Introduction générale

« Toute thèse relève des mêmes principes qu’une enquête policière. »  Rezvani, l’Enigme

Cette étude n’a pas pour objet la renaissance d’un genre : le roman policier, mais bien plutôt, d’abord, la reconnaissance de l’intérêt à porter à certains auteurs qui, de l’intérieur ou de l’extérieur, ont, dans leur diversité et leur invention, brisé les carcans de ce genre et l’ont fait irradier vers d’autres secteurs littéraires. Par les modifications qu’ils ont introduites, ils ont surtout brisé le carcan critique qui l’entourait. Par leur entremise, il nous a été permis d’accéder peu à peu à la connaissance de ce qui fait l’intérêt véritable du roman policier, dans les rapports féconds, étroits et révélateurs qu’il entretient avec la littérature blanche.

Car ce travail est avant tout le compte-rendu d’un cheminement. Comme le détective, nous sommes partie à l’aventure dans la jungle des textes, dans un labyrinthe fait lui-même d’autres labyrinthes : des romans, fascinants par leurs différences autant que par les échos qu’ils émettent entre eux et vers d’autres textes. Notre enquête est donc une enquête de terrain : nous ne sommes pas allée chercher dans les oeuvres la simple illustration, plus ou moins forcée, d’idées préconçues ou de thèses antérieures ; nous n’avons pas procédé comme le détective des romans, vu par Umberto Eco, qui soumet ce qu’il observe à ce qu’il veut déduire, trouvant toujours la preuve qu’il cherche, procédant par abduction1, délire interprétatif, ajoute Pierre Bayard, commun à la plupart des théoriciens et des scientifiques2. A l’inverse, comme l’enquêteur-théseur de Rezvani, notre méthode a été, jusqu’au bout, pleinement expérimentale : nous avons interrogé nos témoins  - les textes -, sondé les alibis - les avant-textes -, parcouru de multiples pistes, scruté les traces observables sans les sélectionner dès l’abord, avant de trouver des indices réels permettant à notre recherche d’aboutir, c’est-à-dire avant de découvrir ce que nous cherchions : l’objet même de notre quête s’est dégagé très progressivement pendant notre cheminement, nous exposant à toutes les inquiétudes du vrai détective, lâché dans le labyrinthe textuel. C’était à nos yeux la seule façon d’échapper - autant que faire se peut - à ce « désir de falsification3 » inhérent à la quête scientifique...

De fait, beaucoup d’études critiques sur le genre policier procèdent à nos yeux de ce gauchissement, qui rend d’ailleurs souvent leurs auteurs peu enclins à considérer la variété du corpus policier, d'où un souci intense d’exclusion de ce qui est trop complexe, et une volonté de classification. Et cela depuis le début : ce ne sont pas seulement les oeuvres modernes de Puig ou Echenoz qui ont mis mal à l’aise les critiques : le père du roman policier anglais, Wilkie Collins, dont le roman la Pierre de Lune (1868) est si particulier, n’a-t-il pas été longtemps oublié ?

Ainsi, la portée du roman policier a souffert d’une minimisation pendant trop longtemps : dans sa première formule, le roman à énigme, il a été vu comme un problème logique, un jeu entre auteur et lecteur, puis dans sa version hard-boiled, celle du roman noir, comme l’expression stricte d’une réalité sociale, celle de la ville moderne. La plupart des études critiques spécialisées ont ainsi réduit ces deux voies du roman policier, appauvrissant sa signification soit en littérarité pure, soit en référentialité obstinée, recoupant du reste des positions extrêmes de la production policière qui ne nous intéresseront guère ici. Par exemple, le roman noir s’est trouvé en charge d’exprimer le monde social, et, du même coup, étudié et réduit à cette fonction par des théoriciens du domaine politique ou philosophique. Ainsi, Ernst Mandel canonise des auteurs comme Didier Daeninckx, sous prétexte que ses romans s’apparentent à du journalisme de reportage, alors qu’il vilipende Manuel Vásquez Montalbán à cause de tout ce qui s’écarte du politique dans le cycle policier qu’il a composé4. Quant au roman à énigme de type anglais, il ne représente à ses yeux  - comme à ceux du philosophe Siegfried Kracauer5 - que le triomphe de la raison bourgeoise, que l’affirmation de sa puissance. Ce processus global est dû à une lecture autoritaire ; il a fini par coller à la peau du livre et par le dépouiller de toutes ses potentialités créatives et signifiantes. Pour nous, il s’agit bien d’un meurtre textuel : de telles analyses ont fini par « avoir la peau » du livre, par « faire la peau » à l’aspect roman du roman policier, ne lui laissant que les os, l’écriture s’étiolant, soit devinette, soit pamphlet. Roman du lecteur, le roman policier s’est fait dévorer par lui, par un horizon d’attente et par la coercition policière d’une certaine critique.

