2- Principes généraux d’une dynamique des territoires d’habitat spécifique

Si les structures d’habitat spécifique, qui restent le principal mode institué d’accès des populations défavorisées à un logement, font l’objet d’une relégation plus ou moins systématique sur des territoires dévalorisés, alors le mode de constitution de ces territoires et leur dynamique sont un élément des dynamiques urbaines plus générales dont l’analyse peut éclairer une partie des processus en oeuvre dans la fabrication de la ville.

La question qui se pose alors est celle des déterminants fondamentaux de ces espaces de relégation : comment sont-ils construits ? ont-ils une dynamique propre ou ne sont-elles que des dynamiques résiduelles des dynamiques plus générales en cours ? comment s’articulent-ils à ces dynamiques d’ensemble et aux transformations de l’espace urbain de l’agglomération ?

La formulation même des termes du débat incite à ne pas rechercher uniquement dans le lieu (l’effet de lieu existe certes) et encore moins dans les seules caractéristiques des populations, des éléments de réponse.

La relégation apparaît ici comme la rencontre d’un territoire, à un certain stade de son cycle, et d’une modalité de gestion politique du logement (notamment du logement social). Si l’on peut affirmer avec Yves Grafmeyer que toute société a tendance à produire des catégories de perception d’elle-même, de ses composantes et à les traduire dans l’espace par la mobilisation de supports plus ou moins visibles261 dont les principaux vecteurs sont les acteurs producteurs de l’urbain, les territoires de l’exclusion et leur évolution ne sont alors que le reflet des pratiques des acteurs intervenant dans la production de la ville.

Ces pratiques constituent une entrée pertinente pour l’analyse des mutations de l’espace ségrégé qui peuvent donc être analysées comme le moyen de réaliser l’adéquation entre une population et un territoire, tous les deux dominés et relégués sur les plans social, spatial, urbanistique et identitaire. C’est en ce sens qu’on peut parler de dynamiques particulières de l’habitat spécifique et des espaces ségrégés, corrigées ou contrecarrées, en tout cas contrôlées par les stratégies et les pratiques des acteurs producteurs de l’urbain.

Les stratégies qui mènent à l’entrée effective dans un processus de stigmatisation et de relégation peuvent être observées de différents points de vue, allant des stratégies plus ou moins fines qui modèlent en continu l’espace urbain de manière lente et indicible aux événements bouleversants ponctuels qui en précipitent et infléchissent l’évolution. Ces événements sont des repères pour analyser les évolutions en question.

L’élément déterminant central de la place du logement spécifique est le processus d’urbanisation qui pose dans un cadre d’analyse dynamique la question des espaces dévalorisés. Le développement urbain se heurte, dans son élan de desserrement, à des espaces dévalorisés : soit il les contourne et contribue à la formation de poches de pauvreté et d’enclaves urbaines, soit il les phagocyte par la mise en oeuvre de procédures de rénovation, résorption, réhabilitation et rejette les populations défavorisées qui les occupent vers d’autres lieux encore plus relégués, souvent encore plus loin du centre.

Dans le cas du logement spécifique, il y a souvent au départ un processus de dévitalisation (un élément de valorisation cesse de jouer son rôle : disparition ou changement d’usage ou encore déstructuration par l’arrivée d’un élément négatif tel que dépôt, usine...) qui affecte durablement un territoire et que vient parachever la spécialisation résidentielle par l’arrivée d’une structure d’habitat spécifique. Celle-ci n’est que rarement première. D’ailleurs, plutôt que de facteurs particuliers, il semble plus pertinent de rechercher dans la co-présence et le cumul de certains facteurs relevant à la fois des formes d’habitat, des équipements, de l’environnement, de la localisation et de la situation urbanistique, les prémisses de ces processus262.

Ces espaces sont des espaces définis par défaut, par désaffection mais aussi des espaces produits, c’est-à-dire constitués de manière active par un processus dynamique de mise à l’écart. C’est donc dans la rencontre d’un mouvement passif de dévalorisation de certains espaces (qui ont été, si l’on remonte plus loin, eux aussi activement produits comme espaces dévalorisés par leur mode d’occupation et leur implantation, leur environnement et leur coupure de la ville : limites, coupures urbaines, proximité d’industries ou d’autres nuisances...) par désaffection, et d’un mouvement actif de relégation, de rejet de certaines populations, que se fait l’articulation entre le système global de production de l’espace urbain et l’accueil de cet habitat sur certains territoires particuliers de l’agglomération.

Même si l’on ne peut parler en la matière de déterminisme, la qualité de ces espaces (ce sont des espaces relégués, ségrégés et inscrits dans un processus de dévalorisation) en limite considérablement les marges de manoeuvre par rapport aux dynamiques globales, sans préjuger des dynamiques internes à ces espaces. Le suivi de l’évolution de cette offre et des espaces spécifiques qu’elle modèle en même temps qu’ils l’accueillent (dans une sorte de dialectique entre l’espace et le logement, tous deux spécifiques) permet de révéler des dynamiques socio-spatiales, sectorielles certes, mais qui se définissent par rapport aux dynamiques fondamentales dans une logique de rejet ou plus insidieusement d’invasion-succession. Cette évolution est en même temps le lieu d’une interrogation problématique sur les fondements de l’intervention publique.

On peut en effet référer l’intervention des pouvoirs publics dans ce domaine soit à l’idéologie du progrès qui ne peut (veut) plus tolérer la présence, du moins visible dans l’espace urbain, de ces éléments (populations sans-abri, bidonvilles et taudis...) qui sont autant de signes de son échec, soit aux besoins plus pragmatiques du développement urbain pour lequel ces éléments sont des obstacles ou des opportunités à saisir, l’une et l’autre de ces justifications pouvant le cas échéant se renforcer mutuellement.

