I- Les cadres de l’action publique : des statuts aux représentations

L’histoire du logement spécifique est l’histoire d’une demande particulière jamais assez satisfaite mais continuellement alimentée, par la croissance urbaine, les grandes opérations de rénovation urbaine, la résorption de l’habitat insalubre, l’immigration, la paupérisation... Entre les attentes et l’offre, l’articulation qui doit se faire au niveau de la programmation des politiques du logement s’est toujours faite à la marge de celles-ci. Les différentes formes de régulation des marchés du logement adoptées à chaque période de crise ont à chaque fois apporté des modalités correctives, agissant à la marge et instituant des formes spécifiques de logements destinés aux populations défavorisées sans poser les bases d’une réelle régulation des déséquilibres constatés.

Ces déséquilibres ne peuvent être circonscrits à une approche strictement quantitative. En effet, si l’affirmation de la sortie de la crise quantitative est statistiquement observable, elle coexiste bien aujourd’hui avec le maintien de certaines populations, contraintes d’occuper les fragments les plus inconfortables du parc, dans un état d’exclusion durable par le logement. Et si l’injonction de confort pour tous est une invention récente210, son avènement pour les populations démunies reste très logiquement subordonné à la réalisation préalable du droit au logement pour tous.

La qualité du logement dans laquelle cette notion peut se traduire est elle-même relative et a connu des évolutions importantes dans le temps. Il semble toutefois que, bien que pris dans ce mouvement d’amélioration, le logement des classes populaires garde des caractéristiques fondamentales qui le situent toujours en marge et en deçà des conditions de logement des autres couches de la population car si l’on est passé du taudis au dortoir collectif ’propre à la discipline d’usine’ ; puis à la prolifération des ’hôtels et meublés conçus pour les pauvres’, l’amélioration apportée par ces passages a toujours été relative car ’les attributs spécifiques à la résidence ouvrière demeurent’211.

La place centrale occupée par la classe ouvrière dans les sociétés industrielles du 19ème siècle tant sur le plan politique qu’économique explique un certain nombre des engagements alors pris en faveur de son intégration sociale notamment à travers le logement qui représente un des facteurs d’intégration les plus importants et des plus stables212. L’intervention de l’Etat dans la production de logement a ainsi dès le départ (loi Siegfried de 1894 sur les HBM) été motivée par le souci de remédier à la crise du logement, dont cette formation sociale était la première victime, et ce dans un souci explicite de stabilité sociale.

Ainsi, la société des HBM que J. Siegfried fonde en 1889 avec Picot se veut non seulement une structure de réflexion et de propositions dans le domaine du logement ouvrier, mais surtout comme un instrument de propagande chargé de démontrer aux élites toute l’importance sociale de la lutte contre l’insalubrité du logement ouvrier, avec deux orientations envisagées dans cet engagement : amélioration du confort de l’habitat existant et lancement d’une réelle politique de construction de logements économiques213 accessibles à cette couche sociale.

L’élargissement de la cible de cette politique aux classes moyennes voire aux couches aisées au début du 20ème siècle se traduit dans une diversification de l’offre dont le premier avatar est la mise en place par la loi Loucheur de l’HBM améliorée, proposée comme réponse à la demande des classes moyennes également touchées par des difficultés de logement. Dans son programme de 260 000 logements à édifier entre 1928 et 1933, le Plan Loucheur prévoit en effet 60 000 habitations à loyer moyen à côté de 200 000 HBM ordinaires. Si cela traduit d’une certaine façon l’extension de la crise aux couches moyennes, on peut aussi y voir que le contexte de crise n’oblige pas forcément à adopter les solutions les plus médiocres en termes de qualité et de confort.

Au-delà, cette intervention apparaît comme une faille importante dans l’encadrement public de la construction, qui substitue au principe de l’unicité de l’offre sociale le principe du ciblage voire de l’adaptation de cette offre aux besoins objectifs ou supposés des populations. Cette première catégorisation est en fait le prélude à une systématisation de la catégorisation des logements implicitement référée aux catégorisations sociétales dominantes que l’action publique transcrit dans une segmentation des populations cibles en trois sous-ensembles à savoir ceux dont le logement peut trouver une solution dans le secteur privé, ceux qu’un programme de constructions aidées peut permettre de loger et enfin ceux dont l’accès même au parc social est problématique et pour qui une solution particulière est à envisager. La hiérarchie sociale retrouve là un pendant résidentiel.

Le principe de cette intervention-diversification va être retenu et appliqué dès 1930 par la mise en place d’un nouveau type de logement dit HBM améliorée (loi du 28.06.30), qui vient s’intercaler entre l’HBM ordinaire et l’immeuble à loyer moyen (ILM), et plus tard, de manière plus systématique lorsque à la fin de la deuxième guerre mondiale, la crise et la pénurie vont frapper plus ou moins durement l’ensemble des couches sociales.

Stabilisée autour de l’HBM (et plus tard de l’HLM) ordinaire, la politique de diversification de l’offre vers le haut (en direction des couches moyennes) et vers le bas (couches populaires et personnes défavorisées) va servir de terrain d’expérimentation à la fois pour une industrie du bâtiment en pleine révolution et à une politique du logement encore balbutiante. Mais très tôt on observe un glissement vers le haut, de la (re)construction pour les sinistrés de guerre, les situations les plus urgentes et les mal-logés d’une façon générale, vers une politique d’offre en direction des ’classes moyennes’, qui va pénaliser encore plus ceux dont la situation relève de l’urgence.

