1- L’exclusion par le logement, survol et détour par les sciences sociales

S’il est un champ d’analyse où cette dialectique entre l’approche la plus localisée (le logement) et les considérations générales sur les transformations urbaines est la plus heuristique pour saisir les processus de construction et d’appropriation différenciés des territoires urbains, c’est bien celui des dynamiques urbaines et intra-urbaines, en particulier saisies à travers la composante résidentielle.

Les travaux développés dans la lignée des observations des chercheurs de l’Ecole de Chicago253 restent la référence fondamentale dans l’approche de ces processus. L’entrée par le logement, articulée à l’observation des dynamiques urbaines en est une orientation forte dont le principe général a été ici retenu même si nous inscrivons plus explicitement notre démarche dans un cadre d’analyse des politiques publiques, en particulier de lutte contre l’exclusion.

Si l’on pose la question des conséquences sur le fonctionnement urbain global, d’une politique d’offre de logements spécifiques, l’analyse s’inscrit alors entièrement dans celle plus générale de la division sociale de l’espace urbain. Une telle analyse de la ségrégation urbaine entendue comme la mobilisation de certaines des modalités de réponses du politique (au détriment d’autres) face aux demandes sociales, modalités dont les choix restent implicites mais dont les effets socio-spatiaux sont explicites et lisibles à long terme dans les recompositions de l’espace urbain, nous impose de prendre en compte ici l’un des fondements mêmes de l’intervention publique dans le logement à savoir l’exercice de la solidarité nationale envers les victimes de toutes les exclusions.

L’exclusion par le logement apparaît comme l’une des formes d’expression les plus fortes de l’exclusion sociale. L’état des savoirs sur l’exclusion dressé sous la direction de Serge Paugam254 inscrit au coeur des processus de désaffiliation les phénomènes liés à la perte progressive des liens avec les institutions sociales de base avec une focalisation sur la situation au regard de l’emploi. Mais il apparaît bien que si l’exclusion du marché du travail est un élément fort de désaffiliation, son expression la plus forte et la plus symbolique est l’exclusion par le logement. Aussi, une des traductions de cette disqualification sociale est-elle la concentration des ménages défavorisés dans certaines cités. Le lien entre ces processus de désaffiliation et leur traduction spatiale est mis en lumière dans une contribution255 qui montre la fécondité du concept de ’disqualification sociale’ dans l’explication de l’exclusion des populations en termes de processus et le transpose dans l’explication de l’habitat socialement disqualifié. Le lien est en effet explicite entre les deux aspects (populations et habitat), et l’on peut indifféremment mobiliser le concept que l’on parte des unes ou de l’autre. Il est toutefois insuffisant de s’en tenir à l’observation de la concentration spatiale des populations dans l’analyse des processus de disqualification des espaces relégués.

Le logement est en effet l’un des indicateurs fondamentaux de la place, au double sens (social et spatial), de l’homme dans la société. Cette homologie et son caractère heuristique ont été soulignés par C. Rhein pour qui ’s’il est un modèle fécond en matière d’analyse des processus ségrégatifs, c’est précisément celui dans lequel ce rôle des structures spatiales est non seulement reconnu, mais encore considéré comme dual des structures sociales’256. Les exemples les plus illustratifs de cette homologie portent sur les cas extrêmes de l’échelle sociale : les beaux quartiers étudiés par Y. Grafmeyer ou M. Pinçon d’une part et les cités de transit (pour s’en tenir aux formes institutionnelles de logement) étudiées par G. Clavel ou J-P. Tricart de l’autre.

Autant les premiers par leur position, leur valorisation et leur attractivité... font l’objet d’une compétition et polarisent les tendances générales de promotion sociale et résidentielle, autant les secondes sont rejetées et reléguées au bas de l’échelle spatiale et recueillent les exclus de cette promotion.

