Réglementation, conceptions et production. De la norme aux pratiques d’acteurs

Cette recherche repose sur l’analyse d’un matériau considérable et divers, constitué des productions écrites autour des projets d’offre de logements spécifiques, des archives municipales et départementales, de la presse locale et spécialisée, de l’analyse globale des évolutions socio-économiques de l’agglomération lyonnaise et en particulier dans les domaines relatifs au logement social ainsi que d’entretiens menés auprès de quelques acteurs intervenant dans la mise en oeuvre des politiques du logement.

Nous nous proposons d’analyser dans ce cadre les modalités de la production de logements spécifiques et l’évolution de cette offre. La période considérée part des premières années de la reconstruction qui ont donné naissance à ce type de production, aux années 1990 qui réalisent l’alchimie entre un fort désengagement de l’Etat de la politique du logement social et une institutionnalisation du logement adapté, du logement ’très social’ et du ’droit au logement’. L’actualisation de cette évolution doit permettre de rendre compte du devenir des formes d’habitat spécifique (y compris la nouvelle offre ’très sociale’), leur état actuel dans l’agglomération et leur positionnement dans le parc global.

Dans un premier temps, il importe de dresser un état des lieux du logement spécifique dans l’agglomération lyonnaise au sortir de la guerre, saisi dans ses relations et ses déterminations fortes avec les conditions globales du parc immobilier mais également la situation socio-économique et de dessiner les contours du système d’acteurs qui concourt à sa production. A partir de cet état des lieux de la crise de l’habitat dans l’agglomération lyonnaise, nous envisageons d’esquisser une évolution de l’offre (première partie) ; une sorte de panorama de la ’mobilité résidentielle’ (ou de l’immobilité) des plus démunis allant du taudis des années 50 au PLA-TS des années 90.

Cet état des lieux sera essentiellement fait à partir de l’exploitation de sources historiques, de documents d’archives, de textes réglementaires appuyés par des analyses statistiques globales sur les données des recensements de la population et des travaux de l’Insee sur les ménages et les conditions de logement. Il s’agit de se donner les moyens d’une observation des évolutions et transformations de l’offre de logements spécifiques à partir non pas de bases exhaustives mais d’un état des lieux suffisamment explicite pour prendre toute la mesure du phénomène. Le cadre d’analyse adopté sera toutefois un peu plus large que le logement spécifique stricto sensu. Nous reprenons en effet à notre compte le constat, formulé par Laé et Murard31, que cette histoire, tout en ayant sa spécificité, ne peut être complètement autonome de celle du logement social générique. Aussi serons-nous amené à puiser dans cette histoire parallèle des éléments d’éclairage réciproques, d’autant plus que le logement spécifique à jusque-là fait l’objet de peu de traitements, recensements ou analyses et reste difficilement quantifiable.

Trois principales clés de lecture de l’exclusion par le logement seront mobilisées ici, dans une perspective complémentaire. Ce sont en effet les évolutions réglementaires (1) qui tracent le cadre d’intervention des opérateurs et l’espace de déploiement de leurs stratégies (2) ; les collectivités locales s’appuient sur ces organismes pour mettre en oeuvre leurs stratégies (3). Nous appréhendons cet ensemble mobilisé à travers la notion de système d’acteurs locaux.

Le caractère fondamental de la réglementation place les évolutions législatives comme substrat de toutes ces stratégies et du même coup comme fil conducteur de l’analyse. Cette évolution réglementaire sera appréhendée au travers des grandes phases de mutations (politiques urbaines, bouleversements socio-politiques...) et de la mise en oeuvre des principaux outils opérationnels. Des tentatives de périodisation des politiques urbaines menées de divers points de vue disciplinaires, il ressort un découpage fondé sur les modes d’intervention et le positionnement des pouvoirs publics dont l’expression la plus nette est l’inscription dans un texte de loi. Ces travaux sont assez connus pour ne pas les reprendre ici. Cependant la ligne générale qui en ressort nous permettra de mesurer la cohérence et l’homothétie éventuelle des politiques locales et nationales.