En effet, l’histoire du genre paraît être celle d’une usure progressive : le « roman-problème » a fini par lasser après avoir tenté toutes les combinaisons possibles ; le roman noir lui a succédé, conçu à l’origine comme une libération par rapport au genre policier anglais réglementé par Van Dine6. Il se voulait ouvert sur le monde et en particulier sur la ville, sur ses évolutions ; mais, du fait sans doute de la création d’une collection particulière en 1945 (la Série Noire), le genre s’est figé également. Les auteurs français de  « néo-polar », après 68, ont remis le genre au goût du jour en l’utilisant à des fins contestataires et en s’inspirant, à l’exemple de Manchette, du style brut et efficace de l’école américaine ; cependant, ce type d’écriture a contribué à entretenir un certain discrédit autour du « polar » et les dénonciations politiques, explicites ou pas, le pessimisme et la morbidité de rigueur, ont fini par peser à bien des lecteurs.

Et pourtant, après que l’on eut annoncé la mort du roman policier, celui-ci semble renaître une fois encore de ses cendres, tiré des différentes ornières structurelles, stylistiques ou idéologiques par l’intervention ingénieuse d’auteurs visant à revivifier le genre. Sur les ruines du roman policier classique ou du polar à l’américaine s’élabore un autre type de roman, pluriel, encore mal cerné par la critique. Cela constitue pour nous le premier malaise inhérent à l’objet de notre étude, malaise dû à une incertitude taxinomique, sans doute à imputer à la mauvaise opinion qu’on s’est longtemps faite du genre policier, qui a posé une ligne de démarcation abusive entre « la grande littérature » et le roman noir ou policier. Ernst Mandel raconte lui-même, au début de Meurtres Exquis (1986), combien il a étonné son entourage en publiant, lui, le sérieux idéologue marxiste, un ouvrage critique sur le roman policier.

Depuis quelques années s’est amorcée une évolution dont on n’est pas à même de deviner l’aboutissement, à l’heure où nous écrivons ces lignes. Il suffit d’un coup d’oeil sur les quotidiens, les magazines ou les journaux littéraires pour noter l’intérêt croissant des critiques et du public pour ce style d’ouvrages : en témoignent les rubriques spéciales dans le Monde comme dans Libération, les numéros d’Europe ou du Magazine Littéraire entièrement consacrés à ce genre. De plus en plus d’ouvrages critiques paraissent sur le sujet. Par ailleurs, les professeurs de collège, et parfois de lycée, ont intégré certains avatars modernes du roman à enquête (Henry Winterfeld, Marc Paillet, Ellis Peters, etc.) comme outil pédagogique dans leur enseignement, pour l’étude de la structure narrative par exemple. En outre, bien des auteurs réputés « sérieux », comme Julia Kristeva ou Michel Del Castillo, choisissent occasionnellement ce genre, y trouvant parfois leur véritable écriture (d’où peut-être le retour de Jean Vautrin au polar récemment), pour des raisons qu’il nous faudra mettre à jour, l’adaptant à leurs intentions ou à leur personnalité. C’est du reste sans doute l’incursion de ces auteurs dans le genre policier qui finira par le réhabiliter entièrement.

Le travail de ces rénovateurs fait éclater une confusion générique évidente. Autrefois, la typologie des romans à énigme était très précise (roman d’énigme, roman d’investigation, roman noir, roman à suspense, etc.) et semblait ne recouper en aucun cas les terres de la « grande littérature ». Mais aujourd’hui, force est de reconnaître que les frontières se sont brouillées et que les types se mêlent de plus en plus, ce qui génère un doute rétroactif sur les auteurs dits classiques et antérieurs à notre siècle, dont on découvre alors ce que leurs oeuvres contiennent déjà de la problématique noire.

Ainsi s’affirme la dimension transhistorique de la formule policière, dans toute son extension : l’attitude d’Amette, de Marsé, de Belletto et de Montalbán, auteurs des quatre romans que nous étudierons ici, en infraction avec le genre conventionnel, n’est pas nouvelle ; depuis Poe, il y a toujours eu des auteurs pour produire autre chose qu’une structure et des thèmes convenus, comme le remarque Jacques Dubois :

‘« Les écrivains les plus représentatifs et les plus audacieux dialoguent entre eux à l’intérieur d’un raccourci d’histoire7. »’

