II- Des besoins importants mais difficiles à cerner , une réponse insuffisante

L’analyse des besoins en logement s’avère difficile tant les données nécessaires à sa conduite ne sont pas toujours disponibles et fiables au niveau local, qui apparaît comme le niveau le plus pertinent d’appréhension de ces problèmes. Pourtant, une bonne estimation des besoins suppose une connaissance précise des mouvements démographiques et du parc immobilier. Certes, le décalage observé entre ces deux ordres de phénomènes est patent dans ses grandes lignes, mais l’absence d’indicateurs appropriés dans les recensements ne permet pas de descendre à un niveau d’analyse très fin des besoins.

Cependant une enquête rétrospective du Ministère de la construction et de la direction régionale de l’INSEE réalisée en 1958 sur le logement dans l’agglomération lyonnaise, à partir des résultats du RGP de 1954 complétés par des sondages, se donnait pour objectif de déterminer le nombre et la catégorie de logements nécessaires pour que chaque famille dispose d’un logement adapté à ses besoins, et dégager un certain volant de logements disponibles pour permettre l’exercice d’un libre choix et supprimer la spéculation131.

Tableau 11 : Structure du parc de l’agglomération lyonnaise (résidences principales-1954)
Nb pièces
Communes
1 2 3 4 5 6 et + ND Total
Lyon 24.6 32.7 19.9 8 2.7 2.1 9.9 100%
Villeurbanne 24.4 39.8 19.5 8.2 2.1 1.2 4.8 100
Caluire 11.7 29.2 27.2 14.8 6.9 7.4 2.7 100
Oullins 15.3 35.1 25.6 15 3 2.7 3.2 100
Vénissieux 16.1 26.7 28.3 18.9 3.9 1.6 4.4 100
Bron 10.7 23.9 29.2 20.3 7.2 4.7 3.9 100
La Mulatière 31.4 31.3 19.9 7.3 2.8 4 3.5 100
St-Fons 21.4 32 25.4 11.7 3.5 1.4 4.5 100
Ste-Foy 8.3 21.7 27.8 18.2 10 10.3 3.7 100
Total AL 23.4 33.2 20.7 9 2.9 2.2 8.4 100
Source : Insee, RGP 1954

L’analyse consiste essentiellement à appliquer à la structure du parc de l’agglomération lyonnaise une grille de peuplement élaborée par les services du Ministère de la construction permettant de dégager la structure du surpeuplement dans le parc et d’en déduire le niveau et la structure des besoins. En outre, l’analyse prend en compte les éléments de nature à influer sur ces besoins notamment les critères de vétusté et d’insalubrité, d’obsolescence et de renouvellement du bâti, des mesures tendant à rétablir une occupation optimale des logements sous-occupés etc...

L’ensemble de ces considérations aboutit à une estimation des besoins en logements en 1954 résumée dans le tableau suivant :

Tablaue 12 : Estimation des besoins en logements en 1954 dans l’agglomération lyonnaise
Nombre de pièces
1 2 3 4 5 ND Total
Lgts existants en 1954 54 020 73 900 44 100 20 340 11 900 18 800 223 140
Démolir pour vétusté 9 880 13 680 8 360 3 800 2 280 - 38 000
Reste 44 140 60 220 35 740 16 540 9 620 18 880 185 140
Besoins totaux calculés 21 240 38 830 86 590 35 834 21 766 18 880 223 140
Logements à construire * * 50 850 19 294 12 146 * 82 290
Total à construire 82 290
Source : Ministère de la construction –Insee- direction régionale, op.cit.

Cette estimation rétrospective correspond d’une certaine manière au solde des efforts de construction depuis la fin de la guerre par rapport aux besoins locaux. Le retard accumulé s’élève à 82 290 logements à édifier, un niveau élevé qui témoigne de la faillite, de l’échec des actions entreprises durant cette période.

