II- Le logement spécifique entre conceptions et mise en oeuvre. Un essai de typologie

L’offre spécifique de logement articulée aux modalités ci-dessus rappelées de l’intervention publique est fondamentalement référée à la notion de besoins. En effet, l’incantation du droit au logement qui polarise, au-delà des seuls pouvoirs publics, l’ensemble des acteurs mobilisés en faveur des populations défavorisées se fonde pour une part sur l’un des principes des politiques publiques, à savoir la garantie de la solidarité nationale envers ceux qui sont en difficulté. Dans le cadre des politiques du logement, ce principe peut se traduire, de manière simplifiée, dans la recherche de la satisfaction des besoins en logements de l’ensemble de la population.

Au-delà des implications quantitatives réactualisées à chaque période de pénurie, cet objectif prend toujours une résonance particulière quand il s’agit de pourvoir aux besoins de la population la plus démunie. En effet, les besoins de ces populations qui se confondent souvent avec la demande la moins solvable sont d’abord appréhendés en termes de besoins globaux indifférenciés et basiques, correspondant à la nécessité d’un logement sans autre considération que celle d’abriter.

Quels fondements peut-on trouver à ces appréciations ? Comment ces besoins ont-ils été analysés pour aboutir à de telles considérations ? Si le rapprochement entre populations défavorisées et logements ’basiques’ procède d’un raisonnement homologique simplificateur relevant du sens commun, la posture adoptée ici par les acteurs publics s’en rapproche d’assez près et tente même dans certaines circonstances de l’étayer et de la relayer à travers des observations dont la caution scientifique explicite ne saurait occulter la vacuité intrinsèque.

En effet, dès les débuts de la période de reconstruction, les populations spécifiques qui ont focalisé l’attention par l’acuité de leur problème de logement ont en effet rapidement été érigées en sujet d’observation.

Dans les interventions des pouvoirs publics pour remédier à ce problème, les observations ont été menées dans une sorte de reprise de la grande tradition hygiéniste de la fin du 19ème siècle : l’observation porte non pas sur le bâti, l’espace, les conditions objectives de vie, d’habitat, en lien avec les conditions socio-économiques en vigueur... mais sur les habitants, leurs moeurs, leur mode de vie, leurs habitudes ; avec leurs origines étrangères en toile de fond (origine rurale ou immigrée, en tout cas ’étranger’ à la ville et plus globalement au système productif).

De la question du logement, on passe à la question de l’habitant, de l’occupant et donc in fine de l’identité. C’est sur cette pente que vont se greffer ultérieurement les considérations en termes de figures (du marginal, de l’exclu, du pauvre, du nouveau pauvre...) dont la riche taxinomie est à la mesure du dénuement de leur objet. Un tel contexte ne permet pas de poser la problématique en termes de rencontre entre une offre et une demande sur un marché très largement imparfait.

La question qui est posée porte davantage sur la manière dont ils vivent dans ces conditions que sur les véritables causes de leur situation, avec le risque (si ce n’est la volonté) de prendre celle-là pour celles-ci. La posture est pour ce faire plus descriptive qu’analytique.

Les enquêtes sur les structures spécifiques (bidonvilles, cités de transit...) aboutissent rapidement à des grilles de lectures typologiques de ces populations. Mais c’est dans la construction même des grilles d’enquêtes que réside le présupposé ou l’idéologie qu’elles devaient légitimer, à savoir qu’il existe une hiérarchisation des catégories de population dont certaines sont inadaptées au mode de vie en collectivité dominant dans la société française voire asociales, et doivent donc passer par une sorte de processus de ’resocialisation’ avant de pouvoir s’intégrer à la société et dans ses ’logements normaux’.

Ces principes ont été pour l’essentiel formalisés dans les enquêtes de R. Auzelle animant un groupe de recherche dont l’objectif était de ’déceler, dans la vie quotidienne des mal logés, les caractéristiques des anti-sociaux et autres handicapés de la vie’216 ou encore dans la grille Lebret217. Ces chercheurs vont apporter un fondement ’scientifique’, une caution à la différenciation des normes de logement et à la production de logements hors-normes.

La volonté sous-jacente de maîtriser cette population, qui point sous les efforts de connaissance, d’observation et d’aide, s’est traduite dans l’instauration d’un suivi régulier par le travail social qui ne s’est pas démenti depuis. Le travail social qui s’occupe jusque là des cas relevant de son domaine de compétence traditionnel (handicaps, déficiences...) prend sous sa coupe des populations qui y entrent d’abord par le biais de la question du logement218. Par extension, le travail social va tendre à s’occuper, au-delà des cas qui en relèveraient classiquement, de l’ensemble d’une population appréhendée de manière plus ou moins uniforme et collective.

