1- Marginalité, action sociale et logement spécifique

L’évolution qui va ainsi des ’visiteuses familiales’ de la fin du siècle dernier aux observatoires locaux a-t-elle purgé l’observation de ses élans et/ou de ses fondements hygiénistes et thérapeutiques pour la mettre au service d’une autre action politique ? L’action sociale qui résume dans un premier temps et soutient par la suite la politique du logement en faveur des plus démunis, a en effet connu une évolution fondamentale dont le tournant se situe dans les années 60-70. Celui-ci marque les débuts d’un rapprochement qui sera consacré dans la loi Besson par l’intégration de l’action sociale et du logement.

Au 19ème siècle, les observations relevées sur les conditions de vie des masses populaires (enquêtes hygiénistes, comptes-rendus des visiteuses familiales...) ne sont relayées par aucune action en termes de logement y compris lorsque ces observations sont menées dans le but explicite de prévenir toute propagation et contagion des ’maux’ que recèlent les territoires des ’classes dangereuses’. Les principaux intervenants dans ce domaine sont les employeurs qui vont pour certains tirer de ces enquêtes des enseignements en vue de la conception de formes d’organisation de l’espace et d’une gestion plus efficace de leurs cités d’habitation.

L’objectif d’encadrement des masses laborieuses va ainsi caractériser jusqu’au début des années 70 les conceptions de l’intervention sociale, les discours et les représentations. Il s’agit de conceptions séparatrices, à caractère parfois inquisitorial et à visée de redressement voire d’enfermement pénitentiaire d’avant-guerre qui sont reprises et remaniées avec le recours à des approches psychanalytiques et psychologiques, substituant aux réprobations morales d’antan des facteurs psychologiques, ’scientifiques’. A la stigmatisation des classes dangereuses se substituent ’des images parentales déficientes’, ’une mauvaise résolution du complexe d’OEdipe’... qui ramènent l’inadaptation à l’individu.

Les formes prises par l’action sociale sont dans ce cadre ’plus soucieuses d’établir un cordon sanitaire autour des populations marginales que de les insérer socialement’221. Cela se traduit dans le domaine du logement dans un statu quo qui dessine des ceintures d’insalubrité, des zones de mal logement dont la société se devait de contenir aussi bien la population que les maux qu’elle y sécrète. Il n’existe alors pas de formes institutionnelles d’habitat pour les populations les plus démunies, qui trouvent dans le bidonville et le taudis leurs seuls lieux de refuge.

L’institution du logement social (HBM) est une réponse à la préoccupation des employeurs de trouver une solution au logement de leurs salariés. Présentée sous le signe de la philanthropie et affichant une vocation à répondre aux besoins de tous, cette institution ne concerne en réalité pas les marginaux, les plus démunis, qui ne constituent pas à proprement parler une composante sociétale.

Le lent développement des HBM qui deviennent HLM en 1950, et qui ne commencent à jouer leur véritable rôle social que dans les années 70, laisse dans l’ombre ceux que la société a mis à ses bans tant elle n’en a pas fini avec les problèmes de ceux qui participent à son développement. Le constat est simple quant au logement spécifique : il n’y a pas lieu de développer des formes institutionnelles d’habitat spécifique.

De même que ces conceptions répressives, il se développe peu à peu des conceptions intégratives, dans la mouvance du courant réformateur du 19ème siècle, qui ramènent l’inadaptation à des conditions sociales et affirment le rôle du milieu dans les difficultés des individus. Au-delà de la responsabilité sociétale qui est au moins implicitement reconnue, c’est la question de l’intégration qui travaille ces conceptions.

Deux notions traversent cette histoire et nous serviront de guides dans l’observation historique. Leurs usages sont différenciés et polarisés : le concept d’insertion porte le regard sur les populations alors que celui d’adaptation évoque la sphère de l’habitat. Poursuivant le même objectif, ces deux notions devraient, dans le champ opératoire, se rencontrer et se répondre au sein du projet social de loger les plus démunis.