En effet, pourquoi vouloir séparer ce qui a toujours été uni ? Le roman policier irrigue depuis son origine le roman traditionnel, que l’on pense à Hugo (qui, comme Sue ou Gaboriau, a adapté le roman à énigme en France), à Balzac (Une ténébreuse affaire), à Dostoïevski (Crime et Châtiment), et plus tard à Faulkner (Sanctuaire), à Bernanos (Un crime), ou encore à Robbe-Grillet (Les Gommes). De toute façon, qu’on voie son origine dans Oedipe-Roi ou dans Zadig, il est indéniable que le roman policier n’a pas à rougir de ses parents. Ses éléments constitutifs ont longtemps été épars dans la « grande littérature » avant d’être unifiés pour créer un genre particulier avec des règles et, comme il se doit, des infractions à celles-ci. Aujourd’hui, Eco, Sciascia, Mendoza, Puig, Vargas Llosa, et bien d’autres, publiés dans des collections générales, donnent au genre l’occasion d’être reconnu, illustrant ce postulat de Tzvetan Todorov :

‘« Qui veut embellir le roman policier fait de la littérature et non du roman policier8. »’

Ce brouillage, opéré par les rénovateurs, offre une chance réelle de sortir de l’impasse critique et de rouvrir la vision sur le genre, lui donnant par là même l’occasion de se renouveler par la suite : c’est pourquoi, autant par goût que par instinct, nous avons choisi d’étudier ces romans en marge, ces romans problématiques pour la critique classique, ces romans innommables...

A l’origine de ce travail, il y a, effectivement, la perception d’un second malaise, terminologique, naturellement corrélé au flou taxinomique, tant il est vrai qu’on a bien du mal, dans une librairie par exemple, à nommer le genre de livre qui fera l’objet de cette recherche, et, dès lors, à le situer : faut-il dire  « roman policier littéraire », ou bien « polar métaphysique », « roman à énigme bien écrit » ou « policier atypique » ?

Dans les nombreuses librairies où nous avons prospecté, en quête de cette sorte d’oeuvres, nous avons eu bien du mal à nous faire comprendre : dans les commerces spécialisés, le libraire pense que nous cherchons des polars purement idéologiques et politiques ; dans les librairies générales, nous avons eu des conversations très intéressantes avec des vendeurs, qui reconnaissent que, hors du rayon polar, et dans des collections variées, se trouvent des romans policiers apparemment mal répertoriés : nous sommes donc condamnés à errer au hasard, jusqu’à rencontrer des auteurs tels que Muñoz Molina ou Auster. La taxinomie et la terminologie classiques semblent donc de plus en plus aléatoires.

Mais de fait, que cherche-t-on à regrouper ici, et comment donner une définition de ce qui est commun à ces auteurs plus ou moins marginaux par rapport au genre codifié, et ceci en dépit de leurs différences fondamentales ?

Nous pouvons d’ores et déjà énoncer que ces auteurs ne respectent pas les règles, parfois même s’en moquent ouvertement ou se plaisent visiblement à les transgresser. Ces infractions aux règles, cette mise à mal du roman policier classique, portent une atteinte radicale au genre, opérant une sorte de déboulonnage jouissif d’un Sherlock Holmes hors de son socle. La nécessité de ce meurtre du père, l’autopsie du cadavre de l’intertexte9, voilà le premier aspect de notre recherche et l’énigme que nous tenterons d’élucider.

Notre travail étant réalisé dans le cadre de la littérature générale et comparée, nous avons limité notre champ d’études, en dehors d’auteurs de langue française (Belletto, Amette), à des romanciers espagnols que nous sommes en mesure de lire dans leur texte original (Marsé, Montalbán). Ces auteurs répondent, à des degrés variés et de façon très différente, à nos critères de départ : un souci de s’attaquer au modèle traditionnel, pour fonder sa propre écriture. Il semble difficile, dans un premier temps, de mêler dans une même recherche des romans qui procèdent du roman à énigme avec ceux qui tiennent davantage du roman noir, mais l’on verra à travers nos exemples comment à l’heure actuelle les deux perspectives se confondent, comment les romanciers utilisent ensemble les significations thématiques et les potentialités narratives des deux groupes, en leur adjoignant encore d’autres catégories : d’autres branches du roman policier, comme le roman à suspense, ou d’autres genres, comme le fantastique, ou encore en se servant d’ingrédients policiers dans des textes sans étiquette. De cette manière, les romanciers ont inventé des remèdes actuels à ce qui semblait condamner les différentes voies du roman policier à l’extinction.

Après examen, nous avons choisi d’étudier majoritairement des romans publiés dans des collections générales afin de s’assurer une certaine densité littéraire et pour mieux montrer la faiblesse de nos habitudes taxinomiques : il est d’ailleurs remarquable que lorsque ces auteurs sont édités, pour certains de leurs romans, dans des collections spécialisées, leur écriture se fait efficace et presque cinématographique ; on peut citer l’exemple d’Alexandre Lous/Jean-Baptiste Baronian dont la double identité renvoie à une double écriture, selon qu’il est publié en collection noire ou blanche. Les auteurs eux-mêmes entretiennent parfois ce malaise taxinomique, tel Daniel Pennac, qui, après avoir remporté le succès que l’on sait avec la série Malaussène grâce à une collection noire, a été trop heureux de pouvoir la faire publier chez Folio. Heureusement la floraison récente de collections de romans noirs de valeur, comme la série Grands Détectives (10/18) - où une grande partie du cycle policier de Montalbán a été traduite -, ou plus récemment les Chemins Nocturnes (Viviane Hamy), contribue à améliorer l’image de marque de jeunes auteurs de qualité comme Fred Vargas.