C’est ainsi que ces enquêtes et ce suivi vont alimenter la connaissance interne des services sociaux : ce sont en effet pour la plupart des enquêtes ’maisons’, à finalités internes notamment de gestion de cette population, et dont les difficultés d’accès pour l’extérieur sont à la mesure du ’secret’ et des intentions de leurs commanditaires. On peut pourtant en voir la ’trace’ jusque dans les observatoires de la demande récemment mis en place et animés par des structures distinctes du travail social traditionnel.

Il s’agit souvent de structures associatives intervenant dans le domaine du logement. Nées de la réaction des populations elles-mêmes (AVDL), de la société civile en soutien à cette population (ALPIL) ou des structures associatives en place (ACAL), ces structures ont vu dans la quantification et la collecte de l’information sur la demande (qui s’adresse du coup de plus en plus à elles) un moyen d’action : montrer les besoins, l’importance de la demande, sa nature et ses spécificités, c’est pousser à réagir, faire bouger les choses y compris en dénonçant certaines pratiques que les seules caractéristiques objectives notamment la solvabilité souvent invoquée, ne peuvent toujours justifier219.

Ainsi, sur ce volant ’logement adapté’, domine jusque dans les années 70 une littérature institutionnelle publique, produite par les différents comités ou commissions du Plan ou directement commanditée par les ministères de tutelle. A côté de cette commande publique, les organisations caritatives ont également développé une connaissance des populations qu’elles accueillent et notamment de leurs conditions de logement, en amont et en aval. La théorisation et la formalisation de leurs approches sont réalisées dans des productions internes, oeuvres de militants revendiquées comme telles ou bénéficiant d’une caution scientifique.

Bien que la littérature y soit abondante, le relais scientifique est peu consistant et souvent limité à des chercheurs proches ou militants de ces structures. C’est par exemple le cas de Jean Labbens220 dont la thèse sur la pauvreté tente un éclairage sociologique sur la genèse des situations de pauvreté, dans une optique globale de contradictions sociétales dont les populations défavorisées sont les victimes.

Ces apports peu nombreux sont au demeurant parfois entachés d’une idéologie militante pas toujours évacuée de la démarche scientifique. Ainsi, dans sa lecture des processus de relégation des populations, Labbens intervient en tant que sociologue et à ce titre avance des éléments pertinents d’analyse ; mais il intervient également en tant que militant et à ce titre porteur d’une idéologie et de mots d’ordre.

Sa thèse fondamentale consiste à placer au coeur des processus conduisant aux situations de pauvreté, les rapports antagoniques de classes mais aussi un aspect presque héréditaire de cette pauvreté. Autant sur le premier aspect, il est incontestablement heuristique de poser l’analyse en termes de processus et de saisir dans les rapports sociaux toutes les productions et toutes les formes de structuration de la vie sociale (et la pauvreté est une production sociale), autant il paraît hasardeux de lier ces phénomènes même pour partie à des déterminismes anthropologiques. En l’occurrence, la continuité, qui peut paraître séduisante, entre une production sociale de la pauvreté et la reproduction de cette situation de manière interne (la société produit des pauvres et ceux-ci se reproduisent) relève du sens commun.

Si la ’reproduction’ de la pauvreté est réelle, le déterminant en reste social et ne peut être réduit à l’individu ni même au groupe pris en soi. Ici point l’idéologie qui sous-tend l’action d’ATD ; que résume son credo de faire avec les populations en les aidant plutôt que de faire pour elles, en les considérant comme acteurs de leur devenir, responsables... et cela y compris (si l’on va au bout de ce raisonnement) dans la persistance de leur situation ? Si la concession du statut d’acteur responsable paraît louable, elle contient le risque d’affranchir la société de sa responsabilité.

Ces discours institutionnels publics ou privés sur les plus démunis s’inscrivent tous dans le cadre plus général des conceptions de la marginalité dans la société française, dominées par une tendance séculaire à la réduction des déterminismes sociaux à des (pré)dispositions particulières d’individus ou de groupes et généralement développées par divers avatars des institutions de contrôle social.

Notes
216.

M. Lallaoui, 1993, p.70

217.

Louis Joseph Lebret, dominicain, fonde en 1941 la revue Economie et Humanisme qui met en avant une conception de l’économie solidaire et au service de l’homme, dans la mouvance du catholicisme social. Il est par ailleurs l’auteur d’une série de manuels d’enquêtes qui reprennent ces éléments de typologie, cf. L-J. Lebret, (et alii), 1958

218.

cf. J. Ion, 1990

219.

cf. Le foyer NDSA, des faits et des documents qui accusent

220.

Labbens J., 1978, (Labbens a été -était alors- militant de ATD-Quart Monde).