II- Fonctionnement du système local d’acteurs et recompositions socio-spatiales

L’hypothèse que c’est à partir du moment où les collectivités locales, confrontées à la problématique du relogement des occupants des bidonvilles, vont percevoir dans cette offre une solution possible qu’elles vont soutenir l’action des associations en les intégrant de facto dans le système où elles joueront le rôle de garant positif de leur action ’négative’ de résorption, trouve dans les rapports de ces deux milieux des éléments de confirmation. Loin de mettre en péril les orientations fondamentales du développement urbain, elles ont au contraire la garantie de la prise en compte et du traitement ’humain’ des questions de relogement qui accompagnent les opérations de résorption. Le soutien des collectivités locales a été explicitement accordé dans cet objectif de participation comme pompier des opérations de résorption.

Le soutien que Pradel, ’homme de coeur dont le souci premier était la promotion de la construction, au profit d’abord des plus démunis’ 161, apporte au Foyer NDSA dans sa lutte contre les bidonvilles lui permet en effet de déléguer à ce dernier ’la partie la plus difficile sur le plan humain de l’opération ; le relogement ou le transit de la plus humble partie de la population touchée’162 qui se traduit généralement par la délocalisation de celle-ci en périphérie.

De même, le Conseil Général du Rhône s’illustre dans le financement du logement social par ’les subventions [...] à des organismes de dépannage construisant des logements pour les familles les plus déshéritées (Foyer Notre-Dame des Sans-Abri, Comité lyonnais de Secours d’urgence, Centre de propagande et d’action contre le taudis)’163, au détriment parfois des crédits accordés à son Office HLM.

Certes les engagements financiers restent limités, mais leur tournure illustre bien la volonté des collectivités de laisser le développement de la construction d’abord au marché et à la promotion immobilière en plein essor et même, le cas échéant, de leur en faciliter la bonne conduite en aidant au relogement des ’victimes’ de la rénovation.

Les opérations de rénovation des bidonvilles sont la toile de fond sur laquelle se greffe l’édification de l’offre spécifique dans son ensemble et qui en est donc le fil conducteur. Cette offre investit l’espace urbain selon un mode stratégique et y tisse un maillage très fin. Ce filigrane, que l’on peut considérer comme l’espace effectif des populations démunies dans l’agglomération lyonnaise, montre une logique qui découle de celle du système local d’acteurs producteur de cette offre spécifique. La logique générale de ce dernier est articulée autour d’une attitude de compromis institutionnel sur la valeur et la valorisation des espaces urbains, compromis qui actualise à chaque fois et selon des arguments internes au système, l’adéquation des positions sociale et spatiale c’est-à-dire l’adéquation de la valeur (y compris symbolique) de l’espace urbain à son occupation sociale. Le consensus sur la position sociale des occupants des bidonvilles à reloger ramène la question à la recherche d’un habitat qui correspondrait à sa position spatiale, à travers à la fois un type de logement de qualité inférieure et un environnement dévalorisé.

La valorisation globale résultant d’une telle opération doit être ’bénéfique’ à l’échelle de l’agglomération qui est l’échelle de régulation de ce système. Autrement dit, les risques fonciers, urbains, socio-politiques... qui en résulteraient doivent être largement couverts par la valorisation qui en résulterait sur les mêmes plans.

Les campagnes de rénovation urbaine sont en effet conduites avec des préoccupations qui ne sont pas que philanthropiques ou de santé publique. Les intérêts des divers acteurs qui y prennent part imposent un certain nombre d’interventions au rang desquelles ne figure pas vraiment le relogement des occupants des bidonvilles qui ne sont qu’un obstacle à lever sinon à contourner. Et comme les collectivités locales ne veulent pas non plus assumer des charges nouvelles en prenant à leur compte des populations qui jusque là étaient autonomes dans leur bidonville et ne leur coûtaient rien, ce sont encore aux associations privées, en l’occurrence le PACT et le Foyer NDSA, que va échoir ce volet de l’action publique.

Fortes de leur vocation, de leur expérience et de leur spécialisation dans la lutte pour les sans-logis, ces associations, dont le combat n’a que peu intéressé jusque là les édiles locaux, se révèlent susceptibles de faciliter quelque peu la conduite des affaires de rénovation. Des alliées avec lesquelles se met en place implicitement (et même quelquefois explicitement) cette répartition des tâches en contrepartie du soutien des acteurs en question, sous diverses formes : dons, subventions, crédits, apports et cessions de terrains etc... qui en font les véritables maîtres d’ouvrage des opérations en question.

