2- Loger le peuple : solutions privées, solutions publiques

Dans cette première moitié de siècle, du fait d’une politique des loyers décourageant toute initiative privée capitaliste, deux principales voies ont été explorées dans la recherche de solutions au problème du logement : d’une part du côté de la construction privée patronale et d’autre part du côté de l’intervention publique notamment à travers le logement social.

- L’offre patronale lyonnaise : En catalysant les mouvements démographiques qui affectent toute l’agglomération, l’industrie intervient comme le principal facteur de déstabilisation du fragile ’équilibre’ entre habitat et démographie. Son expansion exige en effet la présence d’une main-d’oeuvre abondante mais dont l’hébergement n’a pas toujours été prévu. Même si Lyon a été un des berceaux du catholicisme social64, celui-ci ne s’y est pas traduit de manière préférentielle dans cette sorte de paternalisme industriel dont les cités ouvrières du Nord ont été le produit.

Malgré une sensibilisation plus forte des communes périphériques accueillant le développement industriel et sa main d’oeuvre, avec notamment la cité Berliet à Vénissieux, la cité Gillet et celle de la Soie à Villeurbanne, les établissements Maréchal à Saint-Priest, les cités TASE à Vaulx-en-Velin, l’agglomération lyonnaise ne s’est pas distinguée, dans l’ensemble, par un souci particulier de la question du logement ouvrier.

Hormis le cas de Berliet, dont l’entreprise d’édification d’un véritable complexe d’oeuvres, associant à la cité ouvrière un ensemble de structures communautaires couvrant la totalité de la vie sociale de l’ouvrier et ce, de la crèche au club mutualiste en passant par l’école, la bibliothèque, le club de sport etc..., et la création par un groupe d’industriels en 1919 de la Société Anonyme d’HBM dite ’Le logement salubre’ dont l’initiative revient à la S.A. des fils de J. Weitz et dont le programme de construction a dû être réduit du fait de la crise économique générale, on ne perçoit pas dans les préoccupations patronales lyonnaises, de véritable engagement en faveur du logement des ouvriers, dans une région pourtant fortement industrialisée et accueillant une main-d’oeuvre abondante65.

Toutefois (mais c’est à titre illustratif), une initiative particulière, en ce sens qu’il ne s’agit pas d’une oeuvre d’industriels ou de patrons soucieux de loger leurs seuls ouvriers, mais d’une véritable entreprise de construction sous forme de société anonyme, dont la cible est cette classe ouvrière en mal de logements abordables, permet d’éclairer les fondements de cette pratique d’intervention patronale.

La Société anonyme des logements économiques (SALE)66 a été une des rares tentatives de mobilisation des industriels lyonnais sur ce problème et une entreprise isolée qui n’a d’ailleurs pas apporté de solution aux populations les plus mal logées. Fondée en 1886 par des industriels (Félix Mangini et Joseph Gillet, constructeurs de chemins de fer) et un banquier homme politique (Edouard Aynard) lyonnais, elle était devenue, au début du siècle, le deuxième plus grand propriétaire immobilier de Lyon après les HCL. Ne visant pas au logement des salariés de telle ou telle entreprise, elle correspond à une de ces initiatives patronales collectives qui oeuvrent dans le sens de la suppression du lien qui faisait jusque là du logement un accessoire du contrat de travail.

La SALE arrivait à construire des logements à des coûts très bas grâce à l’utilisation de méthodes et de matériaux de construction inédits. Dans la mouvance du catholicisme social relayé par le développement des conceptions hygiénistes, ce type d’intervention tenait généralement d’une doctrine politique sous-tendue par un anti-étatisme alors largement répandu y compris dans les milieux politiques, avec cependant une conscience éclairée des problèmes de logement des classes populaires.

Et c’est paradoxalement à partir de l’analyse et du constat de la gravité de la situation de ces populations que les fondateurs de la Société anonyme des logements économiques vont écarter l’idée même d’une action philanthropique au profit d’une entreprise économique et intéressée : pour infléchir le marché du logement dans le sens d’une meilleure satisfaction des besoins des couches populaires, il faut en effet y injecter un grand nombre de logements à faibles loyers (inférieurs au marché) pour amorcer une baisse générale qui faciliterait l’accès de tous.

