I- Développement urbain et problématique de l’habitat salubre au 19ème siècle

C’est dans la première moitié du 19ème siècle que la physionomie de la ville de Lyon change et s’affirme en adoptant les caractéristiques fonctionnalistes dont les effets ne seront pleinement ressentis que bien plus tard. L’extension historique, de la colline de Fourvière vers la rive droite de la Saône, puis sur la Presqu’île et la Croix-Rousse s’achève au 19ème siècle par la conquête des vastes plaines de la rive gauche du Rhône. La croissance urbaine va y trouver les espaces nécessaires aux besoins d’une industrie en pleine expansion mais aussi pour répondre aux nouveaux besoins en matière d’habitat.

Les données précises sur la population ou l’habitat à Lyon au 19ème siècle restent cependant parcimonieuses et imprécises, peu fiables ou trop globales pour en permettre une analyse fine. A ceci s’ajoutent les fluctuations des limites administratives de la ville avec l’annexion de ses proches faubourgs (Vaise, La Guillotière, la Croix Rousse).

On peut néanmoins approcher l’état de (l’insalubrité de) l’habitat à travers quelques observations menées sur l’agglomération lyonnaise qui illustrent bien le marasme général et la difficulté particulière des populations les plus démunies face aux transformations induites par l’urbanisation. La logique centripète de l’évolution urbaine commande les observations qui suivent le développement de l’agglomération, de la ville-centre à ses banlieues en formation.

La situation générale dans la première moitié du 19ème siècle est assez bien résumée dans l’opinion du Dr Monfalcon à propos de l’insalubrité des habitations selon laquelle, ’pour la rendre quelque peu supportable, il fallait en démolir une moitié et beaucoup améliorer l’autre’32, tant l’ensemble des maisons présentait un aspect extrêmement défectueux.

Au-delà de l’habitat, c’est en réalité la vie urbaine en général qui est plongée dans cette atmosphère comme en témoigne la situation du centre ville, encombré de la présence notamment de grandes boucheries, avant leur déportation sur des franges plus marginales : ‘’on voyait, il y a quelques années, dans l’intérieur de la ville, quatre boucheries : celle de l’Hôpital, placée dans la partie nord du bâtiment de l’Hôtel-Dieu [...] ; celle des Terreaux, située à la place des Carmes [...] ; celle de Saint-Paul, et celle de Saint-Georges : auprès de ces tueries se trouvaient des accessoires infects, tels que des triperies et divers dépôts de matières animales à l’état frais. On rencontrait à toutes les heures du jour, dans les rues les plus fréquentées, des troupeaux de boeufs et de moutons qu’on amenait aux bouchers ; le sang des animaux égorgés ruisselait sur la voie publique, et fatiguait également la vue et l’odorat des passants. Il arrivait quelquefois que des boeufs s’échappaient des caves dans lesquelles on les avait conduits pour les mettre à mort, et portaient partout sur leur passage, le trouble et l’effroi. De toutes ces boucheries, la plus mal placée était sans contredit celle de l’Hôpital : situé auprès des salles de malades, dont l’atmosphère ne saurait jamais être assez pure, ce cloaque hideux était cependant une voie de communication obligée et très fréquentée ; on ne pouvait s’y engager sans avoir, malgré soi le spectacle de boeufs tombant sous le maillet, ou de moutons se débattant sous le couteau. On aura peine à croire que cette abominable boucherie a subsisté jusqu’à nos jours, au mépris de toutes les règles de l’hygiène’33.’

La construction d’un abattoir à Perrache (achevé en 1840) et la requalification-revalorisation de ces boucheries illustrent bien les processus d’affinage fonctionnel et social qui vont conduire pour l’essentiel l’évolution de la ville.

Au début du siècle déjà, le développement urbain profitait des transports pour affranchir progressivement le centre ville de certains établissements (ateliers polluants et bruyants, entrepôts...), qui se trouvent rejetés le long des grands axes de circulation et dans les secteurs périphériques, notamment de l’Est et du Sud, avalisant ainsi la valorisation déjà faible de ces espaces. Il en est ainsi des ’premières fabriques nauséabondes que refuse Lyon : vitriolerie de la Lône et savonnerie des frères Coignet’34.

