II- Reconstruction et émergence d’une offre de logements spécifiques

A la veille de la guerre le nombre estimé des demandes de logement non satisfaites (auxquelles il faudrait sans doute ajouter toute la part des besoins non exprimée dans une demande officielle) était déjà très important. En 1946 on peut y rajouter les conséquences des destructions, le déficit quantitatif dû à l’arrêt de la construction durant le conflit, les besoins nouveaux induits par les mouvements migratoires, ceux dus au surpeuplement et à l’insalubrité des logements existants, les besoins de renouvellement du parc dus à son obsolescence naturelle etc...

Le Commissariat général au premier Plan de modernisation et d’équipement mesure l’ampleur de la tâche : ’la nécessité la plus visible dans laquelle se trouve placée la France est d’effectuer une oeuvre de reconstruction plus lourde encore qu’après l’autre guerre’84. Son financement aussi s’annonce lourd car les pouvoirs publics prévoient qu’elle ’absorbera à peu près complètement tous nos moyens, matériaux, main-d’oeuvre, trésorerie, pendant les années qui viennent’ selon l’exposé des motifs de l’ordonnance du 11 octobre 1945. Aussi pour la mener à bien, les pouvoirs publics prévoient-ils un certain nombre de mesures.

Une ordonnance du 27 octobre 1945 relative au permis de construire prévoit une période durant laquelle celui-ci pourra être refusé par l’autorité compétente ’en raison de la priorité qui appartient, en ce qui concerne les matériaux et la main d’oeuvre, aux chantiers de reconstruction ainsi qu’aux travaux d’équipement et de reprise économique’. Toute infraction à cette interdiction est considérée comme un délit et il est prévu des procédures de saisine et de vente, au profit de cette entreprise de reconstruction, de tous les matériaux présents sur de tels chantiers, qu’ils appartiennent ou non au fautif.

La loi du 28 octobre 1946, qui institue très tôt la réparation intégrale des dommages causés aux biens mobiliers et immobiliers par la guerre, va renforcer la préférence donnée à la reconstruction par rapport à la relance de la construction, pour ne pas ’outrager les sinistrés de la guerre’. Son action va cependant perdurer encore longtemps, car la reconstruction des logements détruits par la guerre occupera largement les pouvoirs publics jusqu’en 1949 bien que l’insuffisance de cette politique et la nécessité de construire soient clairement perçues. Mais alors que Claudius-Petit, au MRU en 1948 présentait la construction de 20 000 logements par mois comme une question de vie ou de mort pour la France, il ne se construit entre 1945 à 1950 que 130 000 logements soit quelques 26 000 logements par an en moyenne, sur l’ensemble du territoire national, et ces constructions sont pour l’essentiel des reconstructions financées au titre des dommages de guerre.

La construction stagne et ne représente que 5% des quelques 800 000 logements mis ou remis à la disposition des populations entre la libération et la fin 194885 ; la reconstruction d’immeubles totalement détruits ne dépasse guère les 2%.

Les parcs immobiliers des grandes agglomérations urbaines comme l’agglomération lyonnaise sont généralement en crise : dans un mauvais état général, ils sont loin de répondre tant qualitativement que quantitativement aux besoins locaux. La reconstruction d’une part et la relance de la construction de l’autre vont se traduire dans des programmes d’objectifs plus ou moins ambitieux selon les circonstances locales, dont les modalités tout autant que les formes vont être l’objet d’une production réglementaire importante.

Parallèlement à ce développement réglementaire et quelquefois dans ses interstices même, se conçoit et se formalise peu à peu les contours de ce que l’on appellera de façon générique le logement spécifique. Le développement de ce logement spécifique ne peut se concevoir, ni d’ailleurs son histoire86, en dehors de celui du logement social tout simplement parce qu’il se définit précisément par rapport à ce dernier qui constitue la norme en matière de logement : il s’agit d’un habitat spécifique par rapport à cette norme pour une population spécifique, selon le mot de J. Dreyfus87.

Les conditions de l’émergence de cette offre spécifique sont à rechercher d’une part dans le développement de la réglementation qui tiendra lieu de support de légitimation ou de justification et d’autre part dans les modalités de la gestion locale des populations défavorisées. Il s’agit donc de saisir, dans l’analyse de la réglementation d’une part et dans sa mise en oeuvre locale de l’autre88, sur quelques cas illustratifs à travers notamment l’analyse du système de production de ce logement et des pratiques des différents acteurs qui le composent, le mode d’expression des enjeux socio-politiques du logement des populations défavorisées.

Notes
84.

Commissariat général au Plan de modernisation et d’équipement, op.cit., p.11

85.

cf. Les cahiers de l’IHTP, op. cit.

86.

Voir à ce sujet les contributions de J-F. Laé et N. Murard, in Techniques Territoires et Sociétés n°5-6/1988, ’Mémoire des lieux : une histoire des taudis’. Pour autant, il ne s’agit pas ici de procéder à une double lecture parallèle. L’histoire du logement social étant le cadre global de celle du logement spécifique, il n’en sera rappelé, opportunément, que les grandes lignes dans la mesure où cela permet d’éclairer les contours de notre objet.

87.

Sur les aspects idéologiques et la critique de la norme en tant que telle, voir l’analyse de J. Dreyfus,.1990. Nous nous situons ici en aval de cette posture : le logement spécifique est une production qui s’inscrit dans un espace urbain dont il contribue à modifier le développement et participe de sa transformation. Notre analyse porte à ce moment précis sur les aspects politiques en amont de sa production et aux effets induits sur la recomposition socio-spatiale de son environnement. L’analyse et la critique des fondements et références de la norme et de la spécificité dans le logement social ont été abordées dans l’introduction générale.

88.

On retrouve là une déclinaison des deux grandes questions que pose l’étude des politiques publiques, à savoir le problème de l’élaboration et de la prise de décision d’une part et de l’autre, celle de la mise en oeuvre. Cf. à ce sujet P. Muller, 1990.