Le système d’acteurs maîtrise ainsi l’ensemble de la procédure de production du logement spécifique à travers le choix du terrain d’implantation souvent cédé par une collectivité, de l’organisme constructeur (organismes HLM diversement liés aux collectivités locales), de l’organisme gestionnaire (associations privées reposant principalement sur les financements des mêmes collectivités) et enfin des personnes à y reloger, avec priorité aux mal logés de la localité d’accueil ou aux anciens occupants du bidonville résorbé.

Cette maîtrise totale permet au système local d’acteurs d’imposer sa logique et ses orientations propres à la procédure de résorption-relogement et souligne sa responsabilité dans la dynamique résidentielle des populations démunies. Une telle mainmise est stratégique car cette offre spécifique possède une forte capacité de structuration (et donc de déstructuration) urbaine.

Les acteurs qui la redoutent, en particulier les communes en charge de la bonne régulation du marché du logement et des équilibres sociaux sur leurs territoires, expriment cette crainte dans une volonté de maîtriser et d’orienter cette offre principalement dans sa localisation, y compris au niveau infracommunal le plus fin.

Ces dernières sont d’ailleurs souvent soutenues dans cette démarche par des entreprises candidates à l’acquisition des terrains en question ou déjà propriétaires des terrains mais qui ne peuvent en jouir en l’état. Les propositions en direction des associations comme le Foyer NDSA sont généralement la participation à l’achat voire l’offre de solutions d’urgence du type ’algécos’, pavillons métalliques, baraquements préfabriqués, abris de chantier... sous réserve qu’un terrain d’installation soit trouvé, ce qui relève le plus souvent de la volonté des élus locaux.

Dans les négociations précédant la mise en place d’une nouvelle offre de relogement des occupants d’un bidonville, en dehors du cas où elle se fait sur la même commune, les compromis qui se font à chaque fois sur un terrain (ou une zone plus ou moins bien définie) que le système local d’acteurs considère capable d’accueillir les logements dédiés à cette population, sont aussi révélateurs du caractère généralement négatif des processus urbains en cours sur ces territoires : dévalorisation réelle ou potentielle, occupation spécifique déjà prononcée que cette nouvelle arrivée va certainement accentuer.

Les outils de négociations des municipalités, en particulier le permis de construire, sont autrement plus efficaces que la charité des uns ou les impératifs globaux du développement urbain des autres. En l’occurrence, sa délivrance est la plupart du temps soumise à des conditions explicitement fixées par les communes d’accueil avec deux préoccupations principales : reloger en priorité les mal logés de la localité d’accueil (charité bien ordonnée...) et limitation voire exclusion des familles indésirables (c’est-à-dire généralement migrantes ou gitanes). Dans ces conditions et dans la limite des capacités de la nouvelle cité, les occupants des bidonvilles en voie de résorption et pour lesquels ces relogements ont été prévus peuvent enfin y accéder.

La politique de rénovation urbaine participe donc bien, avec son corollaire, le rejet de ces populations pauvres hors du centre, d’un changement social fondamental alliant gentryfication et relégation. Dans ce mouvement de ’vases communicants’, la construction des cités de transit apparaît comme un élément de régulation de l’offre globale de logement.

La territorialisation de ces cités traduit l’attitude du système d’acteurs et révèle en même temps les compromis internes pris entre la nécessité de reloger et les réticences à accueillir des populations susceptibles de mettre en question les équilibres existants. L’offre spécifique est ainsi régulée non pas en référence à une demande potentielle contenue dans les bidonvilles, mais par des considérations plus pragmatiques des acteurs dans la défense de leurs intérêts.

Ce n’est pas tant la légitimité d’une telle attitude qui est en cause ici que l’habillage et la présentation philanthropiques qui en sont faits, avec l’aval (bien souvent à leur corps défendant) des associations privées prises dans le piège de l’institutionnalisation.

Notes
161.

A. Latreille, op. cit., p.39

162.

A. Latreille, op. cit., p.40

163.

J. Lojkine, op. cit., p.