Dans l’ordre des effets de régulation, il apparaît que les beaux quartiers lyonnais étudiés par Y. Grafmeyer257, relevant des procédures marchandes du secteur privé et opérant essentiellement par sélection et élimination, sont traversés par des processus autorégulateurs fondés sur le principe de la mise à distance par rapport à l’environnement extérieur.

Les puissants leviers qu’ils manipulent, sur les plans à la fois politique, socio-économique et financier leur assurent une grande capacité de contrôle et d’orientation sur les évolutions qui peuvent les affecter. M. Pinçon a bien montré, dans le cas de Paris, comment les beaux quartiers se sont progressivement excentrés d’une part sous la pression de la concurrence d’affaires et de l’autre par la recherche d’espaces permettant la réalisation de l’adéquation entre statut social et statut spatial et résidentiel258. De même, à Lyon, la permanence des espaces de la haute société est le résultat de stratégies fortes de contrôle de leur accès de la part des populations en place face aux évolutions sociétales et notamment aux velléités de recompositions socio-résidentielles.

A l’inverse, le plancher que constitue le quartier défavorisé d’habitat spécifique relève de mécanismes de régulation publics aussi bien dans ses modalités de production que de gestion259. Sa place en deçà du logement social en fait le véritable lieu de relégation des plus exclus tandis que son importance quantitative, plus limitée que celui-ci, ne lui donne que peu de poids dans les représentations globales de la ségrégation socio-spatiale.

Les objectifs politiques qui peuvent y être inscrits sont de l’ordre de l’assignation ou de la diversification, de la recomposition ou de la relégation. En ce sens il apparaît comme un espace plus mobilisable en termes de transcription, d’impulsion, d’orientation des dynamiques de recompositions que le beau quartier qui échappe peu ou prou à l’emprise des mécanismes publics. C’est en ce sens également qu’il nous apparaît comme un point privilégié d’observation d’une partie (une partie seulement) des dynamiques urbaines à savoir celles impulsées par les interventions de nature publique sur le logement des populations défavorisées.

Par ailleurs, l’impact de ces espaces sur un territoire plus grand que le site immédiatement occupé, par une sorte de ’rayonnement négatif’, en fait des ’push factors’ qui, à une échelle plus grande (dans le temps et dans l’espace), s’apparentent aux processus d’invasion-succession260. De même, les effets de recompositions qu’ils peuvent avoir sur l’environnement urbain sont importants, d’autant que, très souvent présentés comme transitoires, ces espaces ont perduré de même que leurs occupants.

Le marquage n’en est que plus fort sur le plan physique, spatial (sous l’effet de la dégradation normale de ces constructions qui ne devaient être là que quelques années) autant que sur le plan des représentations sociales et de la stigmatisation : la situation de la plupart des occupants n’ayant pas significativement évolué depuis leur arrivée (condition de leur maintien sur place), il s’instaure un climat de défiance et de peur de la contagion en même temps qu’une amplification de la visibilité.

Les réactions à ces processus, de l’environnement proche, résident dans les contre-offensives de protection et ’d’encloturage’ que les beaux quartiers ont érigées en règles de fonctionnement ; dans les attitudes de rejet voire d’éjection de la part de l’environnement immédiat au travers des oppositions plus ou moins radicales aux projets publics d’implantations nouvelles ou de délocalisations (dans les cas d’implantations existantes) de structures d’habitat spécifique... Ces moments donnent à voir à grande échelle les phénomènes de desserrement rejetant toujours plus loin ou dans des espaces de plus en plus dévalorisés ces populations et leur habitat.

Notes
253.

Y. Grafmeyer, I. Joseph, 1987

254.

S. Paugam (ss. dir.), 1996

255.

S. Paugam, 1995.

256.

C. Rhein, J. Brun, 1994, p.161

257.

Y. Grafmeyer, 1991.

258.

M. Pinçon, M. Pinçon-Charlot, 1991.

259.

La maîtrise des procédures d’attribution est une bonne illustration des possibilités d’intervention que permet ce type de produit.

260.

Voir C. Chaline, 1980