qui permet une réappropriation de l’objet ’enclave urbaine’ dans une perspective sociologique.

Dans cet espace, le Groupe de Sociologie Urbaine a mobilisé des chercheurs sur différents objets dans un même cadre analytique. En particulier, Andrée Chazalette et Maurice Chevalier ont conduit dans l’agglomération lyonnaise des études sur les cités de transit, l’habitat des travailleurs immigrés, le rôle de l’habitat dans la socialisation...

Deux recherches plus fondamentales ont par ailleurs été conduites sur ces aspects dans l’agglomération lyonnaise. Les thèses de Michaud13 et de Clavel14 posent bien le problème de l’habitat spécifique, mais l’abordent de manière partielle soit par une réduction de l’objet à une forme particulière (les cités de transit seules) soit au contraire par une généralisation des formes d’habitat appréhendées du fait de l’entrée par les populations, en l’occurrence immigrées. Elles sont donc à compléter et à délimiter.

Partant de l’objet ’logement’, l’approche est, par rapport à la problématique de Michaud, à élargir à toutes les populations de ces types d’habitat, même si effectivement dans l’agglomération lyonnaise, la population immigrée en constitue la principale composante. Il s’agit de manière plus générale de prévenir une impasse conceptuelle qui réside dans l’amalgame fait dans l’approche des problèmes de ségrégation ou même d’intégration, entre ce qui relève de l’identitaire et ce qui relève de l’économique. Une certaine approche des problèmes sociaux dans laquelle certains voient une ’ethnicisation des rapports sociaux’ ne doit pas faire oublier les fondements de la démarche scientifique et occuper tout l’espace de la recherche, au risque d’en réduire la pertinence par une partialité sans fondement.

Au-delà des cités de transit proprement dites, l’approche doit également s’élargir à toutes les formes de logement spécifique. Là aussi la remarque méthodologique15 est valable, en ce sens que la territorialisation de la stigmatisation s’ancre, dans l’imaginaire et les représentations et même dans les programmes de recherche scientifique, dans des lieux que recouvre le mot ’banlieue’, occultant ainsi des lieux moins visibles, moins massifs mais tout aussi ségrégés et stigmatisés que sont les espaces interstitiels, les ’poches de pauvreté’ et autres enclaves urbaines.

La définition de l’objet doit donc aller au-delà de cette généralité pour saisir une spécificité dont la pertinence réside dans les arguments du projet de recherche. C’est ainsi que, se basant sur l’observation de polarisations socio-résidentielles, Xavier Piolle16 oriente sa recherche vers des lieux où les processus d’exclusion sont les plus exacerbés, à savoir un grand ensemble d’habitat social, avec la conviction que si ce terrain et donc les résultats ne sont pas représentatifs de l’espace urbain en général, ils apportent tout de même un éclairage intéressant sur les phénomènes de ségrégation.

De la même manière, en partant non pas des populations mais de la production de logements, on peut opérer ce choix de porter l’analyse sur des terrains choisis pour leur exemplarité et non une quelconque représentativité, l’objectif étant toujours d’apporter un éclairage aux processus qui modèlent l’espace urbain.

La thèse de Bullion et Rigaud17 porte plutôt sur les mécanismes de gestion globale de l’habitat et l’analyse des alternatives et des arbitrages effectués entre différents types d’investissements dans les politiques de logement. Il s’agit plus pour ces auteurs d’interroger la pertinence, sur le plan économique notamment, des investissements des collectivités publiques que d’une problématisation de la question d’un type spécifique d’habitat.

L’analyse institutionnelle qui sous-tend la démarche est cependant d’un intérêt certain pour la compréhension du fonctionnement des acteurs locaux et de leurs rapports avec le niveau national. La faible efficacité économique et sociale des aides de l’Etat renvoie, pour ces auteurs, à des contradictions dans le système économique et social global dont les contradictions du système local de l’habitat sont le reflet.

La politique du logement est en ce sens inscrite dans la logique de la planification globale, comme un moyen d’action et de régulation économique. Mais comme instrument de réduction des inégalités, la logique sociale de l’intervention dans le logement reste subordonnée à une logique économique : si l’intervention de l’Etat sur le foncier permet de limiter les hausses préjudiciables aux populations défavorisées, elle est d’abord un moyen de limiter les risques d’inflation ; de même, si la réorientation de l’activité des organismes HLM répond à des objectifs sociaux, elle est d’abord un impératif de gestion.

