Le logement spécifique entre conceptions philanthropiques et pratiques ségrégationnistes

La production de logement spécifique apparaît comme le résultat de pratiques ségrégationnistes adossées à une conception de l’homme en général et des plus pauvres en particulier dans la société. Elle ne découle pas vraiment de la pénurie et de l’échec des politiques de l’habitat à satisfaire les besoins en logement de la population comme a tenté de le justifier un ensemble d’arguments généralement élaborés dans le giron des institutions publiques ou parapubliques en charge de ces questions. A preuve, c’est justement lorsque ces besoins ont été presque totalement satisfaits que se sont développées de nouvelles pratiques d’offre de logements spécifiques. 011

En réalité, il n’existe pas de connexion directe entre la politique du logement social et la production de logements spécifiques, qui ferait de cette dernière une des catégories de l’échelle résidentielle dans une conception de la mobilité résidentielle en terme de chaîne de Markov. La frontière qui sépare ces deux champs est telle que si l’on peut observer une forme de promotion résidentielle, elle reste le plus souvent endogène c’est-à-dire à l’intérieur de chaque champ résidentiel et non pas de l’un vers l’autre.

Aussi les théoriciens de la resocialisation des populations démunies, qui fondent leur démarche, philanthropique, sur ce principe de promotion résidentielle, entretiennent un leurre, un espoir qui ne devient réalité que très rarement. Henri Lefebvre souligne que ’les pouvoirs publics, dans un pays démocratique, ne peuvent publiquement décréter la ségrégation comme telle. Ils adoptent donc le plus souvent une idéologie humaniste qui se change en utopie au sens le plus désuet, quand ce n’est pas en démagogie’ 21. Malgré la maîtrise de la réglementation et (plus important encore) du financement du logement social, l’Etat n’arrive pas à exercer sa mission de solidarité et d’équité. En effet, ’la ségrégation l’emporte jusque dans les secteurs de la vie sociale que ces pouvoirs publics régissent, plus ou moins facilement, plus ou moins profondément, mais toujours’.

La dynamique propre des territoires ségrégés leur fait recouvrir tout au long des différentes périodes socio-économiques, des lieux spécifiques sur des espaces urbains de compromis. Comprendre l’importance de ces lieux dans l’histoire urbaine et saisir les logiques des acteurs nécessitent de conduire l’analyse dans la longue durée et d’en interroger les compromis fondateurs.

Cette problématique emporte trois hypothèses principales.

La première hypothèse appréhende les différentes catégories de logement spécifique dans une optique généalogique avec comme dénominateur commun une cible sociale et les caractéristiques fondamentales des différents produits-logements correspondant d’une part à leur mission propédeutique de resocialisation des populations socialement disqualifiées et d’autre part à leur définition en deçà d’une norme de logement représentée par le HLM.

La pertinence de cette approche se fonde sur le constat de permanences dans le cadre de cette production : les acteurs institutionnels (l’Etat, les financements publics, les collectivités locales), les opérateurs (les bailleurs sociaux ou autres gestionnaires de statut associatif), les procédures et la cible sociale. Ainsi, même si l’on ne peut parler de politique publique du sous-logement, on peut se demander en quoi la nature spécifique de ces différentes formes d’habitat, nonobstant le foisonnement et l’incohérence des textes qui les génèrent, ne peut trouver une cohérence dans son histoire propre. Cette approche est sous-tendue par une conception homogénéisante a posteriori. Une telle lecture, englobant dans une même vision (sous la notion de logement spécifique ou d’habitat adapté) l’ensemble des formes de logements spécifiques destinés aux populations les plus défavorisées peut permettre d’appréhender ce type de logement comme une catégorie à part entière de certains parcours résidentiels.

L’autonomisation par rapport aux textes fondateurs, la pérennité de ces formes, leur place et leur rôle dans le marché de l’habitat, ne les constituent-ils pas en un ’marché du sous-logement’, segment particulier du marché local du logement et qui, comme tous les marchés, présenterait des acteurs, des offreurs, des demandeurs et développerait des modes de régulations internes propres ?

La deuxième hypothèse porte sur la territorialisation de l’offre de logement spécifique. Si le logement spécifique fait l’objet d’une relégation permanente et doit rechercher de manière permanente de nouveaux espaces et territoires d’accueil, la nature même du développement urbain ne permet à cette offre de s’installer que dans les espaces situés en marge de ce dernier, non encore convoités par l’expansion urbaine (franges périphériques) ou dans les friches urbaines interstitielles dont la dévalorisation est en cours, sinon bien avancée. L’offre spécifique nouvelle qui s’y installe ne ferait que confirmer (et éventuellement accélérer) cette dévalorisation en même temps qu’elle y conforterait son image de marqueur urbain symbolique négatif. Entérinant ainsi les tendances lourdes du développement urbain, elle participe ainsi aux processus de division sociale de l’espace qu’elle contribue à asseoir et finit par en incarner une figure à travers la formation de micro-territoires ségrégés.

