Conclusion : Trajectoires socio-résidentielles et marquages territoriaux

Jean-Luc Pinol, dans son étude basée sur l’analyse des listes électorales de 1936, esquisse une typologie de l’espace socio-politique lyonnais recoupant une distribution fine des catégories sociales, donc de l’habitat. Les trois espaces urbains qu’il distingue à savoir la ville dominante, la ville moyenne et la ville nouvelle, périphérique, sont fortement ségrégés dans une agglomération ‘’où la rénovation urbaine n’a pas encore détruit les strates les plus anciennes du bâti’’ 122. Il introduit ainsi dans la distinction dichotomique classique centre-périphérie, une ville intermédiaire, moyenne, tampon.

Contrairement à la hiérarchie sociale localisée au coeur de la hiérarchie urbaine, les ’travailleurs manuels’, les nouveaux arrivants dans l’agglomération, éprouvent souvent des difficultés à s’intégrer à la société urbaine.

Cette exclusion se manifeste notamment dans leur soumission aux aléas des mutations de l’habitat et se traduit dans une certaine mobilité spatiale, les amenant des interstices de la ville centre aux nouvelles formes d’habitat qui se mettent peu à peu en place dans sa périphérie : ’l’agglomération lyonnaise reste fidèle à une mobilité plus traditionnelle, où déplacement spatial, changement fréquent de domicile, et donc carrière urbanistique complexe demeurent le lot des plus défavorisés’123.

Cette carrière résidentielle ’forcée’ est appréhendée dès les années 50 en termes d’évincement et d’élimination de l’espace urbain central des faibles par G. Malignac124 qui y perçoit un des processus amenant à la formation d’un sous-prolétariat urbain qui correspond assez largement à ceux que l’on désigne à travers le terme de populations défavorisées.

La distribution des groupes sociaux est alors bien nette et les processus de desserrement observés sont une étape supplémentaire dans la relégation des populations pauvres (dans l’hypothèse où cette segrégation-relégation a toujours opéré). Relégation à prendre au sens non pas d’un espace circulaire géocentrique (du centre vers la périphérie en passant par le péricentre et les couronnes successives) mais dans le rapport à l’occupation de l’espace valorisé dont la compétition s’organise de manière fine et à une échelle souvent très localisée, qui correspondrait plus à la pratique habitante de l’espace vécu, du quartier. Néanmoins ce qui transparaît des données globales, ce sont bien évidemment les phénomènes généraux qui semblent structurer depuis bien longtemps la physionomie de l’agglomération lyonnaise. L’approche par grandes masses donne une vision dichotomique simpliste mais réaliste de la répartition des populations, de même que l’évolution de leur place dans l’espace urbain.

L’ouest de l’agglomération a toujours été le domaine des réserves foncières plus ou moins bien protégées d’une exploitation intensive par les difficultés d’accès. En fait, c’est la nature de la possession foncière elle-même qui est la garante de cet état de fait. Les grandes propriétés de l’ouest ont été investies très tôt dans le 20ème siècle par la bourgeoisie lyonnaise, poussée à quitter le centre-ville sous la pression du développement des affaires. Le développement des transports, en particulier de l’automobile, a facilité ce transfert de résidence dans la banlieue et la grande banlieue qui deviennent ainsi les zones de résidence privilégiées des familles bourgeoises125 (la Croix-Rousse, Caluire et Cuire, et plus généralement l’ouest et le nord de l’agglomération).

Une telle ’vocation’ ne permet pas au petit capital d’investissement et encore moins aux organismes publics de logement de s’y implanter. D’ailleurs l’agrément naturel des coteaux, patiné de cette occupation bourgeoise, a définitivement forgé une identité de lieu qui se traduit directement dans les valeurs foncières. L’absence d’industries ou d’autres activités de production ’concrète’, de fabrication peut effectivement se fonder sur les difficultés du site, ce type d’activité consommant par essence de grandes étendues d’espace, de préférence à proximité des axes de circulation et d’accès facile.

Mais il est à noter que le problème se pose autrement pour l’habitat, qui n’a pas pour autant pénétré, tout au moins dans sa version populaire, sociale, ce secteur de l’agglomération.