Or, un tel projet, de long terme, ne peut s’adosser à des financements aussi aléatoires que des financements de nature philanthropique. La contrepartie d’un financement ’capitaliste’, à savoir une valorisation de capitaux à un taux au moins équivalent à celui du marché, va d’une part orienter les réalisations de la S.A.L.E. vers des constructions de qualité, avec notamment des éléments de confort (cave et W-C particuliers, cuisine carrelée avec fourneau...) tout en maîtrisant les coûts afin d’attirer une clientèle solvable et d’autre part vers une banalisation de ces immeubles qui devaient s’insérer dans l’environnement urbain sans déparer afin de se déprendre de l’image des cités ouvrières ou des casernes édifiées ailleurs.

Il est clair dès lors que le projet de fournir des logements économiques s’entend en direction d’une partie seulement des couches populaires : ’c’est l’élite de la classe ouvrière que nous logeons’67. Au-delà de la sélection que la S.A.L.E. opère dans la demande populaire, c’est au fondement même du projet que l’on trouve la distinction fondamentale entre ceux dont le problème du logement pouvait trouver résolution dans ce type de réalisation et les autres, ’cette partie si pauvre de la population qui existera toujours mais dont la misère ne peut être soulagée que par la charité’, et qui trouvera un abri dans les habitations malsaines et provisoires libérées par l’augmentation de l’offre locative populaire : ’Ainsi, la société, en 1893 préférait laisser des logements vides à la Part-Dieu plutôt que de louer à des postulants aux garanties incertaines’68.

Les masures sordides et les habitations provisoires ne disparaissent pas réellement du paysage urbain et le projet de logement économique introduit une distinction fondamentale entre couches populaires et populations démunies, renvoyant les unes à un traitement économique et les autres à une intervention philanthropique. Pour le commun des ouvriers qui en bénéficie, l’offre patronale se limite à la construction de dortoirs ; les autres, notamment ceux recrutés sur place, ont à trouver par eux-mêmes un moyen de se loger. Cette faible volonté d’intervention patronale se double d’une absence de coordination des différentes actions menées individuellement par tel ou tel industriel.

Celles-ci correspondent en général au souci légitime des industriels de lever un obstacle au développement de leur activité et non à une conscience philanthropique quelconque : ’l’industriel lyonnais semble ignorer encore, volontairement ou non, la finesse, la complexité de la question du logement et se désintéresse franchement de son importance sociale’69

- L’offre publique : Le logement social public est produit dans le cadre des Sociétés anonymes mises en place par la loi Siegfried de 1894 et des Offices HBM publics créés par la loi Bonnevay du 23 décembre 1912. Ces derniers devaient permettre aux collectivités locales (communes et départements) de participer de manière plus active à la construction sociale.

La loi Strauss de 1906 qui autorisait ces collectivités à engager leurs ressources au profit des HBM se trouve ainsi en quelque sorte complétée par la possibilité offerte aux communes et départements de mettre en place leur propre organisme de construction d’HBM et de pouvoir conduire directement leur propre politique de logement social. C’est aussi une manière de compléter voire de suppléer à l’initiative privée qui s’est révélée incapable de résoudre toute seule la crise du logement.

Dans le domaine des grandes opérations de logement social lancées depuis le début du siècle, l’agglomération lyonnaise constitue, avec l’aménagement des Etats-Unis et des Gratte-Ciel, une exception en province. Hormis ces deux grandes opérations, il ne s’est pas constitué de parc social important, la production immobilière d’ensemble ayant stagné tout au long de l’entre-deux-guerres.

Les conditions de l’activité de ces offices sont fixées par la loi du 05 décembre 1922 (qui régit l’institution HBM jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale) qui définit notamment les modalités de leur financement. Celui-ci est assuré principalement par les fonds d’Etat (subventions et prêts de la CDC, éventuellement bonifiés par le Trésor public), éventuellement complétés par des dotations municipales et dans une moindre mesure par des fonds propres. Les évolutions affectant ces différentes sources de fonds peuvent donc expliquer pour une part l’évolution de l’activité d’un office public d’HBM. A cet égard, l’observation de la production d’un Office est riche d’enseignement sur son positionnement et celui de sa tutelle, face aux problématiques contemporaines.