Les recompositions socio-spatiales qui peuvent en découler ressortissent autant de l’impact symbolique de ces territoires (image et représentations) que de leurs caractéristiques objectives.

Deux caractéristiques de cette offre sont à analyser parallèlement aux ’produits-logements’ eux-mêmes : d’une part sa territorialisation particulière amène à interroger la nature des territoires qui lui sont réservés, et d’autre part les processus de cette territorialisation sont à saisir notamment à travers les systèmes d’acteurs qui les portent.

Dans ce cadre on peut lire la transformation des espaces investis comme un moment de leur dynamique propre (ils n’ont pas toujours été ainsi et ne le resteront pas indéfiniment) dans un processus général de valorisation-dévalorisation-revalorisation22 où :

La troisième hypothèse porte sur le virage important observé dans les pratiques des acteurs par rapport aux logiques et stratégies antérieures. Nous faisons l’hypothèse que ces changements dans les pratiques s’expliquent par l’institutionnalisation du logement adapté, la recomposition du champ du logement spécifique et la redéfinition des enjeux autour d’une offre désormais placée au coeur et non plus à la marge d’une politique ’normale’ du logement social. L’analyse des conceptions des acteurs sous-tendant leurs pratiques permettra de caractériser leurs positionnements et leurs choix face à ces enjeux et dans le système de production et de mesurer l’évolution par rapport aux conceptions globales antérieures.

L’offre nouvelle est donc à analyser comme une expression de l’évolution du système local dans ses rapports avec les politiques publiques nationales (rapports dans lesquels la réglementation reste l’interface principale) et les données socio-économiques globales d’une part, et d’autre part comme un lieu d’observation de l’évolution des pratiques et des logiques des acteurs locaux dans la gestion des systèmes d’habitat.

Cette posture appréhende la loi Besson et son offre nouvelle de ’logements très sociaux’ à la fois comme une rupture et une continuité dans l’histoire globale de la production spécifique depuis 50 ans. Rupture en ce sens que le recentrage de l’Etat sur le très social consécutif à son retrait du financement du logement tend à donner au logement spécifique ainsi redéfini une place importante sinon centrale dans la politique de logement social.

Ainsi placé non plus à la marge mais au centre, ce produit va bouleverser les conceptions et les pratiques des différents acteurs, les obligeant à ajuster leurs stratégies à ces caractéristiques nouvelles. Continuité en ce sens qu’il y a dans cette reprise de l’offre spécifique la même conception d’une offre spécifique en direction des populations démunies et la remise en cause du logement unique que la réforme de 1977 avait institué.

Cette continuité ne réside pourtant pas tant dans l’idée d’une différenciation des produits-logements en fonction des populations cibles qui a toujours présidé à la production de logements sociaux, que dans la distinction fondamentale entre une offre ’normale’, banale de logements sociaux avec ses différenciations internes et une offre spécifique aux populations démunies qui reste à la marge et en deçà de celle-ci.

Le changement qui intervient dans l’appréhension générale du problème dans les années 90 reflète la prise en compte, tardive, des évolutions intervenues dans la nature, la structure et la place des populations en question dans l’espace urbain et dans la société en général. Il y a sans doute un effet d’échelle qui ajoute à cette nouvelle donne : la paupérisation croissante de masses importantes de la société française susceptibles de relever de cette forme de logement donne à la question une ampleur nouvelle.

L’idée de constituer une offre conséquente et durable (un patrimoine très social) pour ces populations vraisemblablement durablement exclues des circuits ’normaux’ de la promotion socio-économique et donc résidentielle y trouve un argument supplémentaire.

Si l’évolution structurale des populations les plus démunies peut être appréhendée dans ses grandes lignes depuis la fin des années 1950, ce n’est qu’à partir du milieu des années 1980 que se mettent en place les premiers observatoires localisés de cette demande. Bien que partielle du fait des difficultés pratiques de recueil de données jusque là éparses et sans cohérence, cette nouvelle connaissance participe de la remise en question des modes d’intervention des pouvoirs publics et servira de catalyseur de la mobilisation autour du droit au logement.

Car, si le remplacement, dans les années 1960-1970, des familles ouvrières françaises par des familles immigrées dans les logements surpeuplés et malsains a quelque peu déplacé (voire occulté) l’importance du problème, l’observation objective de ces mutations de la demande va révéler ce décalage qui existe toujours entre la réalité historique et les décisions intéressant le logement social, celles-ci venant toujours ’en retard sur ce qui apparaît, après coup comme des nécessités sociales’23. En cela on peut le considérer comme un des ferments principaux de l’institutionnalisation progressive du droit au logement dans la décennie 1980.

Notes
21.

H. Lefebvre, 1968 (et 1972), p.100.

22.

Ces processus ont été bien mis en évidence par J-P. Lévy, en particulier voir J-P. Lévy, 1987.

23.

J-P. Flamand, 1989.