2- Une situation d’insalubrité générale

Si la situation de l’habitat semble s’être améliorée par rapport au début du siècle, elle n’en reste pas moins critique pour le plus grand nombre en 1946 où l’on considère comme pièce d’habitation acceptable ’tout compartiment d’une maison destiné à l’habitation, séparé des autres par des cloisons allant jusqu’au plafond et assez grand pour contenir un lit d’adulte’78. On comprend dès lors que les résultats du RGP de 1946 montrent un parc très largement touché par l’insalubrité79.

Au-delà du manque quantitatif et qualitatif mis en valeur par ces résultats, c’est le projet modernisateur même de la société progressiste qui est interpellé, et qui se traduit dès lors dans la recherche d’une connaissance précise de l’état du parc existant pour y déceler le mauvais logement et fonder la promotion du bon logement.

Offrir à tous les citoyens un logement sain et décent implique en effet d’en connaître les carences et de se donner les moyens d’y remédier à plus ou moins long terme. Un certain nombre d’institutions et de recherches de commande publique s’y attellent. C’est ainsi que le Ministère de la reconstruction et de l’urbanisme se dote de critères d’évaluation de l’état des logements qui devaient lui permettre d’apprécier la situation et de programmer son action en conséquence. Une action qui va d’ailleurs se limiter à la connaissance et l’évaluation des besoins, occultant largement la question de la répartition des logements mis sur le marché.

Ainsi, dans le RGP de 1946 et pour la première fois, des éléments d’appréciation du confort et de l’équipement sont joints aux données sur la composition des ménages et la typologie des logements, apportant des indications plus précises sur l’état des habitations. Cette volonté de connaissance du mauvais logement va culminer dans les années 1951 avec la généralisation des enquêtes sur l’habitat insalubre sous la direction de Robert Auzelle dont la méthode de recension, dérivée de celle d’Economie et Humanisme formalisée par le Père Lebret, va rajouter aux critères objectifs du bâti, une appréciation du comportement des habitants, en particulier leur sociabilité.

Mais comme le remarque Chombart de Lauwe, ce critère de sociabilité est difficile à mesurer et les questions de R. Auzelle ne le permettent pas réellement : ’le remarquable effort d’un architecte comme R. Auzelle demanderait à être prolongé sur un plan plus sociologique’80.

En s’en tenant aux données objectives quantifiables (insalubrité, menace de ruine, humidité, mauvaise position, manque d’air et de lumière...), la Direction de l’aménagement du territoire lance en 1950 une enquête de recensement qui estime le nombre de taudis à détruire à 350 000 en ville et à 300 000 en milieu rural. L’insalubrité apparaît bien comme un élément structurel du parc immobilier français, bien souvent polarisée au niveau local dans les grands centres urbains.

Même si l’affirmation d’un journal selon laquelle 20% des habitations de Lyon n’auraient ni l’électricité ni le gaz paraît largement exagérée, le parc lyonnais participe bien de cette situation. Les 5 550 foyers qu’une méthode approximative et insatisfaisante a permis de dénombrer comme ne disposant pas de ces équipements de confort en 1944 (soit 3,2% de l’ensemble des foyers lyonnais) illustrent concrètement cette réalité81.

Les principaux centres concentrant ces foyers sont les Pentes de la Croix-Rousse pour le 1er arrondissement, le quartier de Perrache notamment au sud de la gare pour le 2ème arrondissement, le nord de la Guillotière pour le 3ème arrondissement, la partie orientale du Plateau de la Croix-Rousse pour le 4ème arrondissement, le centre de Vaise et le Vieux Lyon (Saint-Jean et Saint-Georges) pour le 5ème arrondissement, la partie sud de la Guillotière et le quartier de la Mouche à Gerland pour le 7ème arrondissement.

Une enquête plus significative menée en 1945-1946 par Economie et Humanisme82 à la demande du MRU et portant sur la valeur de l’habitat lyonnais montre que cette insalubrité est bien un des aspects majeurs du problème du logement. Ses résultats redressent vers le haut les estimations de Mme Courbin mais confirment la répartition et la localisation géographique des logements concernés.

Il y apparaît en effet que le parc lyonnais recense quelques 8 000 logements-taudis qui sont dans un tel état que leur démolition doit être réalisée dans les plus brefs délais. Situés principalement sur une partie des pentes de la Croix-Rousse, dans le Vieux Lyon, la Guillotière, le sud des Brotteaux et la partie de Gerland au nord de la voie ferrée, ils témoignent de la crise de désaffection que le parc ancien a connue durant l’entre-deux-guerres.