L’analyse de ces données atteste que la vétusté du parc, qui concerne 17% des logements, n’est pas seulement le fait des petits logements mais touche de la même manière les petits et les grands logements (18.3% des T1, 18.5% des T2 et 19% des T3, 18.7% des T4, 19.16% des T5).

Le déséquilibre que l’on a pu cependant observer entre la typologie du parc et son occupation est lourd de conséquences. En effet, si l’offre réelle en logements d’une et de deux pièces est largement au-delà des besoins dans cette catégorie, alors que c’est l’inverse en ce qui concerne les grands logements, on peut en déduire les modalités de régulation d’un tel décalage : les grands ménages dont les besoins ne sont pas satisfaits sont ceux-là mêmes qui se retrouvent, contraints et forcés, dans les petits logements en excédent.

Il s’agit là d’une situation d’allocation plus ou moins optimale des logements par rapport à la demande réelle : il y a trop de petits logements par rapport au nombre de (petits) ménages qui y correspondraient effectivement selon la grille de peuplement officielle ; les petits logements en trop sont logiquement occupés ou plutôt suroccupés par de grands ménages dont les besoins se heurtent à l’insuffisance de grands logements. L’essentiel de ces besoins serait donc constitué de ce qui deviendra le logement moyen par excellence à savoir le logement de trois pièces, entre les petits et les grands appartements. La structure du parc est donc fondamentalement déconnectée de la réalité de la demande et de la composition de la structure démographique.

Mais au-delà de ce décalage structurel entre offre et besoins, une distinction catégorielle fondamentale est faite entre les populations dont la situation sociale garantit la possibilité d’une occupation ’bourgeoise’ d’un logement neuf et les populations dont les ressources ne leur permettent pas de répondre à ces mêmes exigences.

Ces analyses confirment les observations faites d’une part sur la structure du parc et d’autre part sur l’appréhension d’une population particulière pour laquelle des solutions spécifiques doivent être recherchées, les solutions jusque là mises en oeuvre ne lui étant pas destinées.

Il s’agit essentiellement des ménages appartenant aux catégories de manoeuvres et d’ouvriers spécialisés, dont on estime qu’ils sont mal logés à 20-25%. Pour cette frange particulière, ’il y aurait lieu soit d’envisager la construction d’appartements à normes réduites, soit d’accroître l’aide sociale de la collectivité’132. Naturellement c’est la première solution, moins gourmande en dépenses publiques et plus opportune, qui va prévaloir.

On retrouve ainsi, dans la ventilation du programme de construction à mener pour résoudre le problème du logement dans l’agglomération lyonnaise, une catégorisation distinguant en trois éléments la segmentation sociale à travers la catégorisation des logements à construire.

Tableau 13 : Ventilation des besoins en logements par catégories en 1954
3 pièces 4 pièces 5 pièces Total
Logements très modestes 4 000 1 500 500 6 000
Logements modestes 35 149 13 356 8 852 57 357
Autres logements 11 701 4 438 2 794 18 933
Besoins en 1954 50 850 19 294 12 146 82 290
Source : Ministère de la construction –Insee- direction régionale, op.cit

La catégorie ’autres logements’ correspond à la construction privée, celle réalisée en dehors des circuits de financement public. La catégorie ’logements modestes’ correspond au logement social ordinaire, banal des organismes sociaux. La catégorie ’logements très modestes’ est l’équivalent public du logement des plus démunis dont les ressources ne leur permettent pas d’accéder au logement social banal.

On peut considérer cette inscription, de logements à normes réduites, dans un programme de production publique de logements sociaux, comme l’institutionnalisation de fait d’une filière spécifique, dont l’existence suffira désormais à écarter de l’accès au parc ’normal’ toute population que des critères plus ou moins fondés permettent de ranger dans cette catégorie spécifique.

Le logement ’très modeste’ ou ’très social’ se résume ici à un logement à normes réduites par rapport au logement social banal. Ce traitement à la marge du logement des plus démunis est fondé sur la correspondance entre une partie de la population et une partie du parc, toutes les deux marginalisées, correspondance qui va trouver un écho dans toute l’épaisseur de la réalité sociale.