En réalité c’est dans la recherche d’une diversification vers le bas que vont réellement se mener et se conceptualiser les expérimentations en question ; la diversification vers le haut consistant simplement à déplafonner les prix, surfaces, prestations..., ce qui revient à lever des contraintes que l’on s’efforçait de respecter au nom de principes d’économie. Par contre, la diversification vers le bas suppose de trouver des solutions logements avec des contraintes encore plus fortes que celles pesant sur le logement social ordinaire et déjà considérées comme difficiles à satisfaire. C’est pourtant là que doit porter l’effort car les besoins sont immenses et les moyens limités.

La période définie par les débuts de l’intervention massive de l’Etat va mettre en lumière des situations qui jusque-là avaient bénéficié de l’ombre d’un satisfecit politique et social. La guerre, par l’aggravation des conditions de vie, va en effet obliger à regarder les réalités en face. C’est que la crise et la pénurie touchent toutes les couches de la société et tous les secteurs. Les destructions de la guerre vont amplifier l’état de dégradation du parc de logements qui, entre la mauvaise reconstruction qui a suivi la première guerre mondiale, les retards de construction de l’entre-deux-guerres, le vieillissement du parc existant et son état de salubrité général, la précarité de l’habitat d’un grand nombre de travailleurs notamment ouvriers et couches inférieures de la classe ouvrière, accusait déjà des signes d’une crise (séculaire mais) jusque là contenue tant bien que mal214.

Les premières années de la reconstruction et par la suite celles de la croissance seront à cet égard caractérisées par un foisonnement de textes et de procédures et par la volonté de répondre à la demande non solvable par un habitat ’économique’, avec une conception fondée sur le postulat de l’inadaptation de certaines populations qui justifie le projet implicite de cet habitat : la promotion de ces populations vers une forme d’habitat plus ’normale’, après un apprentissage et une éducation à la vie sociale (une sorte de resocialisation).

Les politiques du logement redéfinies à partir de la réforme de 1977 se fondent sur le constat d’échec de ces formes et marquent une évolution dans l’appréhension du problème. De la lutte contre les taudis, on est passé à une lutte contre l’exclusion, sur la base des leçons tirées des premières expériences. Les nécessités ou critiques qui ont poussé à cette évolution se sont dans un premier temps manifestées dans le champ politique, en écho aux réactions de la société civile porteuse de projets de solidarité. Mais la traduction en actions concrètes pose à chaque moment la question des rapports entre les pouvoirs publics qui édictent une règle générale traduisant une évolution sociétale et les opérateurs spécialisés chargés de traduire cette règle en actes.

Les années 80 constituent le tournant dans le décalage qui s’instaure progressivement entre dynamisme économique et cohésion sociale. Une des manifestations de ce qu’on a appelé la crise urbaine a été l’éclatement de ces tensions sur les terrains privilégiés que constituent les banlieues. Depuis, la politique de la ville s’est focalisée sur ces territoires qui se sont révélés des lieux de relégation où se rencontre, en même temps et donc en se renforçant, l’ensemble des difficultés constitutives du ’mal-être’ urbain. Le logement social de masse qui emplit ces territoires est l’élément de cristallisation de cette relégation en ce sens qu’il en est le support premier et le plus visible.

Pour autant, la question du logement des plus démunis continue de se poser de manière spécifique aux pouvoirs publics : il ne s’agit plus, par la production et le soutien au secteur du logement d’assurer une certaine fluidité des marchés et de permettre l’accès de tous à un logement, mais plus fondamentalement, la crise quantitative étant terminée, de remplir son rôle de garant de la solidarité nationale en aidant un petit peu plus ceux qui en ont le plus besoin. Par ailleurs, la focalisation de la politique de la ville sur ces nouveaux territoires ne recouvre ni ne recoupe nécessairement la politique du logement, même si cette dernière y intervient également. Cependant, compte tenu de la nature des problèmes qui y sont traités, ces territoires communs à ces deux volets de l’action des pouvoirs publics ne peuvent constituer le terrain idéal d’inscription ou même d’expérimentation de modalités nouvelles d’une offre résidentielle à vocation d’intégration.

Le ’droit créance’ implicitement octroyé aux plus défavorisés se traduit ainsi progressivement dans les faits. Il témoigne de la volonté d’agir à travers des moyens réglementaires et financiers, mais dans le même temps, en reconnaissant l’ampleur des besoins et la gravité actuelle de la situation, il se fait l’écho de l’occultation dont cette population a été l’objet dans le cadre de la ’grande’ politique du logement initiée après-guerre. Car tout au long de cette période, le logement des populations défavorisées a fait l’objet de traitements, de propositions et de réalisations multiples mais toujours sur le mode de l’expérimentation et de l’urgence, à des échelles comparativement bien modestes, sans véritable inscription sur les agendas politiques. Relevant toujours du domaine de l’Etat central, la politique du logement spécifique a rarement bénéficié du soutien politique local.

La question de savoir dans quelles conditions une production de logements adaptés a été possible, autrement dit de savoir comment les acteurs locaux se sont fait les relais du pouvoir politique central dans cette attitude de retrait et de traitement à la marge, peut trouver une clé d’explication dans la contamination doctrinale de ces acteurs locaux par les émanations locales des services centraux, qui ont constitué pendant longtemps (et continuent encore dans certains cas) leurs seules références voire des opérateurs directs dans la mise en oeuvre de certains programmes locaux215.

L’acceptation d’une telle hypothèse donne une dimension plus fondamentale à la question de savoir quelle a été la doctrine des pouvoirs publics en la matière ou encore quelles conceptions, élaborées ou développées par ces derniers, permettraient de comprendre l’attitude ambivalente généralement observée dans ce champ particulier de l’intervention publique.

Notes
210.

O. Le Goff, 1994

211.

G. Groux, C. Lévy, 1993 ; p.141

212.

cf. J-P. Flamand, 1989

213.

G. Groux, C. Lévy, 1993

214.

Voir M. Verret, 1995

215.

cf. P. Grémion, 1976