À côté de ces taudis irrécupérables il y a quelques 22 000 logements un peu moins vétustes mais dont la démolition doit être envisagée à terme. Situés dans différents arrondissements de la ville (3ème, 4ème, 6ème arrondissements et sur une partie du 7ème), ceux-ci témoignent des mouvements d’obsolescence naturelle du parc, qui part du centre historique pour toucher progressivement, suivant une sorte de fil historique du développement urbain, les autres espaces constitutifs de la ville. Un classement de l’habitat lyonnais donne une idée du niveau de confort des logements de la ville : à détruire : 19%, médiocre : 25%, acceptable et améliorable : 40%, confortable : 16%.

En 1947, le rapport de l’équipe de prospection des îlots insalubres (mis en place en 1942 à la mairie de Lyon), après en avoir rappelé les principales causes83, dresse un état des lieux de l’insalubrité encore accablant, résumé dans une conclusion sans appel : ’le deuxième arrondissement dans son ensemble est passable. Un arrondissement passable sur sept, c’est un chiffre qui montre l’obligation impérieuse d’un effort considérable d’une urgence exceptionnelle’. Les ’remèdes’ préconisés sont connus de toujours : démolition, amélioration, raccordement aux réseaux, éloignement des activités industrielles et polluantes..., il ne reste qu’à les mettre en application.

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Figure n°5 : Plan des foyers sans gaz ni électricité à Lyon en 1944

Source : M. Corbin, article cité, Revue de géographie de Lyon

Légende : Point : un foyer ; Croix : quatre foyers ou plus

A Villeurbanne, les logements-taudis se retrouvent dans quelques îlots insalubres dont le plus important se situe sur le secteur du Tonkin, entre le boulevard Pommerol (actuel boulevard Stalingrad), la rive gauche du Rhône et la route de Vaulx. L’idée de la rénovation de ce quartier est déjà ancienne tant la mauvaise qualité des constructions les a rapidement rendues vétustes. Les autres îlots sensibles sont principalement situés dans les quartiers des Charpennes, de Cusset, des Maisons Neuves et des Poulettes (voirfigure n°5.).

Ces îlots insalubres villeurbannais occupent une superficie considérable d’environ 65 000 m² et se classent en deux catégories :

Les lotissements défectueux, quant à eux, occupent une superficie d’environ 5 ha et abritent près de 500 habitants, principalement dans le quartier de Château Gaillard.

Villeurbanne présente ainsi à la fin de la guerre des besoins immédiats de quelques 6 000 logements que la municipalité envisage de combler au bout de cinq ans environ, en comptant notamment sur la mobilisation de l’initiative privée et l’utilisation des vastes étendues de terrains disponibles.

Cette situation d’insalubrité générale, que les destructions de la guerre bien que limitées ont catalysée et révélée en y portant la pression supplémentaire des demandes induites, est observée dans la plupart des centres importants de l’agglomération lyonnaise.

La remise en état des parcs immobiliers va être inscrite au coeur des préoccupations des pouvoirs publics dans leur recherche de solutions à la crise du logement. Mais les difficultés liées à la faiblesse des moyens institutionnels et financiers vont redonner à cette politique des caractéristiques particulières au rang desquelles on peut ranger la promotion d’une différenciation de l’offre de logements en fonction des caractéristiques de la demande. Cette orientation va fondamentalement distinguer entre une demande solvable et sociable et une demande non-solvable et ’asociale’. A cette dernière, constituée notamment des couches les plus défavorisées de la société, correspond une offre de logement que nous appelons spécifique.

Le projet originel de la conception de cette offre est de l’ancrer dans un processus de socialisation par l’habitat même si des motivations conjoncturelles bien comprises n’y sont pas tout à fait étrangères.

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Figure n°6 : Principaux îlots et lotissements insalubres de Villeurbanne en 1944
Notes
78.

cité par C. Bachmann, N. Leguennec, 1996, p.22

79.

les données qui suivent sont issues des RGP de 1946 et de 1954

80.

P-H. Chombard de Lauwe, op. cit., tome 1, p.107.

81.

M. Courbin, ’Les foyers sans gaz ni électricité dans la ville de Lyon’, Etudes rhodaniennes, volume 25, n°1/1950, pp.197-168. Le dénombrement a été réalisé à partir des listes de demandeurs d’allocations en carbures, pétrole, bougies... ; modes d’éclairage alternatifs au gaz et à l’électricité. Ces chiffres sont à considérer comme une estimation basse de la réalité, tous les foyers n’effectuant pas spontanément cette demande.

82.

C.A.E.E.R.L., 1955.

83.

Principalement : humidité (manque d’aération, capillarité), problèmes relatifs aux cabinets de toilette (wc, fosses), eaux ménagères (écoulement défectueux et stagnation), malpropreté, voisinage délétère (ateliers, petites usines, laboratoires...), constructions rajoutées notamment dans les cours, surpeuplement. Cf. Dossier Flachat, Ilots insalubres. Rapport et conclusions, présenté par M. Flachat, chef de l’équipe de prospection, Juillet 1947, Archives Municipales de Lyon, cote 524 WP (le rapport ne constitue qu’un extrait communicable du dossier).