Dans cette approche globale des déterminants politiques et institutionnels de la production de logement, l’amélioration de la condition des plus démunis ne se conçoit qu’à la faveur des évolutions du parc global notamment à travers les mutations en chaîne pilotées par l’offre nouvelle : soit directement si cette offre a pour cible ces populations mêmes, soit indirectement si, par le jeu des successions en cascade, elles bénéficient en bout de chaîne des logements libérés, de qualité un peu plus élevée. Mais des applications plus récentes de cette théorie des chaînes dans le logement encore appelée ’chaînes de Markov’ ont montré les limites de ce raisonnement. La construction neuve libère en effet peu de logements dans le parc existant car une partie de cette offre nouvelle répond à des besoins nouveaux ou à des besoins latents d’une part et d’autre part parce que les améliorations de la qualité du logement se traduisent dans une augmentation des taux d’effort, que les plus démunis n’arrivent justement pas à assumer.

Dans tous les cas il s’agit d’une vision globale de l’évolution du parc dont les conséquences ne peuvent profiter de manière significative aux plus démunis que si elle découle d’une volonté politique et s’accompagne d’une véritable priorité de la question sociale. Cette approche indirecte du logement des populations défavorisées, par la médiation de la mobilité résidentielle, rejoint ainsi les analyses plus globales et théoriques du fonctionnement des marchés du logement et de l’interdépendance des différents sous-marchés.

C’est cette même mobilité résidentielle qui représente pour J-P. Lévy18 le lien structurel entre les différents segments du marché immobilier. Sa thèse et celle de C. Bourgeois19 constituent deux tentatives récentes d’actualisation des grandes approches et en même temps un mouvement de décentralisation : vers l’étude des contextes locaux de l’habitat pris dans leur singularité d’une part, vers l’appréhension des systèmes d’acteurs concrets et des systèmes locaux du logement social mobilisés autour d’aspects particuliers de la gestion du logement social de l’autre. Ainsi passe-t-on de l’analyse des systèmes locaux de l’habitat en général à l’observation particulière des systèmes locaux du logement social.

Pour nous, c’est l’approche même du système de l’habitat qui est à situer dans un cadre dynamique : de quantitative et statique, elle doit intégrer l’analyse des processus au coeur de la production et du fonctionnement du système de décision local. Cette approche s’inscrit dans le cadre des recherches actuelles sur la ségrégation dont les pistes les plus heuristiques résident dans l’exploration des ’processus d’engendrement des faits’20. Dans le cadre de l’analyse d’une production publique comme le logement spécifique, le système de décision local apparaît en effet comme le lieu d’observation pertinent de ces processus.

Notes
3.

Dans les recensements de 1946 et 1954 sont mentionnés les logements détruits du fait de la guerre, les éléments de confort sont également plus finement appréciés.

4.

P.H. Chombart de Lauwe, et al., 1959 (tome 1), 1960 (tome2).

5.

P.H. Chombart de Lauwe, op. cit., tome 1, page 96.

6.

P.H. Chombart de Lauwe, op. cit., tome 1, page 105

7.

P.H. Chombart de Lauwe, op. cit., 1960.

8.

Cet aspect sera étudié plus tard et systématisé par J-C. Chamboredon et M. Lemaire, 1970.

9.

G. Mathieu, 1965.

10.

J. Lojkine, 1974. Des recherches de même nature ont été également menées par Lojkine sur les agglomérations parisienne et lilloise.

11.

voir H. Coing, 1966.

12.

cf. notamment les travaux de la revue Espaces et sociétés autour de Raymond Ledrut.

13.

P. Michaud, 1975.

14.

G. Clavel, 1979.

15.

voir R. Galissot, B. Moulin, (ss. dir.), 1995.

16.

X. Piolle, 1979.

17.

G. Bullion, A. Rigaud, 1983.

18.

J-P. Lévy, 1990.

19.

C. Bourgeois, 1993.

20.

cf. la contribution de S. Magri in N. Haumont (éd.), 1996.