Transdisciplinarité et éclectisme méthodologique

L’objet de cette recherche, au carrefour d’approches multiples, de même que la problématique font que des notions complexes sont mobilisées tout au long de l’analyse. L’approche de l’habitat spécifique se situe dans le champ d’analyse de la production urbaine24, à l’intersection de cadres d’analyse multiples (analyse de l’acteur, de la décision, des politiques urbaines, du logement...), sous-tendu par une approche transdisciplinaire dont l’éclectisme apparent n’est que le reflet de la richesse des approches possibles de cet objet.

Différents états de recherche éclairent ainsi nos observations, qu’il s’agisse des analyses portant sur l’intervention de la puissance publique dans la production urbaine, les stratégies des acteurs sur les marchés du logement, les dynamiques socio-spatiales ou encore les phénomènes d’exclusion et de ségrégation socio-spatiale...

La problématique de politique publique dans laquelle elle s’inscrit nécessite des apports autant de la science politique qu’administrative (analyse des politiques publiques et analyse institutionnelle). Son inscription spatiale et ses déterminants, ses déterminations sociales et ses dynamiques relèvent de l’analyse géographique et sociologique. Enfin, l’observation de son évolution sur une période assez longue des années 50 aux années 90, nécessite de recourir aux méthodes de l’analyse historique ou tout au moins à une démarche diachronique pour en observer la pertinence et la cohérence.

Tout ceci oblige donc à explorer des interfaces disciplinaires nombreuses et à adopter le choix foucaldien de l’éclectisme méthodologique25. Il ne s’agit bien évidemment pas de céder à la commodité du choix ’facile’ mais de faire preuve de réalisme scientifique suivant le paradigme constructiviste de ce que P. Corcuff appelle les nouvelles sociologies26 qui, du micro au macro-social, de l’individualisme au holisme, du particulier au global ne se polarisent sur aucun principe à l’exclusion d’un autre mais construisent leurs objets en tenant compte des modalités multiples et de la spécificité de leurs configurations dans chaque situation observée. Pour cela nous mobiliserons un certain nombre de méthodes dans le cadre général de la méthode généalogique pour resituer l’action publique dans son actualité historique et rechercher la logique qui la sous-tend sur le long terme, dans sa cohérence et son orientation.

L’approche de la production urbaine en termes de dynamiques socio-spatiales27 s’est révélée particulièrement féconde dans l’analyse des mutations qui affectent l’espace urbain dans le temps et dans la caractérisation sociale de ces mutations. Dans ce domaine et plus précisément dans celui de l’habitat, les apports méthodologiques et théoriques sont surtout venus de la sociologie urbaine28. Mais il est clair que si dans l’approche générale de la ségrégation socio-spatiale la place de la structuration des marchés du logement, des politiques publiques, le rôle des agents privés... sont rapidement mobilisés, il n’est que peu question du fonctionnement des sous-marchés constitutifs des marchés du logement.

Les catégories utilisées sont en effet générales et polarisées dans des oppositions dichotomiques (centre-banlieue, parc privé-parc public, locataires solvables-insolvables...) qui laissent peu de place à l’observation de catégories plus fines comme le logement spécifique, qui se situe en dehors ou en deçà de ces marchés. Les acquis des approches en termes de marchés du logement que l’on peut mobiliser ici sont donc ceux portant sur la mobilité résidentielle différentielle et sa contribution à la différenciation socio-spatiale.

L’articulation est d’ailleurs étroite avec les travaux sur la mobilité résidentielle qui peut apparaître comme un élément de ces dynamiques plus globales. Notre problématique mobilise les termes de cette approche qui permet non seulement de saisir l’articulation populations-territoires, mais aussi et surtout de mettre en évidence le caractère dynamique de cette articulation. Ceci est assurément une des clés de lecture de l’évolution de territoires dont la spécificité est aussi d’être pris dans des dynamiques globales qui les dépassent mais dont ils participent.

Tout aussi important, sinon plus heuristique, est l’observation des processus locaux de qualification négative de ces espaces. L’arrivée (et la concentration des populations) dans des espaces disqualifiés ne prend pleinement sens que dans sa définition et son encadrement politique, c’est-à-dire dans son appréhension comme une traduction de l’action d’un système local d’acteurs.

Combiner l’analyse spatiale topologique, saisie dans sa dynamique historique avec l’analyse stratégique et institutionnelle (qui lui donne une épaisseur sociale, politique et économique) renvoie à tout un courant d’analyse relativement bien balisé29 dont l’image est entachée d’une aura quelque peu passéiste due à la forme radicale et rigide que certaines analyses d’inspiration marxiste lui ont donnée. Il s’agit de l’analyse de la ségrégation urbaine ou socio-spatiale, entendue au sens large d’analyse critique de la production de l’espace, appréhendée au travers des rapports socio-politico-économiques conflictuels qui sont à son principe et qui lui donnent une couleur particulière en fonction de l’état de structuration de ces rapports. Les références marxistes globalisantes mettant face à face dans l’analyse les superstructures et infrastructures, l’Etat et le citoyen... ont laissé place à des approches plus fines et des pistes de recherche plus heuristiques. Tout ceci en parallèle avec la montée politico-sociale du thème du local30.

D’une manière générale, notre objet n’apparaît pas comme un élément d’analyse saisi en soi par chacun de ces courants, mais il s’intègre bien dans les cadres d’analyse ci-dessus énumérés. Il importe donc dans la mobilisation des différents concepts empruntés de garder à l’esprit que le passage à un nouvel objet nécessite nombre d’ajustements.

Notes
24.

cf. le programme de recherche lancé en 1994 par le Plan Urbain sur le thème ’Puissance publique et production urbaine’

25.

cf. Cahiers des sciences humaines, n°44/juin 1994

26.

cf. P. Corcuff, 1999.

27.

Nous nous référons à quelques auteurs représentatifs de chaque courant, l’objet n’étant pas d’en faire un compte-rendu qui serait d’ailleurs fort hasardeux tant la matière est riche.

28.

ce point a été souligné par L. Gaudray dans sa thèse où elle montre que la problématique de l’habitat dans les sciences sociales en France doit moins à la géographie dont les apports restent limités en quantité et en qualité (il y prévaut une approche essentiellement fonctionnaliste de l’habitat) qu’à la sociologie urbaine ; cf. L. Gaudray, 1995.

29.

cf. les travaux de Brun, Rhein, Rochefort, Roncayolo...

30.

S. Biarez, J-Y. Nevers, 1993