Nous n’avons par ailleurs sélectionné que des romans où le personnage central est en position d’enquêteur, où une recherche structure le récit, rendant le genre à sa vocation oedipienne originelle. Ces interrogations angoissées, parfois masquées par l’humour noir, parfois révoltées, unissent ces écrivains, si différents qu’ils soient par ailleurs, qui ont trouvé dans une utilisation personnelle du genre policier la formulation la plus adéquate, la plus sensible et la plus communicable de leur quête individuelle.

Peu à peu cependant, les auteurs que nous avions choisis nous ont révélé un autre trait commun, fondamental, qui a infléchi considérablement notre direction initiale ; par l’immersion dans leurs oeuvres, nous avons découvert qu’ils ne se limitaient pas à détruire ou à désosser le genre codifié : par ce travail de la matière préexistante ils construisent, créent une oeuvre à part.

Notre corpus est hétérogène, par nécessité. Le roman policier est en effet remarquable, en ce qu’il se situe au confluent de deux dynamiques littéraires, l’une internationale, l’autre nationale. Il s’agissait d’abord de montrer que ce que nous pouvons observer en France n’est pas à relier automatiquement à une quelconque spécificité nationale, mais témoigne bien de l’état actuel du genre policier, dû au développement de plusieurs potentialités constitutives de ce genre, au niveau des recherches narratives. L’accent mis sur le dispositif de l’écriture et sur sa réception, l’importance donnée au pôle narratif et à l’intertextualité, ainsi qu’à la littérarité du texte, les questionnements actuels autour de la notion de genre et le brassage générique ont placé le roman policier, parce qu’il contenait toutes ces caractéristiques par sa nature même et par les extensions qu’il permet, dans la dynamique littéraire contemporaine : il a été choisi par des romanciers dans bien des pays pour exprimer une certaine modernité littéraire internationale, modernité que Pascale Casanova définit comme « présent sans cesse redéfini », « horloge artistique universelle 10 », qui autorise les rapprochements entre auteurs de pays différents, malgré l’obstacle des « périodisations transnationales 11» propres à chacun. A cet égard, la démarche de romanciers français rejoint celles d’auteurs allemands, italiens, américains du Nord comme du Sud, etc., que nous citerons à l’occasion à l’appui de nos thèses.

Il est clair cependant que chaque pays, en fonction de sa situation politique, économique ou culturelle, va également utiliser le genre de façon différente, l’assimiler littérairement. L’Espagne est exemplaire à cet égard ; elle s’est saisie du roman policier comme du moyen le plus approprié pour exprimer une problématique historique au niveau individuel et national. Dans cette perspective, comparer deux pays comme l’Espagne et la France s’avère osé, puisque la France a été, grâce à Gaboriau, un berceau du roman policier. Poe, le grand initiateur, n’a-t-il pas été jusqu’à ressentir le besoin de faire de son détective un Parisien ? Paris, centre esthétique de toutes les grandes innovations12, lui semblait peut-être incontournable... Au contraire, l’Espagne n’a pas de tradition littéraire policière et n’a adopté le genre que dans la deuxième moitié du vingtième siècle. Cette remise à l’heure esthétique n’a rien de surprenant si on la rapporte à la remise à l’heure politique qui lui est contemporaine, sachant que le roman policier va souvent, précisément, servir aux auteurs espagnols dans cette double direction : la métaphore policière exprime, politiquement, la résolution du franquisme, et esthétiquement, l’élimination du retard occasionné par la fossilisation intellectuelle de l’après-guerre. Il faudrait du reste rappeler ici le rôle fondateur de Juan Benet, qui, par ses fictions policières, a, à lui seul d’après Pascale Casanova, amorcé cette remise à l’heure.

Les auteurs espagnols que nous avons choisis conjuguent une approche internationale du genre (parodie, brouillage générique, jeu sur la structure et sur la voix narrative, etc.) - ce qui leur donne une notoriété dépassant les frontières -, avec une utilisation locale, - catalane, plus précisément - leur permettant de résoudre des questions nationales et de faire du genre policier l’expression de la situation propre à leur pays, à leur région. En ce sens, le roman policier espagnol présente certaines spécificités, qui rendent difficiles des rapprochements, et que nous respecterons en tant que telles, en les traitant à chaque fois à part. A ce niveau, notre approche sera nécessairement fragmentaire : nos connaissances historiques et politiques générales et appliquées à l’Espagne bornant sans doute nos analyses, nous nous permettrons seulement d’ouvrir des pistes pour les spécialistes...

