CONCLUSION GENERALE : Une histoire contemporaine du logement spécifique

La différenciation des produits résidentiels sur un territoire urbain se fait pour partie en fonction des conditions historiques de leur production et donne à voir l’histoire socio-économique des territoires : centre-ville ancien des origines, habitat haussmannien du 19ème siècle, habitat collectif périphérique des années 50-60, centre-ville moderne issu de la rénovation puis de la réhabilitation et enfin zones de requalification des politiques de développement des années 80-90... Mais la lecture ainsi offerte est une lecture apurée, une lecture macro : c’est une histoire débarrassée de ses excès, des interstices que cet habitat a renfermés puis rejetés, des différentes formes d’occupation qu’il a connues, des divers types de populations qui l’ont occupé avant (d’être obligées) d’aller voir ailleurs... Elle ne donne pas à voir les dynamiques notamment les plus marginales qui sont aussi des plus subtiles.

C’est pourtant dans ces mouvements divers qui le traversent que l’habitat urbain se forge une identité, une réputation, une valeur ; qu’il se constitue comme élément structurant de la ville, toujours ramené à des déterminants sociaux captés au cours de son histoire et qui s’y cristallisent plus ou moins durablement. La permanence nécessaire à une telle installation symbolique dans l’espace de la ville semble justement incompatible avec le principe temporaire du logement spécifique entendu comme étape transitoire vers un habitat ’normal’. Comment parler alors d’une histoire de ce type d’habitat ?

En réalité, l’histoire du logement spécifique dépasse d’une certaine manière celle des règlements mêmes qui l’ont produit ; la caractéristique commune de ces derniers ayant été de s’inscrire au plus près d’une situation datée, dans une temporalité éphémère, un provisoire qui, s’il a effectivement été respecté dans les textes (la plupart ayant été abrogée et les procédures arrêtées), n’a pas empêché nombre des réalisations faites en son nom de lui survivre et de perdurer.

Il y a ainsi une déconnexion entre l’esprit des textes et les résultats de leur mise en oeuvre ou plus précisément entre ces textes et l’évolution et la gestion de ces résultats que des circonstances locales ont déplacés dans une temporalité plus longue. Alors même que certaines réalisations ne devaient jouer qu’un rôle transitoire, les strates successives de nouveaux produits-logements se sont accumulées au point de constituer un parc spécifique qui peut faire l’objet d’une lecture historique.

Ce parc n’est cependant véritablement devenu l’objet d’une politique publique susceptible de mener à son propos une réflexion cohérente que tardivement, à partir du moment où son inscription dans des lignes budgétaires spécifiques d’une part et sur les agendas politiques locaux de l’autre a été réalisée. Cette reconnaissance tardive est aussi celle de la participation effective de l’offre spécifique, quelles qu’en soient les spécificités, à l’offre résidentielle globale et donc aux transformations du parc local et à la dynamique urbaine générale.

La hiérarchisation qui en ressort a été en quelque sorte reconnue et institutionnalisée, au niveau du logement social, dans la réforme du système HLM de 1966 qui multiplie les catégories de logements en fonction des ressources des locataires. Cette orientation et ses effets sur le développement des processus ségrégatifs vont faire l’objet d’une critique radicale dans le Livre blanc de l’UNFOHLM de R. Lion au milieu des années 70. La réforme qui va en résulter en 1977 revient au principe d’un financement unique et d’une solvabilisation par une aide personnalisée à la situation du locataire.

L’analyse de cet habitat spécifique développé depuis les années 50, dont le cadrage au niveau national a été effectué par Ballain et Jacquier312, méritait une lecture locale voire localisée313 car les contextes, les caractéristiques institutionnelles et réglementaires qui encadrent cette offre de même que les pratiques des acteurs en charge de sa production apparaissent extrêmement diversifiés. Il importait donc là de reconnaître, au-delà de la récurrence de certains éléments socio-économiques et politiques, la spécificité des contextes historiques successifs à travers une périodisation de l’intervention publique dans le logement et l’adaptation locale de la règle générale à travers l’analyse de cas particuliers. Une telle relecture nous a en effet permis d’observer les modes de fonctionnement et de régulation des systèmes d’acteurs constitués autour de cette production.