Cette observation sera menée sur les trois périodes (chapitres 1, 2 et 3) qui structurent l’histoire du logement spécifique à savoir :

- La période de reconstruction qui va de la fin de la guerre au milieu des années 50. Elle est caractérisée globalement par la priorité à la reconstruction économique et industrielle du pays où le logement n’apparaît pas comme une priorité. Les statistiques de la construction montrent une faiblesse qui tranche avec le niveau des besoins. Deux faits sont à signaler quant à notre objet. D’une part la prise de conscience des pouvoirs publics de l’état de délabrement et de pénurie de la plupart des grandes villes françaises, d’autre part la soumission à des impératifs macro-économiques (les bailleurs de fonds du Plan Marshall entendent que leurs investissements aillent dans des secteurs productifs) entraînant un sacrifice des priorités comme le logement. Cette contradiction entraîne un certain immobilisme dans le secteur de la construction qui est en quelque sorte mis à profit pour penser et initier les outils qui feront décoller la construction dans la période suivante. Pour ce qui concerne le logement spécifique, cette période se limite à la mobilisation des formes antérieures de logements précaires et à la mise en place d’une politique de baraquements provisoires.

- La période de construction part du milieu des années 50 au milieu des années 70. Ce sont les 20 glorieuses de la construction qui voient s’édifier une partie importante du parc immobilier français. Revenu au rang de priorité (même s’il s’agit pour certains d’un déplacement des moyens de réalisation d’objectifs macro-économique), le logement connaît une croissance exceptionnelle et une inflation réglementaire sans précédent. Le modèle de société qui se met en place est dominé par l’idéologie du progrès et de la mobilité sociale généralisée. Aussi les ’oubliés de la croissance’ ne sont-ils perçus que comme des situations particulières, marginales (au sens statistique) que des mesures appropriées permettront de rallier au mouvement social global. Ces mesures se traduisent généralement dans la mise en place de catégories nouvelles de logements spécifiques. Toujours conçues comme une première étape dans la promotion résidentielle des plus démunis, ces constructions réglementaires connaissent des fortunes diverses dans leur réalisation concrète et encore plus dans leur mission de transit. C’est là que se greffe l’arsenal d’encadrement de l’action sociale qui trouve dans ces nouvelles structures d’habitat spécifique un de ses terrains d’expérimentation les plus fertiles.

Cette période est le lieu véritable de l’éclosion des nouvelles formes de logement spécifique. Le ’catalogue’ qui se constitue s’enrichit à chaque soubresaut de nouveaux éléments qui ne sont cependant bien souvent que des améliorations des éléments déjà élaborés auparavant.

- La période de crise et de retrait (1975-1990) confirme le désengagement de l’Etat initié dès les années 60 et laisse la place au financement privé et bancaire du logement. Mais dans ses prérogatives de garant de la solidarité nationale, l’Etat garde le contrôle du financement du logement dans sa fraction la plus sociale, celle que le fonctionnement des marchés privés ne peut assurer. Mais en réalité, cette période est une période d’occultation plus que de recentrage sur les populations défavorisées. Les quelques mesures prises sont des correctifs timides à la grande réforme de 1977 qui, sous le couvert de l’unification des conditions de logement dans le parc public, devaient permettre l’accès de tous à un logement de qualité grâce à une solvabilisation des plus faibles ressources. Cette posture a certes mis un terme à une prolifération inquiétante des catégories de sous-logements HLM, mais elle n’a pas pu tenir (faute pour ses auteurs d’avoir anticipé les évolutions macro-économiques et socio-démographiques) ses engagements notamment en ce qui concerne l’accès des plus démunis au parc banal. Mettre un terme aux filières de logement spécifique sans pour autant proposer de réelle alternative a eu pour effet de geler la situation des plus démunis. L’acuité des problèmes qui s’ensuivit amènera à réactiver la machine de production spécifique, à défaut de pouvoir effectivement assurer l’accès au parc social.