A l’intérieur même des frontières, notre corpus présente des disparités remarquables entre les différents auteurs, appartenant à la même génération : Manuel Vásquez Montalbán (né en 1939) et Juan Marsé (né en 1933) sont proches et se réfèrent l’un à l’autre, mais alors que la série Carvalho, à laquelle appartient les Mers du Sud (éd. orig. 1979), peut sembler conforme au modèle du roman noir, le roman de Marsé dont nous parlerons, Boulevard du Guinardo (éd. orig. 1984), est le fruit d’une tentative expérimentale d’adaptation de la structure policière qui pose un problème taxinomique évident. Côté français, René Belletto (né en 1945) et Jacques-Pierre Amette (né en 1943) puisent tous deux aux sources du genre ; mais le premier garde le cap, tandis que le second se libère progressivement du modèle : l’Enfer (1986) reste un roman à suspense malgré les altérations qu’il opère vis-à-vis du modèle, alors qu’Enquête d’hiver (1985) remet en cause la classification qu’il induisait ostensiblement par son titre et son commencement.

Cette diversité s’inscrit dans le champ des interrogations littéraires modernes, et le choix de ces auteurs permet de prouver la plasticité du genre et sa fertilité. Mais par ailleurs, l’utilisation divergente que font ces quatre auteurs du genre policier est à rattacher à une dimension créatrice plus individuelle : la richesse des composantes du genre le prête à exprimer toutes sortes de rapports au monde, dont les romanciers choisis montreront la variété. Ces différences à l’intérieur même des frontières nationales sont parfois telles que le rapprochement opéré par la littérature comparée se trouve pleinement justifié : Amette nous semble plus proche de Marsé que de Belletto, parce que là où les premiers utilisent le genre en relation avec une dimension expérimentale, le second produit spontanément un roman à suspense, tout simplement parce que les structures et les thèmes policiers s’imposent à son imaginaire, comme à ceux d’écrivains français comme Del Castillo ou Modiano. Montalbán, quant à lui, comme Muñoz Molina, serait d’après nous au croisement de ces deux utilisations, expérimentale et fantasmatique à la fois. Pour rendre compte de cette dernière dimension, nous avons recouru, dans la lignée de Jean-Claude Vareille, aux outils de la psychanalyse littéraire. Là aussi, il s’agissait avant tout d’ouvrir des voies pour des études plus approfondies, en montrant à quel point le genre, sous toutes ses formes, traduit les pulsions les plus essentielles et les fantasmes liés à l’acte même d’écrire.

Toutes ces différences attestent de la richesse du fonds policier, contredisant la vision figée d’un modèle : ce qu’on a appelé « l’âge d’or » du roman policier a inscrit dans la mémoire du lecteur un schéma de ce que doit être un roman policier, schéma globalement réductible à celui que présente un récit d’Agatha Christie ; de même, Chandler a fixé le type du roman noir dans l’imaginaire des lecteurs, aidé en cela par les adaptations cinématographiques. C’est d’ailleurs de cet hypotexte commodément fixé en formule, de ce modèle interprétatif, dont Roland Barthes ou Tzvetan Todorov se servent pour étayer leurs thèses narratives ; nous l’utiliserons également constamment au cours de notre travail, en tant qu’il sous-tend presque fatalement la lecture d’un roman policier  (même si on n’est pas lecteur de roman policier, l’abondance de fictions télévisées ou cinématographiques stéréotypées suffit à forger l’hypotexte) ; ce modèle conditionne aussi l’écriture d’un roman (même autre que policier) lorsque l’écrivain est ou a été un lecteur de ce type de livres.

Cependant, l’étude de nos quatre textes, et tous ceux que nous citerons par ailleurs, font la preuve que ces visions figées sont à bannir en tant que jugement esthétique. La capacité à innover des auteurs se fonde sur l’adaptabilité du genre et sur son aptitude à exprimer l’individu et l’époque, le « je » dans son éternité aussi bien que la modernité littéraire. D’autre part, par le rapport différent que nos quatre romanciers entretiennent avec le policier institué, ils problématisent la notion même de genre, ils l’ouvrent et témoignent de sa structure essentielle. Là encore, notre choix se trouve justifié, parce que nous avons voulu trouver, dans les rayons spécialisés et généraux des librairies, des auteurs situés diversement dans la sphère générique, même si tous sont, peu ou prou, des marginaux : Belletto n’aime guère les classifications, Montalbán a utilisé le genre d’une manière circonstancielle et parodique, Marsé de façon occasionnelle et expérimentale, Amette a écrit Enquête d’hiver comme s’il s’agissait d’une passerelle entre sa production strictement policière pour la Série Noire et des romans très personnels, parfois difficiles d’accès comme la Peau du monde (1992). Par la distance qu’ils maintiennent avec le modèle, distance traduite par la parodie (Belletto, Montalbán) ou par l’altération structurelle ou thématique (Amette, Marsé), ils révèlent non seulement ce qui fait l’essence du genre mais aussi ce qui est la nature même de l’écriture ; ils font ainsi comprendre que le roman policier n’est pas une formule narrative due au hasard, mais la traduction même de l’acte d’écrire et de lire.

