3- Le logement spécifique, une contribution publique à la ségrégation urbaine ?

La mise en place à partir du milieu des années 50 d’un secteur du logement social performant, à la mesure des besoins, avait permis d’une part de passer de l’expérimentation au développement et à l’institution d’un véritable secteur social dans le logement, et d’autre part d’offrir un cadre d’expérimentation sans précédent.

L’importance et l’urgence des besoins cautionnaient plus ou moins la mise en oeuvre de ’solutions’ et de choix parfois contestés après coup.

C’est dans ce contexte que prirent place des interrogations sur le niveau de la qualité voire la nature de l’offre publique de logements confrontée à une pénurie généralisée. De ces interrogations va émerger l’idée de concevoir le logement en fonction de ses futurs bénéficiaires et d’en adapter à ce titre l’ensemble des caractéristiques.

Constituant une véritable matrice de l’intervention publique dans le logement, l’application de règles minutieusement élaborées (sur les prix plafond, les normes de construction, les localisations, les bénéficiaires...) fera correspondre à chaque type de financement une forme particulière d’habitat et une catégorie de population. De là à y voir une apologie de la différenciation socio-résidentielle par les pouvoirs publics, ceux-là mêmes qui sont censés garantir le droit et l’égalité de tous, il n’y a qu’un pas.

En réalité, on assiste à la reproduction du modèle de marché dans le logement social lui-même, à savoir que ceux qui ne rentrent pas dans les circuits normaux doivent être traités à part, à la marge, à travers des procédures spécifiques : à populations spécifiques, traitements spécifiques et logements spécifiques.

De la figure du ’sinistré de guerre’ des années 50 aux ’familles lourdes’ et autres ’exclus’230 des années 90 en passant par les ’inadaptés sociaux’ des années 60 et 70, c’est en réalité toutes les figures du rapport que la société entretient avec ses marges qui se déclinent. Ce rapport, qui s’écrit d’abord en termes de contrôles231, trouve dans la réflexion institutionnelle sur la règle et la norme applicables à ce logement spécialisé le lieu de son expression la plus lisible232. Mais les contributions à ce débat ne se limitent pas à celles des institutions publiques comme les travaux des différentes commissions ’Logement’ dans le cadre des travaux du Commissariat général au Plan.

La plupart des acteurs et singulièrement ceux impliqués auprès des plus démunis l’ont en effet également nourri de leurs réflexions, souvent traductions directes de leurs revendications ou de leurs propositions. Rompus aux négociations avec les pouvoirs publics dont ils mesurent toute la réticence à s’engager sur ce terrain, ces acteurs (souvent associatifs) ont intégré, de fait, les contraintes et normes qui peuvent leur permettre d’emporter l’adhésion des acteurs publics.

Certains ont ainsi développé toute une réflexion sur l’adaptation de l’habitat233 qui a d’ailleurs parfois plutôt des allures d’adaptation des individus à l’habitat ou plus précisément au mode d’habiter ’normal’. Même si ces conceptions ne sont pas toujours explicitées et formalisées, elles se manifestent néanmoins dans leurs pratiques, leurs logiques et leurs stratégies. C’est donc par le biais de ces pratiques que l’on peut appréhender, au-delà des logiques d’intervention bien souvent opportunistes, le mode de fonctionnement et de régulation du système d’acteurs ; des acteurs qui, au nom parfois de principes (intégrer ces populations et leur redonner leur dignité) violés par les pratiques en vigueur, furent les principaux promoteurs d’un type de logement stigmatisant et excluant.

Les diverses mesures prises dans ce sens ou les outils expérimentés, du fait d’une spécificité à chaque fois réaffirmée, n’ont jamais réellement abouti à la promotion d’un parc unifié ni même conséquent, contrairement à la cible sociale, à savoir les plus démunis, qui est restée relativement constante.