On voit en effet dans la typologie de cette estimation des besoins (cf. 9) un décalage fondamental par rapport à la structure des besoins : alors que le mal logement est d’une manière générale caractérisé et nourri par le surpeuplement (a fortiori pour les plus mal logés des plus pauvres), la répartition des logements très modestes à édifier fait la part belle au logement moyen de trois pièces pour 2/3 contre 1/3 de grands logements, pourtant seuls à même de répondre réellement aux problèmes de surpeuplement. Cela est d’autant plus significatif que pour les autres logements, la proportion de grands logements est sensiblement plus élevée.

Dans la continuité de ces exercices de prospective, les résultats d’une autre enquête de la direction régionale de l’INSEE ont fait l’objet d’interprétations légèrement différentes dans le cadre des études du Plan d’Urbanisme Directeur du groupement d’urbanisme de la région lyonnaise133 présenté en 1960. A partir d’une estimation de l’évolution démographique à l’horizon 1975, une estimation parallèle a permis de fixer à 70 000 le nombre de logements à construire pour absorber l’accroissement démographique entre 1954 et 1975.

Tableau 14 : Répartition théorique des 70 000 logements à construire entre 1954 et 1975 pour absorber l’accroissement de la population.
Petits logements Grands logements Total général
1p. 2p. Total 3p. 4p. 5p. + Total
Secteur social (75%) 1.300 2.800 4.100 14.500
30%
19.400
40%
14.500
30%
48.400
100%
52.500
Autres secteurs(25%) 500 900 1.400 10.000
62%
4.000
25%
2.100
13%
16.100
100%
17.500
Total 1.800
2,6%
3.700
5,3%
5.500
7,9%
24.500
35%
23.400
33,4%
16.600
23,7%
64.500
92,1%
70.000
100%
Source : Plan directeur d’urbanisme du groupement d’urbanisme de Lyon, op. cit.

A cet effort pour répondre à l’accroissement démographique se rajoute la nécessité de construire environ 82 000 logements pour solder l’héritage du passé que constituent le surpeuplement et les taudis à résorber. En réintégrant dans cette offre une part des logements existants libérés (par exemple les petits logements surpeuplés qui retrouvent un peuplement normal), c’est en définitive quelque 147 000 ’grands’ logements qu’il faudra donc construire entre 1954 et 1975. L’effort réalisé entre 1954 et 1960 ramène la moyenne du rythme de construction à environ 7 000 logements par an pour les quinze années à venir.

L’analyse dans le détail de l’évolution socio-économique et socio-professionnelle a permis de dégager les différents profils des ménages que ces logements sont destinés à accueillir.

Pour les logements devant répondre à la croissance démographique uniquement (cf. 10), cette différenciation des profils est ramenée à une distinction entre deux grandes catégories de logements : le secteur social (qui couvre les 3/4 de ces logements) et les autres secteurs (libre, primé...).

Pour l’ensemble des logements à construire, le parti a été pris de n’édifier que des ’grands’ logements, en réponse d’une part à l’augmentation (réelle ou potentielle du fait de leur profil) de la taille des ménages et de l’autre au désir d’amélioration des conditions d’occupation dont la surface est un élément central. Les besoins en petits logements seront naturellement satisfaits par la libération de ceux existants dont les occupants anciens en surpeuplement ont trouvé de nouveaux logements plus conformes à leur taille.

Les 150 000 logements à édifier se répartissent essentiellement, outre le secteur HLM qui en représentera moins d’1/3 (20 à 30% selon les années), entre logements primés à 10 F. (logécos) et, dans une moindre proportion, logements primés à 6 F. avec ou sans prêts du Crédit Foncier.

Les conclusions de cet exercice de prévision des besoins montrent que la crise du logement est appréhendée dans sa nature structurelle et dans son historicité, avec une explicitation et une reconnaissance des causes profondes, d’où l’inscription des mesures et du programme d’objectifs dans une temporalité durable et une continuité de l’effort de construction.

