II- Les trajectoires résidentielles ou le mythe de la promotion socio-résidentielle

Quelles ont été les modalités de production de ce parc spécifique, d’accès des populations défavorisées à ce parc mais également de sortie vers le parc ’normal’, autrement dit quelle dynamique résidentielle cette offre a-t-elle permise, quelle régulation nouvelle ou quelles transformations elle a introduit dans le système local de l’habitat ? Là aussi, il s’agit de retrouver dans les fondements de l’action publique des éléments susceptibles d’éclairer la posture générale quant à la mobilité résidentielle des populations bénéficiaires de logements spécifiques explicitement inscrits dans une chaîne aboutissant à un logement définitif ’normal’.

Ces conceptions sont traversées de part en part par la notion de promotion par l’habitat qui aujourd’hui encore sous-tend de manière implicite l’action publique. Au-delà de l’interprétation particulière que chaque acteur peut en faire, elle renvoie fondamentalement aux principes du transit qui, du logement d’urgence au logement normal, est censé offrir à l’individu les moyens d’un parcours résidentiel ’rationnel’. Non seulement le voeu secret de socialiser par rapport au type dominant est toujours latent, mais l’idée de l’inadaptation même à un mode d’habiter ’normal’ se laisse entrevoir, dévoilant une sorte de projet social cohésif dont cet habitat serait le vecteur.

Intégrer des populations en marge de la société ne peut se faire d’un tenant. En effet le modèle social promotionnel qui se généralise dans les années de croissance sert de référence : si l’ensemble social et ses composantes accèdent progressivement aux différentes marches de l’accomplissement du bien-être, il en sera de même ailleurs et encore plus pour ceux qui sont au bas de l’échelle sociale.

L’analyse des conditions d’attribution des logements très sociaux est pourtant à cet égard symptomatique du décalage de fond entre les situations objectives des demandeurs et les critères de sélection des bailleurs : ceux-ci favorisent en effet les candidats dont le profil et le mode d’habiter se rapprochent le plus de la ’norme’ et non ceux qui rencontrent le plus de difficultés d’accès. Ces pratiques relancent le débat sur la définition et la finalité de cet habitat adapté, en principe destiné à des populations cibles caractérisées par leurs difficultés d’accès au logement ; et font voir à l’oeuvre les germes d’une fragmentation à l’intérieur même de cette offre spécifique, polarisée vers le haut par les populations défavorisées ’sociables’ (ne connaissant de difficultés autres que financières) et vers le bas par les populations défavorisées ’asociales’ (dont l’insolvabilité se double de handicaps divers relatifs aux moeurs ou au mode de vie).

Ainsi, c’est dans le décalage permanent entre norme et marge, normalité et spécificité, que se définissent les attitudes des différents acteurs. La position de principe institutionnelle qui nourrit ce décalage par une conception et une production continues de formes différenciées de logements, procède de l’idéologie de la croissance qui a marqué la reconstruction et les 30 glorieuses et qui s’est accompagnée d’un mouvement massif de promotion sociale et résidentielle. Avant même que ce modèle de promotion ne tombe en panne, certaines populations étaient déjà en marge de ce mouvement général, oubliées de la croissance et des efforts publics.

Au début des années 70, le livre de René Lenoir236 ’révèle’ à la France ses exclus et marque le renouveau de la question de l’exclusion. Les processus qui la génèrent, au-delà des aléas de la croissance, s’avèrent structurels. Dans le cadre des théories explicatives des situations de pauvreté, on assiste à l’émergence d’une approche structurelle intégrant l’environnement socio-spatial dans son analyse, en opposition à la thèse culturaliste enfermant l’analyse dans des facteurs internes, inhérents aux individus et aux groupes concernés.

La nécessité qui en découle de dépasser une approche sectorielle et un traitement ponctuel et marginal de cette question coïncide avec une inflexion forte du recentrage de l’action de l’Etat sur le ’très social’ et permet au problème du logement des populations défavorisées de se positionner au sein des politiques publiques avec plus de légitimité. La réduction du social à l’urbain opère particulièrement bien ici : l’exclusion par le logement est certainement une des formes les plus visibles et les plus symboliques de la crise urbaine.

A nouveau au début des années 1990, la problématique de l’adaptation est relancée, mais cette fois-ci sur la base de contraintes financières et budgétaires à gérer (nécessité de maîtriser les dépenses publiques, dépenser moins et mieux, nécessité d’équilibre de gestion des bailleurs sociaux, crise des finances locales...) qui tendent à se substituer aux principes des années 50 et 60 fondés sur des considérations sociales et morales.

La thématique de la conception du logement adapté (logement abordable, décent, accessible...) apparaît donc comme une constante de l’analyse du logement des plus démunis, mais une constante dont la traduction en produits-logements recouvre une certaine diversité, essentiellement articulée autour de la définition de normes et de caractéristiques inférieures à celles du logement HLM ordinaire.