Ces trois périodes forment la trame d’une première partie qui se conclura (chapitre 4) par une réflexion transversale sur les évolutions fondamentales observées durant cette période dans le cadre de la politique du logement en faveur des plus démunis. Un panorama qui cherchera, dans ce survol thématique partial, à caractériser l’offre d’un type d’habitat particulier et à en problématiser le rapport aux acteurs, aux destinataires et à l’espace urbain qui le définissent.

Trois thématiques fortement articulées de cette problématique feront l’objet de cette observation : les conceptions du logement adapté, la nature des produits-logements subséquents et l’appréhension des populations-cibles. Si les deux premiers sont au coeur de notre problématique d’observation de l’offre spécifique, les populations concernées constituent bien l’élément autour duquel s’organisent (y compris et surtout en le niant dans une vision sommaire, unifiante et stéréotypée) aussi bien cette offre que tout le travail d’accompagnement et d’encadrement conceptuel qui la légitimera pendant longtemps.

La figure opératoire de la population défavorisée apparaît comme une construction politique, administrative voire ’idéologique’ plus ou moins figée qui, confrontée à la réalité diverse et mouvante qu’elle est censée subsumer, permet de mesurer la nature et l’importance du travail ex ante visant à quadriller et à enclore cette population ou mieux, ce qu’elle symbolise, dans des schémas de lecture et d’interprétation préétablis et à vocation opératoire (une littérature souvent administrative ou de commande publique), et les enjeux du travail ex post de validation sociale des effets réels de cette construction. C’est dans ce décalage entre conception et réalité que peuvent se comprendre l’inadaptation structurelle de l’offre spécifique ainsi que les pratiques des principaux acteurs y participant.

La deuxième partie portera sur la production contemporaine de logements spécifiques que la loi Besson a relancée. Cette loi apparaît comme une rupture sans pour autant ouvrir une période nouvelle car les déterminants fondamentaux de la politique du logement ne changent guère. La bancarisation est en voie d’achèvement et l’Etat ne se consacre désormais pratiquement plus qu’au secteur très social. Si l’on devait reprendre une expression consacrée, on pourrait dire qu’il s’agit d’un ’changement dans la continuité’.

Ce dernier avatar de la période de crise renouvelle la problématique du logement des populations défavorisées et bouleverse les champs et modes d’intervention traditionnels. On y analysera la production de PLA-TS des années 90 (chapitre 5) et le fonctionnement du système d’acteurs qui se met en place autour de la question du logement des populations défavorisées (chapitre 6). Il s’agit en particulier de voir comment ce système d’acteurs s’articule aux réalités politiques et territoriales qui encadrent la dynamique urbaine de l’agglomération pour reprendre à son compte la priorité accordée à l’offre en direction des populations défavorisées dans les nouvelles orientations de la politique du logement. Les pratiques et stratégies recomposées autour de cette nouvelle offre, l’émergence de nouveaux acteurs et la reconfiguration du paysage institutionnel au-delà de la répartition traditionnelle des compétences apportent des bouleversements majeurs dont la régulation passe nécessairement par la définition de nouvelles modalités d’intervention. Le partenariat que la loi Besson inscrit au principe de cette politique ne peut cependant se faire au détriment des intérêts des acteurs eux-mêmes. Aussi, le consensus qui se fait sur la nécessité de maîtriser les coûts de production de ces logements et qui focalise l’ensemble des débats des acteurs apparaît-il comme un élément fondamental qui peut révéler, au-delà du souci de bonne gestion des fonds publics, des considérations plus fondamentales sur les logiques des acteurs.

Dans cette deuxième partie, l’analyse bénéficiera de facilités liées à la proximité voire au vécu des faits, de l’accès à une littérature et à des données précises dont le recueil n’a pas toujours été possible pour les périodes antérieures. C’est donc le véritable lieu d’appréhension des pratiques et des stratégies du système d’acteurs et des effets de recomposition de l’offre de logements très sociaux.

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Figure n°1 : Les 55 communes de la communauté urbaine de Lyon
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Figure n°2 : La communauté urbaine de Lyon : cartes de repérage des secteurs POS et PLH.
Notes
31.

cf. Techniques Territoires et Sociétés, n°5/6, décembre 1988.