Ce mouvement de desserrement industriel est parallèle à celui des populations les plus pauvres qui avaient trouvé refuge dans les interstices de la ville centre, souvent auprès de leurs lieux de travail, et pour qui les intentions du préfet Vaïsse qui avait, ’dès son arrivée à Lyon, dressé un plan de travaux pour améliorer la circulation urbaine et faire pénétrer l’air et la lumière dans les quartiers sombres et humides du centre’35, vont se traduire dans une relégation permanente et une assignation forcée aux marges de la ville.

Mais malgré la transformation du centre en un immense chantier de rénovation, de nombreux îlots insalubres subsisteront : ’12 000 locataires furent déplacés par les travaux et se logèrent probablement dans les rues les plus proches où ils accentuèrent l’entassement et l’insalubrité de l’habitat populaire de la presqu’île’36. Si l’insalubrité semble localisée à quelques ’îlots insalubres remontant au 16ème siècle comme l’îlot Groslée dans le centre et, sur la rive droite de la Saône, les quartiers Saint-Georges, Saint-Jean et Saint-Paul’37 qui apparaissent en ce sens comme de véritables noyaux durs, elle est cependant loin d’être en voie de résorption.

Sous le coup des opérations de régénération, elle suit le même mouvement de desserrement des populations démunies, les accompagnant en quelque sorte dans leur excentralisation. En effet, même si, comme l’a souligné M. Perrot38, l’attachement des ouvriers aux centres des villes a été très forte pendant tout le 19ème siècle et leur résistance aux forces centrifuges durable, ces dernières finissent par s’imposer.

D’ailleurs, l’essor migratoire qui anime toute l’agglomération trouve ses quartiers surtout dans les faubourgs qui connaissent une belle croissance démographique à l’inverse de Lyon intra muros et concentrent la population ouvrière que cette dernière refuse ou rejette : ’les nouveaux arrivants s’entassent dans ces faubourgs, attirés par des loyers plus bas et un moindre coût de la vie que n’alourdissent pas les taxes et l’octroi lyonnais’39, constituant ainsi autour de la ville centre, dès le milieu du siècle, une ceinture de quelques 100 000 ’banlieusards’40 dont les conditions d’habitation seront durablement représentatives du mauvais logement.

Le Docteur Monfalcon lui-même, grand thuriféraire et prébendier41 du pouvoir local, ne manque pas, à côté du tableau enchanteur qu’il dresse de cette entreprise de régénération du centre, de faire cas, dans une vision bien évidemment très partielle et atténuée, des conséquences sur la présence des couches populaires dans la ville : ’la population déplacée du centre de la ville par l’ouverture des rues nouvelles, s’y portera nécessairement [sur les terrains de la rive gauche] et y trouvera des habitations plus spacieuses, plus aérées, plus salubres et à moindre prix’42.

La réalité de l’évolution sera nettement plus nuancée sur les vastes terrains rendus habitables au-delà du Rhône où l’urbanisation se continue. Certes ’l’essor (y) est continu, mais la permanence des masures en pisé et des petits ateliers sur les terrains loués par les Hospices confère au 6ème arrondissement un caractère composite et freine sa vocation résidentielle ; dans le vaste 3ème arrondissement, les nombreux ensembles industriels ou commerciaux et les terrains militaires entravent l’urbanisation’43. Pourtant celle-ci doit se poursuivre.

Ainsi se trouvent liés le problème de l’expansion de la ville, y compris dans sa composante industrielle, et le traitement de l’insalubrité sous-jacent à la régénération du centre, qui prend du coup des airs de rejet extra muros. La réception dans les communes périphériques des populations déplacées donne à cette problématique une dimension d’agglomération.

Les différentes municipalités lyonnaises qui se succèdent jusqu’à la fin du siècle vont chacune, avec plus ou moins de discernement, s’attaquer à cette ’verrue’ urbaine mais ne feront rien pour améliorer l’habitat populaire : la municipalité Gailleton arrive à résorber le foyer que constitue l’îlot Grolée ; le Vieux Lyon connaît quant à lui des rénovations partielles sous Augagneur puis sous Herriot. Mais à la veille de la première guerre mondiale, Lyon possède encore 1 800 à 2 000 immeubles insalubres dont 700 à 800 irrécupérables notamment dans ses ’quartiers populaires et maudits, aux ruelles étroites et tortueuses, aux impasses fétides et fluantes formées de masures borgnes et mystérieuses’44, notamment La Grand’Cote, Le Gourguillon ou le quartier Moncey. De même, dans les communes périphériques, les conditions de logements des plus démunis s’aggravent.