La première estimation des besoins avait conclu à la nécessité de développer, à côté de l’offre normale, une offre adaptée aux plus démunis. La deuxième confirme la nécessité d’une offre conséquente (autour de 20 à 30%) de logements sociaux et pour l’ensemble de la production immobilière, une adaptation à la taille et à la composition des ménages par une offre systématique de grands logements.

Les mesures de relance prises dans le cadre de la politique globale du logement intègrent ces deux aspects sans pour autant répondre de manière satisfaisante à l’un ou à l’autre. Cependant dans l’agglomération lyonnaise, l’inscription de ces orientations dans un document de planification ayant vocation à encadrer son développement a permis à la construction de connaître des niveaux relativement élevés et en croissance jusqu’au milieu des années 1970.

message URL GRAPH03-1.gif
Graphique n°3 : Nombre de logements terminés par secteurs de la construction dans le Rhône (1957-1971)
message URL GRAPH03-2.gif

L’observation des données au niveau du département134 révèle une montée en puissance régulière de l’offre totale. Alors que l’offre de reconstruction décline logiquement dès le début des années 1960, ce sont les logements primés et les logécos en particulier qui vont soutenir cette croissance jusqu’en 1965. Au-delà, les logements non-primés prennent le relais en assurant environ le cinquième de la production. L’offre HLM correspond quant à elle à un tiers environ de la production totale, avec quelques fléchissements coïncidant avec des changements importants dans la réglementation HLM (unification de l’offre HLM et la création des ILM en 1961-62 ; la mise en place de la Caisse de prêt aux HLM en 1966).

Elle affiche cependant un net décalage avec la demande dont l’ampleur réelle est d’autant plus difficile à cerner qu’il n’y a pas de centre unique d’enregistrement. Les fichiers tenus par les principaux organismes de logement social en donnent cependant une idée. En novembre 1964, on comptabilise ainsi 11 000 demandes non-satisfaites pour l’Office départemental du Rhône ; 13 000 pour l’Office municipal de Lyon ; 5 000 pour l’Office municipal de Villeurbanne. A celles-ci, il faudrait bien sûr rajouter celles déposées auprès des autres organismes. Face à cette considérable demande, le niveau global de l’offre sociale s’avère trop faible pour constituer une réelle solution à court terme.

En conclusion, la croissance de la construction immobilière est bien conforme, au moins en ce qui concerne l’offre HLM, aux prévisions évoquées supra mais pas à la demande. L’absence de données plus fines ne permet pas d’en vérifier les autres éléments, notamment la typologie. Ces limitations statistiques peuvent cependant être contournées si l’on déplace quelque peu le questionnement en le portant non plus sur l’évolution de la croissance immobilière mais sur le résultat même de cette évolution.

On peut en effet, à partir du recensement de 1975 dresser l’état du parc issu de ces deux décennies de croissance immobilière et même d’en interpréter certaines évolutions caractéristiques en les référant aux données des recensements antérieurs présentant sur le logement et l’habitat des éléments comparables. Si la comparaison paraît difficile avec le parc de l’après-guerre du fait des changements d’échelle et de la nature des enjeux, le recensement de 1962 présente en revanche des équivalences qui permettent d’observer l’évolution entre ces deux dates avec la commodité supplémentaire de pouvoir recomposer sur le territoire d’étude (l’agglomération lyonnaise) les séries de données nécessaires à une telle opération.

Notes
131.

Ministère de la construction- Direction départementale du Rhône, Insee-Direction régionale de Lyon, 1958.

132.

Ministère de la construction- Direction départementale du Rhône, Insee-Direction régionale de Lyon, op. cit. p.5, (c’est nous qui soulignons)

133.

Ce plan est un schéma général d’orientation du développement des communes ; il est également la base principale du PME (programme de modernisation et d’équipement) de l’agglomération lyonnaise.

134.

Les données sur l’évolution de la construction ne sont pas disponibles au niveau de l’agglomération.