Mais comment expliquer la faiblesse des résultats (d’autant qu’il s’agit de normes réduites) devant une telle diversité de solutions proposées, la capacité technique et les moyens disponibles ? En fait, les systèmes locaux chargés de la mise en oeuvre n’ont jamais réellement porté cette politique, que ce soit dans la relation Etat/collectivités locales dans un premier temps ou dans les négociations locales entre acteurs institutionnels et opérateurs au moment de la mise en oeuvre sur le terrain.

L’explication par la nature du produit ou des populations n’est pas satisfaisante. C’est plutôt l’analyse du fonctionnement du système d’acteurs chargés de les mettre en oeuvre qui peut permettre de comprendre pourquoi les diverses solutions, même mauvaises, n’ont jamais été réellement mises en oeuvre comme prévu dans les programmes d’objectifs qui les ont encadrées.

L’ensemble de ces formes de logements relève d’une même matrice où la spécificité du logement est basée sur le principe de son adaptation à des populations dont l’accès au logement n’a pu être assuré même dans le parc public, du fait des capacités limitées de ce dernier et aussi de l’inaptitude supposée de cette population à habiter, du moins dans l’immédiat, un logement ’normal’.

Cette inaptitude supposée fonde directement une hiérarchisation des types d’habitat dont le rôle est d’assurer le passage progressif vers un habitat normal, sous réserve d’acquisition d’une sociabilité et d’intégration d’un mode de vie normal.

Les effets d’une telle conception se mesurent bien évidemment en termes d’offre de logement aux populations défavorisées, mais également en termes de dynamique du parc, d’effet de structure et d’image dont l’importance sur le fonctionnement des marchés locaux n’est plus à démontrer. Inadapté, soumis à des dysfonctionnements et à une désaffection jamais démentis, ce parc, malgré la réponse par défaut qu’il apportait aux populations concernées, a souvent été mis à l’index et subi des évolutions et remises en cause majeures (destruction, rénovation, réhabilitation, résorption) qui, si elles ont permis de remédier aux difficultés de fonctionnement imputées à leur présence, n’ont fait que déplacer le vrai problème qui est de loger les plus démunis. Ces transformations revenaient en effet généralement à réduire l’offre spécifique sans que l’alternative (l’accès au parc normal) soit une réalité pour les plus démunis.

Ces deux mouvements (destruction et raréfaction de l’offre, augmentation de la demande) se combinent pour donner lieu à des dynamiques socio-résidentielles d’autant plus complexes que la segmentation plus ou moins rigide du parc limite les relogements possibles et donc nécessite le développement de solutions alternatives qui se traduisent essentiellement en termes de mutations du parc existant et notamment de sa frange la plus inconfortable. Or, les pesanteurs de ce parc, qui sécrètent justement cette non-satisfaction ne peuvent être levées sans une action d’envergure de nature politique, réglementaire et collective. La mobilisation des acteurs locaux susceptibles de porter ces actions est donc déterminante.

Là où elle s’est fait entendre, cette mobilisation a généralement amené des configurations particulières de réponses aux demandes ou besoins des plus démunis. L’engagement plus ou moins fort de la société locale dépend certes de l’acuité du problème, mais elle dépend également de la nature de ses acteurs, de leurs histoires et de leurs structurations (stratégies, rapports de force, idéologies...). Une des traductions pertinentes du fonctionnement de ce système d’acteurs dans notre approche se trouve dans les modalités de définition et de réalisation des trajectoires résidentielles des populations cibles.

Notes
230.

un terme générique qui dénote bien de la difficulté de référer une situation d’exclusion à un événement circonscrit.

231.

dans son acception foucaldienne ; cf. Foucault M., 1975

232.

Pour une critique de la genèse et de l’application de ces normes, voir J. Dreyfus, 1990

233.

cf. ATD-Quart Monde avec ses cités de promotion familiale et le système de passage dans des ’igloos’ marquant les différentes étapes de la promotion vers un habitat ’normal’.