La contribution que nous avons souhaité apporter à l’édifice critique concernant le roman policier contemporain tient d’abord à une confrontation entre études générales et spécialisées ; les allers-retours entre ces domaines critiques ne visent pas, comme cela a déjà été fait, à chercher dans le roman policier l’illustration de thèses provenant de la littérature blanche, ainsi que Jean-Paul Colin a pu l’entreprendre en appliquant les apports du structuralisme au roman policier archaïque ; nous ne chercherons pas non plus à éclairer le genre policier à la lumière d’autres domaines comme le juridique (Claude Amey) ou la philosophie (Siegfried Kracauer). Enfin, il nous a semblé inutile de comparer à nouveau, à la suite de bien d’autres, le policier à d’autres genres comme le fantastique, la tragédie, ou encore avec les productions mythiques. Certes, nous utiliserons tous ces apports, mais dans notre optique, il s’agit d’opérer le mouvement contraire, en rapportant ce que nous pouvons observer dans les pratiques policières à ce qui définit la littérature ; nous chercherons à enrichir le discours sur l’écriture et sur la lecture en général en observant à l’aide d’exemples précis les constructions et les caractéristiques du roman policier.

Notre travail émane en fait de trois mouvements divergents : d’abord, une réaction contre tous ceux parmi les critiques qui ne cessent de condamner le genre policier à mourir de sa propre mort, d’Uri Eisenzweig à Boileau-Narcejac. A l’inverse, nous avons rassemblé différentes intuitions glanées chez les spécialistes (Jacques Dubois, Yves Reuter, Jean-Claude Vareille, etc.) qui notent l’importance de l’apport de la littérature policière pour la littérature générale, comme réflexion sur elle-même, comme processus de création. La présente étude vient renforcer ces intuitions, tenter de les approfondir et leur donner toute leur portée par des exemples concrets tirés d’oeuvres contemporaines françaises et espagnoles. Restait à les mettre en rapport avec les nombreux critiques non spécialisés, tels Roland Barthes et Umberto Eco, qui ont étudié le récit en prenant de multiples exemples dans le roman policier, comme si ce dernier présentait la forme la plus accomplie du genre narratif. Et de fait, de cette perpétuelle confrontation, nous avons pu progressivement déduire que non seulement le genre était une forme vivante, en constante évolution, comme le roman, mais qu’il disait en plus la vérité sur la littérature, en la mettant à jour dans ses structures mêmes.

Pour tenter d’approfondir ces précieuses intuitions à l’origine de notre travail, nous avons choisi des romans en marge de ce genre marginal. En effet, qu’elles portent sur la paralittérature (Alain-Michel Boyer13), le roman policier archaïque (Jean-Paul Colin14 ou Jean-Claude Vareille15), le roman policier (Jacques Dubois, Yves Reuter16), la plupart de ces analyses se tournent vers le Nouveau Roman ; et c’est justement en tant que ce type d’écriture traduit la genèse et la structure littéraires qu’il leur semble proche du roman policier. Or, que manifeste le Nouveau Roman, si ce n’est une vision distanciée du fait littéraire, une mise en abyme de ses procédés, une prise de conscience de ce qui agit dans l’écriture 17 ?

C’est en effet dans cette prise de distance que se lit le mieux le mécanisme littéraire ; de la même façon il nous a semblé clair que c’est dans la marge du roman policier qu’il faut chercher le visage le plus authentique du genre - parce que la marge oblige à ne pas céder à la falsification généralisatrice18 -, et, au-delà, le reflet le plus lumineux des processus littéraires. A partir de ces romans qui problématisent le genre, on peut alors revenir aux oeuvres policières archétypales pour leur faire avouer ce qu’elles recèlent de la vérité du fait littéraire en général, de l’écriture, de la lecture, les sortant ainsi de l’impasse critique. Le sentiment de Michel Butor trouve ici sa vérification :

‘ « Seule l’oeuvre nouvelle nous fera chercher dans les rayons le livre ancien empoussiéré, celui dont on ne parlait pas, ou dont on parlait sans le lire, recouvert par ses trop nombreuses imitations ; la nouveauté menaçante provoque le recours au texte19. »’

L’initiative de Pierre Bayard, en 1998 - lire autrement le Meurtre de Roger Ackroyd d’Agatha Christie20-, nous paraît due, justement, à l’ouverture de la vision critique permise par les auteurs novateurs, qui ont fait tomber, parfois violemment, certaines oeillères : le regard a changé, et du coup, l’écriture se libère, tout un champ de possibles s’ouvre à ceux qui trouveraient dans cette forme d’expression littéraire leur vérité. Jacques Dubois a été des premiers à effectuer ce dépoussiérage, dans le Roman policier ou la modernité (1992), par un va-et-vient entre auteurs classiques et novateurs visant à démontrer le potentiel qu’offre le genre à l’écriture moderne en même temps qu’à mettre en évidence les fondements mythiques qui assurent sa permanence et son succès.