L’entre-deux-guerres est une période intermédiaire présentant une certaine homogénéité et en même temps une période de bouleversements socio-économiques profonds (urbanisation et industrialisation fortes, crise du logement, crise économique...).

L’observation de la production de l’Office public d’HBM du département du Rhône de 1924 à 1941 permet d’y lire, à côté des éléments d’appréciation intrinsèque à l’Office, les traces des déterminations conjoncturelles.

Jusqu’en 1930, la production de l’Office (qui est l’un des premiers organismes locaux, créé en 1920) semble accuser des difficultés ’classiques’ de démarrage. Les premières constructions de 1924 semblent avoir largement entamé sa dotation initiale, au point que les six années qui suivirent ne connaîtront pas un niveau de construction comparable. Si les années 1920 sont d’une manière générale en demi-teinte sur le plan économique, l’irrégularité de la production en est le reflet dans le domaine de la construction.

La première moitié des années 1930 voient par contre une production conséquente et régulière qui peut se lire en termes de maturité de l’Office, doublée des retombées de la loi Loucheur de relance de la construction qui, bien que privilégiant l’accession à la propriété, permet à tout le secteur de la construction de se redresser grâce à une forte augmentation des crédits au logement social.

La production de la deuxième moitié des années 1930 est plus irrégulière, avec des années fastes suivies de périodes plus timides. L’instabilité de cette période d’entre-deux-guerres, la baisse des crédits, le désengagement de l’Etat du logement social ... peuvent expliquer ces hésitations.

On voit donc que sur l’ensemble de la période, les considérations conjoncturelles globales impriment à l’activité de l’Office un rythme particulier, sans aucune référence à la nature et au niveau des besoins locaux. La faiblesse et l’irrégularité de la production de l’Office public départemental d’HBM du Rhône illustrent bien (à l’image certainement des autres organismes) le décalage entre besoins et offre, et cela, sans préjuger de la nature ou des types de constructions réalisées, sachant que le Département, dont relève cet office, a moins vocation à intervenir en milieu urbain qu’en zone rurale, et plutôt dans les affaires socio-sanitaires que dans des opérations immobilières. Ses directives ne prévoient en effet que très peu d’interventions dans l’agglomération lyonnaise (voire aucune jusque vers la fin des années 1920, selon A. Rosier), engageant l’essentiel de ses moyens dans le développement d’initiatives dans les petites villes et les campagnes environnantes.

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Graphique n°1 : Nombre de logements construits par l’OPHBM du Rhône 1924-41

De même, l’Office public d’HBM de la commune de Lyon, créé également en 1920 par la municipalité d’Edouard Herriot, réélu maire de Lyon en 1919, n’affiche à son compte, quinze ans après sa création que 4 000 logements en gestion. Comme dans le cas de l’office départemental, l’office lyonnais ne connaît de réel décollage de sa production que dans les années 1930, après un démarrage laborieux tout au long des premières années, avec moins de 300 logements construits lorsque éclate la crise de 1929. Le désinvestissement des capitaux privés du secteur immobilier va s’en trouver accéléré et relayé par l’intervention publique. Celle-ci advient sous l’aspect d’un plan de construction ambitieux proposé par la municipalité de Lyon, portant sur l’édification de 1 000 logements par an pendant cinq ans. Le soutien financier à l’Office (reprise du déficit, avances financières...) ne suffira pourtant pas.

En tenant compte du projet monumental des Etats-Unis de Tony Garnier (1 569 logements), l’Office n’aura construit en effet entre les deux guerres que 3 287 logements sur la commune de Lyon. En 1943, sur les 4 187 logements qu’il gère, 70% sont des petits logements (une à trois pièces) contre seulement 1% de grands logements de 5 et 6 pièces70.

Au-delà de son insuffisance, cette offre paraît surtout décalée dans sa typologie par rapport aux besoins.