D’une manière générale, G. Garrier note l’ambivalence des attitudes des édiles locaux entre audace et timidité, ceci particulièrement dans l’offre de solution de logement aux travailleurs qui relève encore principalement de l’initiative privée. Cette situation n’est cependant pas spécifiquement lyonnaise, elle concerne d’une manière générale les couches prolétariennes dans les grandes villes, dont les conditions de logement ont été bien observées par Villermé45 dans les années 1840, observations réactualisées quelques 30 ans plus tard par Reybaud46 dont ressortent presque à l’identique les mêmes constats.

Dans le dernier tiers du siècle, la situation générale pouvait être ainsi caractérisée par Olchanski : ’logement rare, logement misérable et, au surplus, par suite de l’inexorable loi de l’offre et de la demande qui joue à son plein, logement cher, telle est la caractéristique du logement privé ouvrier auquel le travailleur doit consacrer néanmoins de 10 à 12% de son salaire et parfois même davantage. Absence également de tout esprit social chez les propriétaires qui profitent de la situation pour être dans l’ensemble, exigeants, intraitables : obligation de payer le loyer chaque semaine, sous peine de renvoi immédiat, interdit jeté contre les familles nombreuses, remise de la gestion des immeubles à des locataires principaux qui dressent l’écran de leur rapacité entre le locataire de bonne foi et les rares propriétaires compréhensifs. Et puisque tout se loue si facilement, pourquoi entretenir, améliorer ou construire à neuf, alors que les capitaux sont ardemment sollicités par l’industrie qui promet des intérêts rémunérateurs et des dividendes que l’on espère voir grossir au-delà même du capital engagé’47.

La pression de la demande, alimentée par la croissance démographique de l’agglomération, permet aux propriétaires de spéculer et de rentabiliser leurs patrimoines au détriment de la qualité et de l’hygiène. Dans ces conditions, les plus pauvres ne peuvent se loger, quand ils le peuvent, que dans d’infects taudis. La description d’un exemple de ces logements d’ouvriers permet de donner une idée de la réalité d’un taudis : ‘’on y accède par un escalier obscur, tortueux, étroit et glissant, dont les marches usées sont humides et grasses comme si elles suaient la crasse d’une foule de générations. Une seule pièce sert de refuge à toute une famille ; on y fait tout dans cette chambre : on y cuisine, on y mange, on y dort. Une fenêtre étroite l’éclaire d’un jour sombre, et, dans son cadre de chêne, se présente toujours le même tableau : c’est là, trop près, à quelques mètres, le grand mur vis-à-vis de la cour ou de la rue qui se dresse, triste et noir. Un matelas crevé s’étend par terre dans un coin, une caisse pleine de hardes est à côté pour servir de berceau’48

Pourtant, dès le milieu du siècle des mesures ont été prises pour essayer d’enrayer ces phénomènes. Si dans son article premier, la loi du 13 avril 1850 sur l’assainissement des logements insalubres les définit comme ceux ’dont les conditions sont de nature à porter atteinte à la vie ou à la santé de leurs habitants’, le logement ouvrier tel qu’il est décrit en est bien l’archétype. La faiblesse de cette loi réside dans son caractère conservateur et réparateur du logement atteint alors que pour l’ensemble des observateurs, la solution à ce fléau passe par la construction massive de maisons neuves et saines, à des loyers accessibles au plus grand nombre.

Quant à la loi du 15 février 1902 relative à la protection de la santé publique, elle a à la fois un caractère plus radical (elle confère aux municipalités le droit de démolir les immeubles reconnus insalubres, d’en interdire l’occupation ou, si possible, d’y effectuer les travaux nécessaires à la charge du propriétaire) et une portée plus grande car elle s’applique à la construction neuve dont elle constitue la première réglementation. Elle apparaît à ce titre comme une tentative de traiter l’insalubre dans sa globalité, lutter contre l’existant par l’amélioration ou la disparition et instaurer des règles générales de salubrité aux constructions à venir à travers un règlement sanitaire que chaque département est tenu d’élaborer sur la base d’un règlement sanitaire type. En attendant que ces mesures fassent leurs effets, la situation reste un peu partout critique (on observe, par exemple, des situations analogues même dans les quartiers riches, que ce soit en ce qui concerne la loge de concierge en rez-de-chaussée ou la chambre de domestique sous les combles) et les priorités édilitaires ne portent presque nulle part sur ces questions.