Nous avons voulu poursuivre dans cette voie, et montrer ce que, au-delà de cette perspective temporelle duelle qui valide et valorise le genre, le roman policier nous dit de l’écriture et de la lecture en général, grâce à ces auteurs « marginaux » qui traduisent, consciemment ou pas, mais précisément par la distance qu’ils introduisent, les processus à l’oeuvre dans l’écriture.

Cette distance se manifeste dans deux grands types de déviance : d’abord la parodie. La lecture au second degré qu’elle implique est initiée et stimulée par l’exhibition qu’elle fait des procédés narratifs ; mais en outrant les structures et les caractéristiques du genre policier, les deux romans que nous avons choisi d’étudier de très près, l’Enfer et les Mers du Sud, révèlent aussi ce qui fonde toute écriture romanesque : le personnage, la voix narrative, la composition, la création. A cet égard, le choix de deux romanciers bien différents est enrichissant : la parodie selon Montalbán est une forme d’expérimentation, qui rentre dans un projet global de mise en doute de l’écriture romanesque :

‘« Eh bien voilà, introduire ces éléments de rupture narrative, briser ainsi la convention romanesque, c’est ce qui me divertit. Et je crois que cela traduit au fond, cela continue à traduire, un certain pessimisme face à la possibilité de faire du roman 21...»’

Une autre voie expérimentale avait été précédemment explorée, avec ce que Montalbán nomme « l’écriture subnormale 22 », dont il adapte d’ailleurs malicieusement et stratégiquement certains procédés à la forme policière, comme la distanciation vis-à-vis du personnage, la parodie, l’absurdité, opposées à l’écriture réaliste, ou le « collage ». Cette technique fait entrer dans le texte policier pourtant réputé efficace, hermétiquement clos sur lui-même et maintenant l’unité, des matériaux hors-sujet et extérieurs au roman, telles les recettes de cuisine, des matériaux provenant de toutes les formes et de tous les niveaux de culture.

En même temps, revenir au récit, par l’utilisation de la forme policière, permet de transmettre une vision politique et philosophique du monde de manière aisément accessible à tout lecteur, et en allant le chercher là où il est (dans le domaine de la littérature « facile »). Ce souci de communicabilité et de narrativité caractérise d’ailleurs la production espagnole contemporaine. L’importance de cet enjeu référentiel est évidente chez cet auteur militant, emprisonné sous Franco, membre du Parti Communiste catalan, dont les premiers écrits relèvent du journalisme, de la polémique, ou de la sociologie. Déjà, du reste, la subnormalité, « instrument adéquat de la transcription d’une réalité décalée 23», lui a été ainsi dictée par l’état politique de son pays sous Franco, qui place l’Espagne dans une position duelle, faite de contemporanéité et d’anachronisme absolu24. Cette volonté de coller au réel inspirera à cet auteur créatif et pluriel une autre voie littéraire, dans laquelle il se situe actuellement : les romans de la mémoire.

‘« En fait, la série Carvalho est quelque chose de tout aussi expérimental : il s’agit d’explorer la possibilité d’un roman-chronique qui assume, en les sélectionnant, les traits du roman noir américain, c’est-à-dire d’une convention littéraire25.»’

Expérimentation, chronique, jeu sur la convention : en fait, ces grandes directions de l’écriture de Montalbán ne sont pas séparables ; elles forment des fils qui se joignent sans cesse pour créer une dominante nouvelle, des modes d’expression choisis en fonction de la période et de ce qu’elle réclame ou autorise, et en fonction d’une préoccupation de communication.