Les populations défavorisées sont dans cette transaction des acteurs mineurs qui ne peuvent s’imposer à un environnement dominant et structuré. Et cela même lorsqu’elles bénéficient de soutiens extérieurs comme les mouvements d’opinion ou associatifs, qui se heurtent à de fortes inerties structurelles. Elles ne peuvent donc s’insérer (c’est-à-dire trouver place, abri, toit...) que dans des zones urbaines dont la déstructuration plus ou moins avancée laisse apparaître des failles dans le système de reproduction/conservation des valeurs urbaines.

Les niveaux de prix fonciers et immobiliers apparaissent à ce sujet comme des indicateurs explicites et les correspondances entre des zones urbaines et ces niveaux montrent que l’on est bien en face d’une situation de compétition entre groupes sociaux, relayés par différents acteurs locaux, pour le contrôle de l’évolution de certains territoires.

En prenant comme référence la période qui part de la fin de la guerre (qui marque les débuts véritables d’une politique publique du logement), aux années 90 (qui parachèvent un demi-siècle d’évolutions contrastées et un processus long de désengagement de l’Etat263), on peut voir sur la longue durée comment ces dynamiques, suscitées et entretenues par les pouvoirs publics, y compris par la production d’une réglementation abondante, se sont inscrites sur un terrain certes déjà balisé, notamment par les effets de la guerre et de la pénurie mais vierge de toute politique publique de logement.

Or une des caractéristiques de ces logements spécifiques est qu’ils sont l’objet dans un premier temps d’un processus d’affectation administrative qui est une véritable imposition réglementée, et ensuite d’une assignation à résidence pour les populations bénéficiaires y compris indirectement par un ’effet de lieu’ dont l’efficace résiste encore aujourd’hui aux tentatives d’intégration urbaine.

La territorialisation des interventions publiques est généralement soumise à la logique des outils d’appréhension fonctionnant sur des échelles territoriales prédéfinies (îlots, quartiers, communes, secteurs, agglomérations...) dont ils renforcent la visibilité ou au contraire l’occultation et la relégation. Les territoires relégués et déniés se manifestent pourtant périodiquement aux pouvoirs publics, à la suite de drames personnels ou plus souvent et plus pernicieusement lorsqu’ils sont saisis comme prétextes à une opération d’urbanisme ou désignés comme obstacles au développement urbain.

Un opérateur qui s’intéresse à une de ces zones, qu’elle soit qualifiée d’insalubre, d’enclavée ou de ghetto, le fait dans un but de transformation, de ’régénération’ ou de restructuration dans le cadre de son activité privée, mais lance le débat par le biais d’une visibilisation des conditions de vie, intolérables aux yeux de l’opinion, et bien souvent encore implicitement attribuées aux moeurs des habitants ; et cela si seulement des mesures plus discrètes mais tout aussi redoutables (et bien connues des marchands de biens) venaient à rencontrer une certaine résistance.

Le relais politique de ce débat, plus ou moins rapide, marque l’entrée de cet espace dans une phase de mutation et corollairement l’entrée d’autres espaces (ceux qui vont recevoir le mistigri264) dans une phase de restructuration plus ou moins forte selon que l’alternative proposée à la situation de départ se traduit dans une solution collective (regroupement) ou individualisée, au cas par cas (dispersion).

Ces deux types de réponse ont toujours constitué les termes de l’alternative politique face au problème du logement des populations défavorisées. On y retrouve la distinction qui opère dans l’espace physique entre regroupement homogène de populations dans des zones distinctes, dans une logique de constitution de ’ghettos’ et juxtaposition de sous-populations différentes (et seulement parce que différentes) dans une logique de rapprochement physique au service d’une volonté d’intégration. Deux processus apparemment contradictoires qui opèrent pourtant tous deux à partir du même critère de sélection sociale. Dans les deux cas, l’expérimentation sur le terrain autant que la recherche et l’analyse ont montré la vacuité d’une telle posture265.

Ces interventions participent de la production non pas ordinaire de la ville mais de la mutation brutale de l’espace urbain, transformant aussi bien le contenant que le contenu. Les mutations socio-spatiales qui y prennent naissance vont s’inscrire dans le lit creusé par l’inertie des processus de division économique et sociale de l’espace, inertie à laquelle se soumettent volontiers les acteurs pour autant qu’ils y retrouvent leurs intérêts.

Les pouvoirs publics et les collectivités locales qui ne s’y opposent pas explicitement peuvent apparaître comme cautionnant, au moins passivement, les pratiques ségrégatives qui ont cours sur leurs territoires. Pour s’en défendre, les arguments factuels et conjoncturels (rareté des terrains, prix élevés, problèmes de financement... ) mobilisés révèlent en réalité la prégnance de considérations économiques dans la genèse d’une offre qui se voudrait relever d’abord de sentiments profondément philanthropiques.

En dernière instance, le renvoi à une obligation réglementaire permet de reléguer toutes ces interrogations hors du champ de responsabilité des acteurs qui, à défaut d’être des philanthropes agissant pour le bien de populations autrement sans recours, ne se considèrent plus dans cette affaire que comme des exécutants de la réglementation en vigueur et des orientations de la politique générale du logement.

Notes
261.

Y. Grafmeyer, 1996

262.

cf. Urbanisme hors-série n°1, 1993

263.

cf. B. Lefebvre, M. Mouillart, S. Occhipinti, 1991

264.

C. Jacquier, 1990

265.

C. de Lauwe puis Chamboredon et Lemaire.