Quant à l’Office public de Villeurbanne, il a été créé le 16 août 1919, à la suite de délibérations du Conseil Municipal datant d’avant la guerre. A la veille de la seconde guerre mondiale, le patrimoine de logements construits apparaît relativement limité, surtout par rapport à une croissance démographique soutenue, alimentée par l’arrivée de masse ouvrière dont le logement est toujours problématique. La construction de logements destinés à ces travailleurs vivant principalement de leurs salaires se concrétise dans quatre groupes d’HBM, regroupant un total de seulement 262 logements : le groupe Colin terminé en 1926, le groupe Zola en 1927, le groupe des Buers construit entre 1930 et 1932 et le groupe Michel Servet.

Il est vrai qu’en marge de ces constructions, le projet de nouveau centre ville des Gratte-ciel mobilise les énergies et les moyens de la municipalité, et les autres projets s’en trouvent plus ou moins délaissés. C’est le cas en particulier de la construction de logements sociaux que l’importance de l’offre de logements prévus dans le projet des Gratte-ciel contribue à relativiser.

La SVU (Société Villeurbannaise d’Urbanisme) créée pour mener à bien la réalisation et la gestion de cet ensemble architectural de 1450 logements, entre 1931 et 1935, est limitée dans cette vocation et ne peut donc se substituer aux instruments d’une réelle politique de production de logements sociaux et de planification de l’habitat. En ce sens, l’Office municipal villeurbannais doit continuer à jouer ce rôle de principal offreur de logements en direction des couches ouvrières affluant vers la ville.

La faiblesse de son patrimoine, vingt ans après sa création et au plus fort de la crise du logement montre les difficultés, aussi bien financières que structurelles, auxquelles semble confrontée la plupart des organismes publics de construction sociale dans l’entre-deux-guerres. En effet, à partir de 1934, la CDC n’arrive plus à tenir ses engagements de crédits en faveur des HBM tandis que le budget de l’Etat est confronté à des charges de plus en plus lourdes. Pour l’ensemble des organismes d’HBM, les activités vont plus ou moins se limiter à la gestion et à l’entretien du patrimoine existant.

- Une offre insuffisante dans tous les cas : L’analyse de l’intervention patronale d’une part et celle des pouvoirs publics de l’autre montre que, comme partout ailleurs, la question du logement ouvrier ou du logement populaire, si elle se confond avec celle des populations défavorisées dans l’appréhension qu’en ont la société civile et les pouvoirs publics, opère une distinction fondamentale, dès lors que sont mises en oeuvre des solutions, entre ces deux composantes des classes populaires.

Les solutions proposées tendent en effet toujours à mettre en place une offre nouvelle améliorant les conditions de logement par rapport à une situation jugée insupportable. Mais la pression de la demande face à cette offre nouvelle toujours insuffisante oblige à trier et à sélectionner la demande. C’est là que les capacités différentielles, aussi bien objectives de solvabilité que subjectives de sociabilité, de mobilisation et d’expression des populations en présence organisent la sortie du logement insalubre et provisoire, l’accès progressif à la norme pour les uns et, pour les autres, l’enlisement, accompagné souvent de la confortation de l’idée d’inadaptation voire d’incapacité à l’autonomie des plus démunis dans l’opinion publique.

A la faiblesse des niveaux de la construction s’ajoute le fait que les constructions non aidées (logements édifiés sans aide de l’Etat) constituent, avec ceux construits directement par les pouvoirs publics pour leurs besoins propres (logements administratifs, de fonction...), l’essentiel de cette production : le logement du peuple n’est encore assuré en grande partie que par la construction privée.

Les offices publics mis en place par la loi Bonnevay, et pour une part dans ce but, ne semblent donc pas avoir comblé les insuffisances de l’initiative privée. Le décalage entre des besoins toujours importants et une production encore insuffisante persiste toujours. Il faudra attendre l’après-guerre pour voir émerger et se consolider progressivement une véritable politique publique du logement.

Notes
64.

Cf. J-D. Durand, B. Comte, B. Delpal, R. Ladous, C. Prudhomme, (ss. dir), 1992.

65.

cf. M. Laférrère, 1965.

66.

Cf. P. Cayez, ’Les petits logements dans les grandes villes’, in Le mouvement social, n°137, Octobre-Décembre 1986, pp.29-53

67.

P. Cayez, article cité, p.40

68.

P. Cayez, article cité, p.40

69.

A. Rosier, op. cit., p.485

70.

source : A. Rosier, op. cit.