I- Transcription spatiale des processus de marginalisation du logement spécifique

Une approche double (spatialisée et stratégique institutionnelle) de ces dynamiques et des pratiques des acteurs-producteurs peut être faite suivant trois modes de spatialisation que le logement spécifique a connus dans l’agglomération lyonnaise et qui apparaissent chacun comme un mode de gestion institutionnelle des identités des populations en question.

Le premier mode de spatialisation, qui correspond aux premières expérimentations au sortir de la guerre, consiste en un regroupement plus ou moins indifférencié de ces structures dans la périphérie lyonnaise, suivant les lignes de forces des structures spontanées (bidonvilles, habitat insalubre, taudis...). Il s’agit donc d’un modèleconcentrationnaire’, de regroupement ou d’enfermement qui se développe jusqu’au début des années 60.

Les pratiques des acteurs sont alors dominées par la pénurie et l’urgence. Dans la politique de logement social qui se met en place, on essaie de répondre d’abord à la pénurie qui touche une grande partie de la société et d’abord les couches moyennes. Le problème des plus démunis, occulté, est traité à la marge, et seulement sur injonction forte de l’Etat. L’initiative locale, essentiellement portée par les acteurs associatifs dans le cadre des mouvements d’opinion autour des conditions de logement dont l’archétype est le mouvement Emmaüs de l’Abbé Pierre et localement le mouvement PACT, trouve un appui auprès des acteurs directement interpellés par ces problèmes notamment les employeurs d’une main-d’oeuvre étrangère écartée du marché du logement (Rhodiacéta, RVI, Rhône-Poulenc...), les services de l’Etat dans leur rôle de garant de la solidarité nationale en charge notamment du relogement dans les grandes opérations d’urbanisme.

Des années 60 au début des années 80, on assiste à un renforcement du modèle précédent : à la présence structurelle (présence d’un habitat spécifique antérieurement aux dynamiques de politique de logement social en question) vient s’ajouter un flux nouveau lié aux processus de rénovation des centres-villes dont la gentryfication pousse la population à faibles ressources vers les seules structures de relogement accessibles dans un contexte de marché tendu (sachant que cette population éprouve des difficultés quel que soit l’état du marché). Il s’agit là d’un modèle centrifuge ou modèle de desserrement.

Les stratégies et pratiques y sont dominées par les dispositifs du développement urbain (rénovation urbaine, résorption de l’habitat insalubre, ZUP...). Le desserrement et le rejet des populations les moins solvables vers les structures spécifiques, le plus souvent en périphérie, apparaissent comme une conséquence ’inéluctable’ d’un développement urbain nécessaire ; la seule prise en compte des populations déplacées réside dans l’argumentation (symbolique de l’ensemble des actions postulant de la recherche d’une adaptation du logement aux plus démunis) sur les taux d’effort comparés : il s’agit d’assurer des loyers accessibles, du même ordre que ceux des logements antérieurement occupés. Les autres caractéristiques urbaines, sociales, environnementales qui font la valeur d’usage du logement ne sont guère considérées.

Ce consensus participe d’une approche plus générale qui en réfère aux principes du fonctionnalisme ambiant des années 50, et permet au système local de légitimer les processus de recomposition socio-spatiale et de relégation. Le logement spécifique et sa législation sont un outil parmi d’autres au service de la volonté politique des acteurs de l’agglomération. Les processus de métropolisation en germes se traduisent dans divers documents d’urbanisme et dispositifs opérationnels : affinage du centre-ville, spécialisation fonctionnelle tertiaire, valorisation de l’image de la ville...

Les opérations de régénération du centre, première étape de ce processus de desserrement, permettent de saisir le fil qui va de l’insalubrité rencontrée au centre des villes à celle qui se met en place dans leurs périphéries. Alors que l’insalubrité dans les centres villes s’inscrit généralement dans un processus historique d’obsolescence du bâti conjugué à une forme urbaine (rues étroites, cours exiguës...) et une occupation denses qui se retrouvent en décalage par rapport aux normes contemporaines, l’insalubrité que l’on retrouve le plus souvent en périphérie se révèle découler plus des modalités intrinsèques de conception et de réalisation des habitations que d’une quelconque obsolescence naturelle. Comme en témoigne la rapidité de passage de ces habitations de l’état ’neuf’ à celui d’insalubre, il s’agit en fait de véritables taudis en puissance dès leur édification.