Dans le même temps, d’autres orientations sont plus volontiers politiquement soutenues, à l’instar du projet du ’plus grand Lyon’ élaboré sous Augagneur dont l’objet est d’’officialiser le transfert des populations vers l’est et contrôler la concentration industrielle en pleine croissance’49, et qui avalise les tendances profondes du développement de l’agglomération dont la première moitié du 20ème siècle va être le théâtre. L’ensemble de ces ’délocalisations’ se fait au profit du commerce, de l’administration et des affaires mais aussi des couches aisées et s’inscrit dans le droit fil de la mise en oeuvre de principes fonctionnalistes, qui sera localement portée par la conjonction d’un pouvoir politique fort (Edouard Herriot) et d’un projet urbanistique ambitieux (Tony Garnier) et modèlera pour une grande part la physionomie future de la ville et de son occupation.

Les préoccupations relatives aux conditions de logement sont bien présentes dans les dossiers du maire de Lyon qui organise en 1907 une exposition d’’Hygiène Urbaine’ puis en 1914 la première Exposition Internationale sur le thème de ’Symboliser la cité moderne dépourvue de taudis’50. Mais les fondements fonctionnalistes vont se rajouter aux événements et à la conjoncture pour donner à ce programme une tournure particulière.

De l’ensemble des incidences relevant de cette référence fonctionnaliste, ce sont les aspects négatifs qui échoient le plus souvent aux communes périphériques. Il en est ainsi de Villeurbanne, dont la vocation industrielle et populaire s’affirme dans cette fin de siècle et qui a été l’un des lieux de passage des populations déplacées dans leur exode vers l’est et le sud de l’agglomération. Ces mouvements de desserrement urbain vers la périphérie de l’industrie et des populations pauvres se poursuivront durant toute la première moitié du siècle suivant.

L’analyse de l’évolution socio-démographique de l’agglomération sur ce demi-siècle permettra d’éclairer et de saisir dans le même mouvement les mutations sociales et résidentielles.

Notes
32.

J-B. Monfalcon, 1866, 1869.

33.

J-B. Monfalcon, op. cit., tome III, p.321-322.

34.

G. Garrier, ’Economie et société lyonnaises de 1815 aux années 1880’ ; in A. Latreille, 1975, p.316

35.

A. Kleinclausz, 1952, tome III, p.178.

36.

P. Cayez, ’Les lentes transformations sociales’, in F. Bayard, P. Cayez, (ss. dir.), 1990, tome 2, p.279.

37.

G. Garrier, op. cit., p.317-318

38.

M. Perrot, 1981.

39.

G. Garrier, op. cit., p.315

40.

G. Garrier, op. cit., p.315

41.

selon l’expression de Kleinclausz (op. cit., p.180). Le caractère apologétique des observations de Monfalcon apparaît très clairement dans toute sa fresque, à titre d’exemple, cette présentation des travaux du préfet Vaïsse : ’c’est une régénération complète de la ville de Lyon, conçue avec ensemble, d’après un plan grandiose dont l’exécution a été poursuivie avec persévérance et succès. Les travaux publics dont nous avons été les témoins émerveillés, pendant ces dix dernières années, dépassent de beaucoup en importance tout ce qu’avaient fait les gouverneurs et intendants du Lyonnais, et les maires et préfets, pendant le cours de plusieurs siècles’ ; op.cit., tome IV, p.2

42.

J-B. Monfalcon, op.cit., tome IV, p.13

43.

G. Garrier, ’L’avènement d’une métropole industrielle’, in A. Latreille, 1975, p.390.

44.

E. Martin, 1911, p.14.

45.

L. Villermé, 1846.

46.

L. Reybaud, 1859-1872.

47.

C. Olchanski, 1946, p.19.

48.

E. Martin, op.cit., p.12-13.

49.

G. Garrier, op. cit. p.315

50.

cf. C. Delfante, A. Dally-Martin, 1994, p.13