Conclusion : Les produits spécifiques, une dynamique sous contrôle ?

Les différentes catégories de logements spécifiques, quelles qu’en soient les spécificités, participent pleinement de l’offre résidentielle globale, des transformations du parc local et de la dynamique urbaine générale dont elles sont aussi une résultante. Cette production est en effet directement liée aux mutations des structures socio-spatiales induites par le développement urbain (opérations d’urbanisme, grands projets, restructurations...) et à la nécessité de trouver des solutions de relogement à ceux qui en pâtissent.

Son impact direct se fait donc sentir à une échelle plus fine et plus localisée que celle des transformations urbaines qui l’enclenchent266. Il en résulte d’une part une diffusion, une dissémination de ces constructions dans l’espace urbain à l’échelle de l’agglomération et d’autre part une polarisation autour d’éléments négatifs et dévalorisants instaurant des coupures urbaines physiques autant que symboliques, inscrivant dans l’espace des ’enclaves’, des îlots de relégation dont la pérennité tient aux aléas des transformations urbaines à venir.

Ces territoires ne deviennent des espaces de relégation que dans leur rencontre avec une population particulière, véritable objet de cette relégation : l’espace ségrégé l’est en effet de par son peuplement et ne peut être saisi que dans cette dialectique du ’contenu’ et du ’contenant’, d’où la nécessité d’une approche ’socio-spatiale’ si l’on veut en saisir les ressorts fondamentaux. La question de la cohésion sociale, de la mixité ou plus simplement de l’insertion sociale s’éclaire des processus de territorialisation des couches défavorisées : elles sont stigmatisées à la fois dans leur socialité et dans leur occupation de l’espace, toutes deux marginales ou marginalisées.

Du point de vue des populations, l’adéquation qui se réalise entre statut social et statut spatial, position sociale et position géographique267 a toujours été dans ses grandes lignes subie plus que choisie. Même si la place dans le système productif est le déterminant fondamental de la position spatiale, leur articulation s’opérant de manière dynamique dans la mise en cohérence des statuts social et spatial, cette mise en cohérence (que l’on peut qualifier de stratégie) n’est réellement satisfaisante que pour une partie bien déterminée de la population.

Les territoires qui accueillent les résultats de ces régulations ne sont pas simplement un réceptacle mais participent activement de cette production268. La forme prise par le logement spécifique est en effet à chaque fois l’expression de la rencontre d’un système politique, au sens large du terme, prenant appui sur (et tirant sa légitimité d’) un territoire déterminé, et d’un ensemble d’acteurs opérant dans la production de ce territoire. Ces divers acteurs développent des logiques, parfois contradictoires, mettent en oeuvre des stratégies qui façonnent d’une certaine manière les espaces qu’ils investissent.

Au cours de leur évolution, les espaces sociaux ainsi constitués de manière plus ou moins homogène puisent dans les flux perpétuels de populations, d’activités et de symboles les éléments nécessaires à leur consolidation et à leur perpétuation tout en écartant ou en éloignant ce qui peut en compromettre la dynamique générale. C’est en effet en fonction des poids des groupes sociaux en présence que les statuts sociaux de l’habitat, selon l’expression de J-P. Lévy, peuvent évoluer de manière discriminante269.

Or, si le logement spécifique n’a jamais pu constituer un parc conséquent dont l’évolution serait portée par la consistance du ou des groupes sociaux qui l’occupent, comment en expliquer la perdurance malgré les velléités de réforme tendant à ramener la production de logements sociaux à un logement unique ? Car en effet les faits sont là avec leur inertie, et le parc antérieurement produit va perdurer dans sa réalité physique et plus encore, fonctionner dans ses effets sociaux de désignation et de stigmatisation, et aussi comme référent symbolique. Cela malgré la faiblesse des réalisations qui s’explique non pas par les besoins (qui sont toujours restés élevés) ou des objectifs fixés au lancement des expérimentations, mais par des compromis locaux limités par la réticence, pour différentes raisons, des différents acteurs locaux (opérateurs, financeurs ou élus).

S’il apparaît ainsi évident que c’est dans les mécanismes locaux de mise en oeuvre de ces programmes qu’il faudra rechercher les raisons de ces blocages et réticences au développement de l’offre spécifique, il n’est pas moins sûr qu’il faille une forte volonté et un portage politique explicite pour enclencher un processus plus global de revalorisation des espaces de relégation qui contiennent ou sont appelés à accueillir ces logements. Cette injonction à la ’reprise’ des espaces délaissés prend dans les années 1990 une résonance forte dans le contexte de redéfinition des politiques du logement dans une articulation plus étroite avec la politique de la ville.

Le statut de ces espaces dévalorisés y apparaît, autant sur le plan urbanistique que symbolique, comme une difficulté forte. C. Forêt suggère une piste de travail qui s’inscrit parfaitement dans ce constat : ’revaloriser un espace urbain considéré comme déqualifié reviendrait donc d’abord [...] à retravailler l’accord, dans le système de représentations symboliques qui domine la ville, sur l’espace en question, à faire ensuite que cet accord soit garanti par la contrainte de l’Etat, c’est-à-dire relayé par un système de règles institutionnelles’270.

Travailler l’accord sur le symbolique, le garantir par des règles sont réalisables mais, là aussi, et encore une fois, le défi sera du côté des pratiques des acteurs chargés de traduire ces engagements sur le terrain local.

Notes
266.

pour une approche localisée de ce type de micro-mutations, cf. les travaux sur le quartier St-Georges à Lyon de J-Y. Authier, 1993.

267.

Cf. C. Bonvalet (dir.), 1994.

268.

Cf. F. Auriac, R. Brunet, (ouvrage coordonné par), 1986.

269.

cf. le ’filtering down process’ notamment observé par des chercheurs de l’Ecole de Chicago.

270.

C. Forêt, in J-L. Gourdon, E. Perrin, A. Tarrius, (ss. dir.), 1995, p. 508