Section II : Logiques de spatialisation et trajectoires résidentielles dans l’agglomération lyonnaise

La multiplicité des mesures réglementaires relatives au logement spécifique, leur obsolescence rapide suite à la dénonciation de leur inefficacité sociale ou des difficultés de mise en oeuvre... n’ont généré qu’un parc hétérogène mais dont l’appréhension dans une conception élargie révèle, aussi bien au niveau national que sur le terrain local, l’existence d’un segment résidentiel infra-social, dont l’importance quantitative variable mais généralement faible est compensée par une forte efficacité symbolique dans le jeu des représentations urbaines.

La problématique de son inscription territoriale trouve un fondement dans la division sociale de l’espace urbain qui tend à se perpétuer sous le poids et l’inertie des structures socio-spatiales plus ou moins renforcés par des politiques sélectives. Le choix de la localisation constitue en effet un élément fondamental qui prédétermine à la fois les conditions de production des logements et fixe pour une part les modalités de leur évolution. Ce choix est l’objet d’un consensus qui nécessite de l’analyser comme un processus de territorialisation et donc d’en interroger, au-delà des effets de localisation, les compromis fondateurs.

La dynamique des territoires ségrégés est ponctuée de moments forts de passage, de basculement d’une situation à une autre, alimentés par le renouvellement et la transformation de l’offre de logement spécifique. Elle va donc se faire, suivant le postulat d’une équivalence symbolique entre statut social et position spatiale, entre certaines populations et un certain type de logement, sur les secteurs en voie de dévalorisation (spécialisation latente) ou engagés de longue date dans un tel processus (spécialisation patente). Pour les populations concernées, ces transformations tracent les lignes quelquefois inéluctables de trajectoires résidentielles collectives.

Dans cette problématique d’articulation des territoires avec les populations, se définissant et se désignant mutuellement, les effets de la présence de ce type de logement dévalorisé dépendent non de la taille des programmes mais de leur impact symbolique en tant que révélateurs de groupes identifiés et porteurs de certaines représentations. Les réactions négatives de l’environnement social se traduisent alors généralement par le renforcement du sentiment de marginalisation de ces espaces avec une délimitation d’autant plus stigmatisante que les frontières et obstacles physiques sont souvent difficiles à franchir.

Au-delà des effets de représentations bien réels mais dont les fondements renvoient à des éléments particuliers inscrits dans l’histoire du site (notamment ces frontières physiques naturelles ou urbaines) et que les effets de représentation sociale peuvent dépasser ou au contraire entretenir même au-delà de leur disparition, comment expliquer alors les choix d’implantation ? La question des rapports que ces programmes entretiennent avec les espaces environnants ’normaux’ s’éclaire des modalités mêmes de ces choix.

En effet, la remise en cause de la présence des formes d’habitat déqualifiées et donc des populations défavorisées qui les occupent se pose généralement à partir du moment où les processus de filtrage/recyclage leur donnent une certaine visibilité par la constitution de véritables parcs spécifiques. Ces parcs prennent des formes différentes selon qu’ils résultent d’une procédure publique d’aménagement et constituent une ’enclave isolée’ (sur le modèle du programme de cité de transit) ou d’un processus plus long relevant de la tolérance du système politique local face à une inscription spatiale réelle dans le tissu urbain avec des effets (dé)structurants (sur le modèle du bidonville).

Pour la majorité de ces populations cette situation n’est pourtant pas une étape mais un état, qu’un ensemble de mécanismes socio-politiques, économiques et aussi symboliques contribuent à maintenir, ici ou ailleurs, mais toujours sur des espaces de relégation.

Comment repérer l’offre de logements spécifiques (et du même coup les populations défavorisées) dans la ville ? Celles-ci ont-elles des ancrages territoriaux forts ou au contraire sont-elles instables, mobiles ? Quelle mobilité, suivant quelles trajectoires ?

On ne peut repérer et analyser ces espaces que dans la dynamique globale de l’agglomération, une approche sectorielle contenant non seulement le risque d’une légitimation par la construction a posteriori d’une logique propre mais surtout le risque tautologique de l’explication causale interne.

L’action de l’Etat dans les années 60, dans le domaine du logement, a beaucoup consisté en la mise en place de programmes de constructions spécifiques multiples (HLM à normes réduites pour les familles, cités de transit pour celles qui ne peuvent aller en HLM, foyers pour les isolés et les célibataires...) ; un ensemble disparate et une action plus ou moins désordonnée sans grande cohérence, nécessitée et entretenue par la lutte contre les bidonvilles qui s’engage alors. Deux modes de repérage de cet objet vont être mis en branle :

En somme une entrée par le contenu et une autre par le contenant. La volonté politique, soutenue par une imagination administrative avide de résultats et de quantifications, tente ainsi de cerner le mal logement de tous les côtés si ce n’est de toutes les manières.

Cet engagement est à la mesure de la multiplicité (plus que de la finesse) des spécificités qui ont entouré le logement des plus démunis depuis qu’il est formellement inscrit sur les agendas politiques mais il est inversement proportionnel à l’engagement réel dans la mise en oeuvre des projets élaborés. Pourtant, entre cette réticence générale et les quelques réalisations qui se font, il y a un espace réglementaire qui définit fortement les contours de cette spécificité à travers une multitude de mesures, d’instruments et de dispositifs ; en la référant toujours au logement HLM érigé comme norme et référence de la production de logement.

Dans le cadre des conceptions promotionnelles de la mobilité socio-résidentielle, les formes d’habitat déqualifiées qui résultent de ces mesures spécifiques sont censées constituer une étape dans le parcours résidentiel des ménages. Mais il est évident qu’elles sont aussi commandées par la nécessité pour les pouvoirs publics de faire face à l’urgence et à la pénurie pour atteindre le niveau de production nécessaire à la satisfaction à terme des besoins de la population tout entière.

Ainsi, entre dispersion et regroupement, le paysage de la répartition des populations défavorisées, saisi partiellement dans celle du logement spécifique, est complexe et son explication relève tout autant d’une immobilité forcée (assignation) que d’une mobilité subie (relégation)234.

Sur le territoire de l’agglomération lyonnaise, quelle traduction spatiale et résidentielle peut-on voir de ces processus ?

Notes
234.

J-M. Delarue, 1991