L’argument de la difficulté d’accès, y compris aux entreprises de bâtiment, est mis en doute par P. Dumolard126 constatant que c’est justement lorsque les techniques d’urbanisme sont devenues les plus efficaces que la dissymétrie Est-Ouest s’est accentuée. Il y a, en effet, au-delà du problème du relief, la ’barrière’ que constitua pendant longtemps ’un ensemble de propriétés bourgeoises et ecclésiastiques’.

La distance par la propriété est la plus symbolique de la division sociale (cf. l’acception marxienne des classes sociales) et illustre de manière simple l’une des dimensions fondamentales du statut de l’espace : produit et non simple réceptacle dans les processus de polarisation sociale et de ségrégation. De manière presque symétrique, les plaines de l’Est et du Sud recueillent en plus des délocalisations et de l’implantation d’industries et de manufactures, facilitées par le morcellement foncier, les premières délocalisations ’humaines’ de l’après-guerre.

Le pendant de cette mobilité forcée est la disponibilité de logements ’adaptés’ aux capacités sinon aux moeurs de cette population à faible pouvoir socio-économique dans un contexte de pénurie. Mais la gamme de l’offre disponible reste du fait de cette pénurie limitée aux solutions traditionnellement dévolues aux exclus des marchés du logement.

Le législateur, en réponse aux injonctions du politique, placées sous le signe de la rigueur budgétaire, essaie de trouver des moyens d’ajustement, en l’occurrence par une diversification de l’offre par le bas. C’est ainsi que dans le cadre de la réglementation générale de la construction, on retrouve cette intention du législateur, dans son intervention pour offrir un logement à tous, de diversifier en fonction des besoins et pour cela de connaître ces besoins, de les quantifier et de les codifier. De cette intention découle la nécessité de formaliser et d’institutionnaliser une typologie des logements en fonction des populations destinataires. Les problèmes budgétaires vont y apporter une inflexion qui sera lourde de conséquences : n’ayant pas les moyens pour tout financer, les pouvoirs publics vont gérer la pénurie en rationnant sur les plus pauvres, en déshabillant les programmes et en limitant le confort au strict nécessaire.

Si tout cela doit être cautionné de manière légale, c’est-à-dire inscrit dans un texte de loi auquel les études déjà réalisées donnent une assise ’scientifique’, il s’agit dans le même mouvement, de donner au confort un statut et une mesure explicites. L’étalon ’confort’ sera le logement HLM ordinaire qui polarisera la mobilité résidentielle des couches populaires du taudis vers le confort. Cette définition réglementaire de la norme en matière de logement rend plus commode la distinction entre le logement normal et le logement spécifique. L’évolution de cette norme, à chaque fois saisie dans l’instantanée de la réglementation, relativise donc toute codification rigide des catégories de logements entre bons et mauvais logements, entre logements normaux et logements spécifiques. Or, le minimum confortable que les 30 glorieuses essaient de démocratiser ne peut se réaliser que si le droit au logement pour tous, qui en est le support fondamental, devient effectif. Autrement, ce minimum (le logement HLM ordinaire), véritable référence du confort domestique, va incarner la frontière séparant les déshérités en deçà de cet ordinaire des populations pour lesquelles un accès au logement et au monde moderne est réalisable.

Si les racines de ce décalage plongent dans la pénurie et la crise de la reconstruction, les progrès dans le confort HLM et dans la société en général, les années de croissance à venir y mettront naturellement un terme. Sa reconduction pendant les années de gloire, au plus fort de la croissance et de la production immobilière, peut-elle s’établir sur les mêmes fondements ?

Notes
122.

J-L. Pinol, 1980, p.155

123.

J-L. Pinol, 1980, p.19. L’agglomération lyonnaise est comprise dans la limite des communes limitrophes de Lyon à savoir : Villeurbanne, Caluire, Vaulx-en-Velin, Bron, Vénissieux, Saint-Fons, Pierre-Bénite, La Mulatière, Oullins et Sainte-Foy.

124.

G. Malignac, op. cit., 1957.

125.

A. Chatelain, ’De l’histoire sociale à la géographie sociale : les horizons d’une géohistoire sociale de la bourgeoisie lyonnaise’, Etudes rhodaniennes, volume 25 n°1/1950, pp.90-98

126.

P. Dumolard, ’Croissance et réorganisation de l’ensemble urbain lyonnais’, in Revue de géographie de Lyon 1981/vol.56 n°1