Il s’agit, dans le cadre d’une conception de l’espace urbain comme lieu d’expression des stratégies des acteurs sociaux, de voir dans quelle mesure la constitution d’un parc spécifique participe des recompositions socio-spatiales, d’analyser le rôle et la place de l’habitat adapté dans les mutations du parc local et les dynamiques résidentielles notamment des populations défavorisées.

A coté d’une approche quantitative nécessaire pour dresser un état des lieux de ce parc, l’analyse de l’évolution de la production d’habitat adapté doit être comprise comme une expression de l’évolution du système local dans ses rapports avec les politiques publiques nationales et les données socio-économiques globales d’une part et d’autre part comme un lieu d’observation de l’évolution des pratiques et des logiques des acteurs locaux et de la place (au double sens du terme) accordée sinon ’réservée’ aux plus démunis par ces acteurs.

L’approche historique en reste néanmoins une étape essentielle, qui permettra de valider les évolutions pressenties et, en même temps, de mettre en valeur dans les différentes phases du développement urbain et les différents parcs qui se sont constitués depuis les années 50, des éléments structurels et les tendances lourdes qui peuvent apporter des éléments pour une meilleure appréciation des solutions proposées aujourd’hui.

Notre souci a été, sans vouloir mener une analyse systématique de l’ensemble de ces formes spécifiques issues de procédures publiques ou d’initiatives de la société civile reprises au sein de ces politiques publiques, d’en repérer les courants forts, c’est-à-dire ceux qui sont significatifs des mutations socio-spatiales et dont l’évolution pouvait permettre de comprendre la dynamique des ’territoires de l’exclusion’ dans l’agglomération lyonnaise.

La continuité du système d’acteurs tout autant que de fortes inerties structurelles (sur les plans socio-spatiaux et institutionnels) nous ont incités à rechercher dans les pratiques antérieures, des éléments de continuité apportant une unité sinon une cohérence dans ce qu’on peut bien appeler une politique du logement en direction des plus démunis314.

Les moments de recompositions institutionnelles et réglementaires forts (ordonnance de 1945 visant à résoudre la crise du logement, plan Courant, loi cadre construction de 1957, loi de 1966, réforme de 1977, loi Besson, loi d’orientation sur la ville...) nous ont permis de voir les grandes inflexions apportées à cette politique et ainsi de mieux comprendre les enjeux actuels des engagements locaux.

Cette observation rétrospective a été mise en regard des recompositions fondamentales qui ont accompagné la loi Besson, qui constitue en fait la première tentative institutionnelle de mobilisation (et par là, de reconnaissance) des contextes locaux en tant que systèmes d’acteurs. Au-delà de la commodité méthodologique que constitue la possibilité d’appréhender directement les acteurs dans le système local et d’observer les processus en cours, la focalisation sur la production récente se justifie également par la rupture et le renouvellement complet que la loi Besson opère dans le traitement du logement des personnes défavorisées en particulier par la relance d’une offre spécifique que la réforme de 1977 avait voulu condamner.

Si le parc qui en résulte est une part importante de la réponse à un des blocages majeurs de la chaîne du logement dans l’agglomération lyonnaise, il n’en est pas moins d’abord un élément de patrimoine pour les opérateurs chargés de le concevoir. L’analyse de sa place dans le marché local et dans les pratiques des acteurs a permis de confirmer certaines observations faites par ailleurs et de mettre à jour de nouvelles interrogations.

D’une part une orientation spatiale forte en direction des secteurs prioritaires du PLH est perceptible et traduit non seulement l’expression de la demande mais aussi les pratiques patrimoniales de reconquête des centres urbains par les opérateurs.

D’autre part, la concentration de l’activité et de la production entre les mains d’un nombre restreint d’opérateurs, en remettant en cause la nécessaire diversité qui est au principe de l’habitat adapté et source d’innovations dans la recherche de solutions-logements individualisées, contient le risque d’une banalisation du PLA-TS sur le mode du PLA.

D’ailleurs les injonctions des pouvoirs publics tout comme le scepticisme de la plupart des acteurs locaux quant à la portée du ’débat’ sur la maîtrise des coûts met bien en lumière les stratégies de chacun et les enjeux quelquefois contradictoires que peut contenir l’intervention publique lorsque le partenariat et la coopération d’un grand nombre d’acteurs sont au coeur des processus de régulation.