Mais selon que l’on parte du logement ou des populations, on aboutit à des solutions différentes car l’objet de départ appelle des pratiques relevant d’un côté de l’action sociale (du moins dans ses attendus) et de l’autre de la politique de construction orientée de tout temps par le souci de maîtriser et si possible réduire (adapter) les coûts. Ainsi s’oriente-t-on vers la recherche, à terme, d’un logement banal dans un cas et d’un logement spécifique dans l’autre.

La notion d’insertion cherche à faire le lien et à mettre en adéquation les situations réelles et objectives de populations face à des institutions et des lieux de socialisation comme l’école, le travail, le logement (ce qui est)... et des attentes et un regard normatif (ce qui devrait être) et à décrire les processus et les étapes de cette ’normalisation’ dont la caractéristique principale est d’être socialisée c’est-à-dire portée et assumée, au nom de la cohésion sociale (et au-delà, de la légitimité même des institutions publiques), par l’ensemble du corps social à travers tout un arsenal de mesures et d’outils.

Bien souvent, l’échec des mesures ou l’absence de réelle volonté politique conduit à agir sur le regard, c’est-à-dire sur ce qu’il est donné à voir plutôt que sur les situations réelles des populations. La floraison des mesures, procédures, actions, politiques en tous genres dénote non seulement leur inefficacité mais contribue à créer cette ’illusion de l’action’ propre aux institutions prises entre des missions apparemment quasiment impossibles (vaincre l’exclusion) et des attentes de résultats suscitées et entretenues par des engagements politiques et parfois financiers forts.

On retrouve par ce détour certains des éléments que la notion de représentation permet également d’appréhender. C’est, en réalité, la notion même d’insertion qui est à interroger si l’on ne veut pas se contenter de la renvoyer à celle d’exclusion. Si cette dernière a été abondamment observée, analysée et même théorisée, aussi bien en termes d’état que de processus222, l’insertion qui en est le pendant politique ne fait pas l’objet de la même exploration problématique.

La généralisation des situations d’exclusion sociale durable a fait passer la notion d’insertion du champ de l’action sociale (comme projet d’intégration dans le monde du travail, principal lieu de socialisation) au statut de concept opératoire des politiques sociales. Du coup, elle semble désormais relever de ces catégories de l’action politique dont le caractère incantatoire les dérobe à toute critique, comme si l’importance et l’imminence de l’enjeu en rendaient incongru le questionnement problématique223. Il n’y a pas (à notre connaissance) de ’théorie’ de l’insertion comme il y en a de l’exclusion. La notion étant fondamentalement rattachée à son corollaire négatif, ce dernier sert donc de média y compris dans l’analyse et la critique qu’on peut en faire. L’insertion par le logement ne peut être analysée que dans le cadre du débat sur l’exclusion par le logement.

L’action sociale institutionnelle constitue l’interface qui, en présentant les pratiques d’insertion comme un effet de la réaction politique face à l’exclusion, inscrit ces deux éléments dans une temporalité différenciée (l’exclusion d’abord, la réaction politique réparatrice ensuite) et tend ainsi à occulter la responsabilité des pouvoirs publics dans le développement des processus d’exclusion. Ce rôle d’interface de régulation est d’ailleurs fortement soutenu par les pouvoirs publics et l’action sociale va être constamment mobilisée dans le cadre du développement de l’Etat-Providence.

L’objectif de faire bénéficier des fruits de la croissance l’ensemble des couches sociales, en mettant l’accent sur les plus défavorisés, s’accompagne d’une extension des domaines de compétence et d’ingérence des institutions chargées de cette politique, en particulier à travers le quadrillage de l’espace urbain par un grand nombre d’indicateurs sociaux, avec une polarisation forte sur les espaces de marginalité dont les diverses manifestations peuvent trouver dans le logement spécifique une forme commune d’expression.

Notes
221.

La réflexion sur l’évolution de l’action sociale est inspirée de Bertaux R., 1996.

222.

Cf. M. Xibberas, 1993 ; S. Paugam, 1996 ...

223.

voir les observations de M. Vanier sur l’analyse de l’action économique publique : ’Tout prête à faire, à propos de l’action économique publique et FPTI [le financement public territorialisé de l’industrie ; n.d.a.], des récits et des discours, mais pas des analyses problématisées. Au mieux, on avance l’éventualité de douter du mythe...’, M. Vanier, 1997, tome 1, p.120.