Le mouvement général d’élévation des normes et des exigences en matière de logement tout au long de ce demi-siècle a eu une incidence sur la structure même du parc global et sur les modalités de régulation de l’offre et de la demande. Deux conséquences principales accompagnant les processus de polarisation de ce parc peuvent être relevées237  :

C’est cette forme première de polarisation du parc qui va instituer une coupure symbolique forte entre les exclus du logement, les déclassés, et les autres populations prises dans le mouvement brownien de promotion socio-résidentielle généralisée qui va caractériser les trente glorieuses. La réalité urbaine de cette coupure est cependant moins évidente à saisir car les mouvements de recompositions socio-spatiales qui accompagnent ces années de croissance et d’expansion économique affectent l’ensemble de l’espace urbain et ne laissent aux dynamiques résiduelles spécifiques qu’un faible statut explicatif. Pourtant, l’évolution de la place de ces exclus dans le paysage local tout comme son corollaire inverse à savoir les territoires privilégiés, peut apporter un éclairage complémentaire aux formes majoritaires et dominantes d’analyse de ces dynamiques.

En effet, dans le cadre d’une analyse de la production urbaine et des dynamiques intra-urbaines, ces deux extrêmes dans l’ordre de la hiérarchie urbaine apparaissent comme des lieux d’observation privilégiés si l’on accepte l’hypothèse qu’entre ces deux, la grande masse socio-spatiale ’moyenne’ est plutôt le lieu de micro-recompositions238 et dans une approche globale, un lieu de reproduction sous-tendue par de fortes inerties sociales.

La question qui se pose est alors de savoir si l’on peut saisir, dans le mouvement de gentryfication des centres anciens d’une part et d’assignation résidentielle des couches défavorisées d’autre part, des éléments d’une polarisation forte et durable de l’espace résidentiel ? Des éléments oscillant entre ces deux extrêmes viennent tempérer cette vision dichotomique avec dans certains cas l’expression de résistances des populations aux tentatives de déplacement et dans d’autres au contraire, l’insuffisance de l’offre spécifique face à une attente importante.

La problématique de la mobilité résidentielle spatiale se réfère ici non pas à la mobilité appréhendée au niveau de l’individu et à ses choix particuliers, mais aux déterminants fondamentaux qui structurent les possibilités de choix des différentes composantes sociales. Pour les plus démunis, l’offre spécifique représente le noyau dur à partir duquel et par rapport auquel peuvent se mesurer les diverses manifestations de cette mobilité.

Ces populations n’ont pas de réelles stratégies de localisation ou tout au moins pas de stratégie active. Le champ des possibles leur est en effet limité par la faiblesse de l’offre accessible plus que par la faiblesse de leurs ressources. Leurs stratégies239 ne trouvent dans ce cas quelque efficacité que dans les phases ultérieures, sur lesquelles elles se reportent donc : stratégies de maintien, d’appropriation, de déplacement à l’intérieur des champs ouverts, stratégies de sortie du champ par réalisation voire dépassement des exigences formulées par l’institution de contrôle... L’alternative c’est-à-dire le refus de l’assignation n’est possible et viable que lorsque des opportunités sont entrevues et préférées moyennant généralement des ajustements budgétaires, familiaux, sociaux, identitaires... qui sont autant de sacrifices et d’efforts pour échapper à une situation jugée préjudiciable à leur projet d’insertion sociale. En ce sens il y a bien quelques possibilités de contournement, de cooptations et d’arrangements divers qui peuvent être considérées comme de véritables stratégies, mais des stratégies endogènes à ce segment spécifique.

Polarisant les mouvements de recours autant que de rejet de ceux qui ne peuvent accéder au logement normal, l’habitat précaire joue à ce niveau un rôle plus que jamais opérant de régulateur (à la marge) des dynamiques résidentielles. Son développement même sommaire et limité apparaît, pour les velléitaires de la mise à distance systématique des populations démunies, comme une alternative à l’ouverture d’autres segments du parc. Ayant longtemps servi d’élément de justification a posteriori, la possibilité d’un recours massif à une telle offre spécifique pourrait désormais être rappelée et mobilisée pour contrarier toute tentative nouvelle d’intégration (l’exemple des aires aménagées pour les gens du voyage dont l’existence sur un territoire exacerbe l’intolérance, y compris des pouvoirs publics, à tout autre type de présence, montre bien que l’existence de structures spéciales est un alibi pour se dispenser de chercher à développer de nouvelles solutions).

Le développement de ces stratégies est en effet contraint par un contexte général marqué à la fois par les pratiques des acteurs et par les atermoiements réglementaires des pouvoirs publics. Le bras de fer (plutôt) improbable entre ces deux types d’intervenants dessine pour l’essentiel les formes que peut prendre la mobilité résidentielle des plus démunis.

Notes
236.

R. Lenoir, 1974

237.

R. Quilliot, 1990, p. 137

238.

cf. Y. Grafmeyer, op. cit.

239.

On fait l’hypothèse, avec J. Brun, qu’il existe toujours des stratégies fussent-elles minimes, cf. C. Rhein, J. Brun, 1994