Si l’existence de structures de concertation locales a pu favoriser une plus grande prise en compte de ces décalages, la réussite d’une politique globale d’insertion articulée autour du logement reste tributaire d’une volonté politique réelle et affirmée, seule capable d’inscrire sur les agendas locaux une telle dynamique.

Le logement d’insertion apparaît aujourd’hui comme un produit bien intégré dans le tissu urbain et inscrit dans la chaîne du logement, donc appelé à se développer. Et comme aujourd’hui l’incertitude ne plane plus sur les engagements, au moins à court terme, de l’Etat, ce sont les partenaires locaux qui décideront de la poursuite ou non de la dynamique créée autour de ce nouveau produit qui s’inscrit finalement bien dans la continuité des engagements historiques des acteurs locaux dans la recherche de solutions aux problèmes de logement des plus modestes.

Si l’on peut difficilement risquer une prospective sur son évolution, à la lumière de son histoire et en référence à certaines mutations en cours y afférents comme la baisse de la production de logements sociaux, le développement de l’exclusion, la montée de la précarité..., l’attitude patrimoniale adoptée par l’ensemble des opérateurs, qui intègrent ainsi d’une certaine manière les leçons de l’histoire, permet au moins d’écarter le risque d’une disqualification rapide du parc ainsi produit. Un parc de qualité architecturale et urbaine, ouvert aux plus démunis, contient toujours le risque d’une stigmatisation que les bailleurs intègrent autant dans leurs arguments de montage des opérations que dans leurs pratiques d’attribution.

Est-il nécessaire de rappeler ici, encore une fois, les recommandations reprises à l’envi par la plupart des rapports d’évaluation qui ont accompagné cette histoire ? Les mêmes blocages qui perdurent ont, à chaque crise aiguë, poussé à une reformulation de ces mesures et recommandations qui restent fondamentalement les mêmes, tout comme les problématiques qu’elles concernent. Plutôt que de reconduire l’exercice, il nous a paru plus opportun de nous appesantir sur l’explicitation des ressorts de cette permanence. Si l’on devait cependant cautionner une recommandation, la seule qui s’impose reste celle de la nécessité d’une volonté politique affirmée, engagée et pérenne c’est-à-dire dégagée des contingences électorales. En somme une supervision ’méta-politique’ dont les plus optimistes peuvent voir les débuts dans des instances comme le Haut Comité pour le logement des populations défavorisées, institué avec le soutien de Louis Besson.

Cette recherche a permis de questionner un certain nombre de notions et de mettre en perspective des observations et des analyses quelquefois trop proches de leur sujet, autant dans le temps que dans l’espace. Une mise en perspective d’autant plus nécessaire que la continuité des interventions publiques en faveur du logement des plus défavorisés depuis un demi-siècle est d’abord caractérisée par une persévérance rare dans des choix douteux ou faciles mais toujours inefficaces. Ce ne sont cependant pas tant les raisons de ces échecs, que les acteurs locaux partagent entièrement avec les pouvoirs publics, qui paraissent importantes que la nature de cet habitat spécifique, dans son rôle de régulateur du système local de l’habitat.

La mise en évidence et la caractérisation de ce rôle de régulateur (même à la marge) ne suffisent cependant pas à comprendre (et ne sauraient encore moins justifier) la question fondamentale de la nécessité même d’une telle politique encore aujourd’hui. Si cette recherche a pu apporter quelques éléments à la question de savoir comment le logement spécifique a été pensé par les pouvoirs publics, réalisé par les opérateurs et utilisé comme instrument de gestion politique des populations et donc de régulation socio-spatiale, elle s’éclaircirait et s’enrichirait beaucoup d’une analyse plus approfondie des ressorts institutionnels et politiques de ces choix315.

Notes
312.

Ballain R., Jacquier C., 1987

313.

Cf. M. Oberti, 1995

314.

R. Ballain, C. Jacquier, 1987

315.

B. Vayssière et D. Voldman ont déjà traité ces questions, le premier sur les choix architecturaux et la seconde sur les partis urbanistiques de la reconstruction. La question des choix conceptuels spécifiques du logement adapté aux plus ’faibles’ selon l’expression de G. Malignac reste, à notre connaissance, à analyser de manière systématique et historique.