Les années 80-90 sont le lieu de la remise en cause des enclaves et d’un retour vers le centre des populations en mal d’insertion autant que de logement. C’est le modèle d’insertion urbaine ou de mixité. Les problématiques développées sont celles de l’exclusion/insertion, de la connaissance de la (nouvelle) pauvreté, dans un contexte de ralentissement de la croissance urbaine et de recomposition des espaces urbanisés. L’approche globale prônée dans les attendus de la politique de la ville lie habitat, urbanité et citoyenneté. Un consensus se fait autour de la nécessité de trouver des solutions non plus à la marge, mais par la mise en place de véritables politiques publiques de logement en faveur des populations défavorisées. On voit ainsi d’une part la politique du logement social se reformuler autour de la problématique de l’habitat adapté et d’autre part se recomposer le système d’acteurs, et en son sein se réorganiser les positionnements et les stratégies des différents intervenants. C’est en même temps la consécration d’un processus long de désengagement de l’Etat de la politique du logement social et de son recentrage sur le traitement du logement des plus démunis. Ce déplacement révèle le déplacement des enjeux et l’importance du problème du logement des populations défavorisées dans la société française.

Aujourd’hui dans l’agglomération lyonnaise, la situation du logement des populations défavorisées se repartit entre :

  • un parc de logements spécifiques (PSR, PLR, CT...) en reconversion, reprise, revalorisation, remobilisation ... constituant le stock dont l’évolution a été retracée,

  • une offre récente de logements très sociaux (PLAi, Plats) en développement constituant un flux alimentant l’offre en direction des plus démunis.

En termes de localisation, le stock résulte des politiques consécutives qui l’ont constitué et qui laissent par son biais leurs traces dans l’espace urbain. Il se caractérise par une relative dispersion sans ligne de force sauf une relative excentralité.

Le flux récent illustre quant à lui les orientations des politiques actuelles d’insertion urbaine et sociale avec une tendance accrue à la recentralisation en général, et en particulier une tendance à la spécialisation de certains secteurs. C’est cette spécialisation sectorielle qui risque d’être interprétée comme une reconstitution de zones spécifiques au centre car malgré leur faiblesse quantitative, ces produits-logements participent de la production de la ville.

L’évolution structurelle de cette offre n’étant pas pour autant pas suffisante pour saisir la nature des recompositions que cette offre peut induire dans le paysage urbain, on peut tenter de l’approcher à travers les rapports sociaux conflictuels qui médiatisent ces recompositions et dont les enjeux sont :

  • pour les populations, les enjeux de l’occupation et de l’appropriation d’un espace de vie, d’un territoire,

  • pour les acteurs, ceux de la production, de l’affectation et de la gestion des espaces urbains.

Dans cette rencontre entre populations et acteurs institutionnels, c’est souvent la médiation du territoire qui permet voire impose la mise en cohérence des différentes orientations et par là même, un compromis minimum censé réguler les rapports entre ces différents acteurs impliqués. C’est en effet à cette interface que se décident et se dessinent les lieux de l’exclusion et de la relégation des populations défavorisées.

Les espaces de relégation constitués par la présence de ces logements ont fait l’objet de procédures de rattrapage initiées par les pouvoirs publics et qui ont eu pour effet de les soustraire partiellement à une marginalisation urbanistique et sociale. Mais sur le plan symbolique et dans les représentations, ces espaces ont été replacés dans une nouvelle forme de marginalité que la politique de la ville a entérinée en les mobilisant comme supports et marqueurs de son action : quartiers en développement social, ZRU, ZUS...

L’observation historique trouve dans ce genre de retour de balancier une illustration de sa capacité de dévoilement : ‘’Mettons un calque sur les quartiers où ont existé des bidonvilles ou des cités de transit, voyons où l’on a installé leurs anciens habitants et nous retrouverons les sites prioritaires de la politique de la ville’235.’

Notes
235.

M. Lallaoui, 1993, p.104