La conscience et le besoin de la présence du lecteur se font également sentir chez René Belletto, qui lui aussi utilise le roman policier d’une manière parodique. Mais chez lui, l’écriture est à vif et semble moins procéder de choix théoriques que d’une nécessité intérieure : la parodie policière s’impose en tant qu’elle est exhibition et outrance (parce qu’elle est parodie, et parce qu’elle prend la forme policière) de l’écriture. Le type romanesque qui s’élabore ainsi ne procède pas d’un hasard ou d’un calcul ; sa nécessité provient de ce qu’ont laissé dans l’esprit du créateur ses propres lectures, tout aussi impérieuses :

‘« Cela dit, si j’ai lu tous ces livres policiers avec autant de goût c’est parce que l’idée d’un roman à intrigue, contenant un secret qu’il faut élucider, c’est déjà quelque chose que j’avais en moi. Ce n’est pas seulement parce qu’ils étaient là26.»  ’

Le premier roman (non publié) de Belletto sera policier ; par la suite, cet auteur se fait connaître par des nouvelles fantastiques (Temps mort) - il est aussi lecteur de ce type de fictions - et par des romans qu’il qualifie lui-même « d’avant-garde » ; mais l’ensemble de sa production semble reliée à l’idée d’énigme, puisque même ces oeuvres contiennent 

‘« Une autre forme de secret que dans le roman policier mais je sais que ce n’était pas radicalement différent27. »   ’

Si c’est une certaine libéralisation politique qui a fait accéder Montalbán à la fiction, c’est une rupture géographique (le départ de Lyon pour Paris) qui va permettre à Belletto de composer son cycle policier28. Si donc on peut opposer ces deux auteurs sur le plan de l’implication de l’écriture (extériorité, référence, conscience chez Montalbán vs intériorité, instinct chez Belletto), il y a bien de part et d’autre une appropriation d’une matière narrative préalable, une captation d’un héritage romanesque qui va subir des altérations comparables. Les traits du roman noir sélectionnés seront présentés, tant dans les Mers du Sud que dans l’Enfer, de manière outrée, amplifiée, dédoublée, ce qui tourne en dérision le modèle de départ et nos attentes de lecteur.

Dans les deux cas, on sent une fascination pour la structure : Montalbán s’est fait connaître comme poète29 avant de composer des romans ; si Belletto ne peut lui être comparé dans ce domaine, il est tout de même l’auteur de sonnets (Loin de Lyon). Le roman policier, en tant qu’extrême de l’architecture narrative, ne pouvait que les attirer. L’exagération des procédés va encore mettre plus en évidence ces structures narratives, éclairant la composition romanesque en général. Autre point commun, expliquant pour une autre part le choix plus ou moins conscient de la forme policière et de la parodie : le besoin de communiquer avec le lecteur, d’établir une complicité par l’écriture, dans le sens d’un dialogue (Montalbán) ou d’une libération (Belletto). Enfin, nos deux auteurs partagent une sensibilité particulière au déjà-dit, à la prégnance intertextuelle, qui disperse le moi dans la schizophrénie (Belletto) ou la mélancolie (Montalbán)... En définitive, le rapport parodique que ces deux auteurs entretiennent avec l’écriture romanesque exhibe le secret de tout écrivain, puisque comme l’écrit Michel Schneider :

‘« L’écrivain est celui qui plagie, parodie, pastiche, assemble et désassemble des modèles, et avec cela fait des livres qui non seulement ne ressemblent à ceux de personne, mais donnent l’impression que les modèles les ont copiés et que les livres futurs seront forcés de leur ressembler. Il faut sans doute que l’apprenti écrivain se défasse de l’obsession de l’écriture originale, comme de l’anxiété d’influence30. »’

Cette présence du déjà-dit sera également fondamentale pour notre analyse des romans de Juan Marsé et de Jacques-Pierre Amette, qui appartiennent à une seconde catégorie d’oeuvres permettant une vue distanciée, celle des romans que nous qualifierons de romans « à traces policières », « transpositions » (G. Genette) empruntant les thèmes et les structures du roman policier afin de les subvertir ou de les utiliser avec une finalité différente.

Le cas de Jacques-Pierre Amette est extrêmement intéressant, d’abord parce qu’il illustre le dédoublement identitaire imposé et/ou assumé par les auteurs de romans noirs depuis l’après-guerre. Ainsi, derrière Jacques-Pierre Amette se cache Paul Clément, auteur de deux romans à la Série Noire (Exit, Je tue à la campagne), jeu de masques que l’on retrouve avec Jean Meckert/John Amila, Georges J. Arnaud/Saint-Gilles, Boris Vian/Vernon Sullivan, etc. Ce brouillage identitaire peut certes protéger l’auteur de la censure ou de représailles politiques, mais, aujourd’hui, la double identité d’un Amette/Clément démontre surtout - et en dépit de la valorisation récente du genre - un besoin de se mettre à l’abri de la défiance que pourrait concevoir un public goûtant la Littérature face à la production non-policière d’un écrivain dont le nom évoque la Série Noire : avec un pseudonyme pour la littérature noire, un autre pour la blanche, l’auteur se garantit la liberté de maintenir une production plurielle, d’écrire dans des genres différents. Didier Daeninckx, auteur de polars politiques et fier de l’être, se souvient de l’attitude d’Amette, à Apostrophes, deux mois après la publication d’Enquête d’hiver, un Amette, dit-il, ‘« qui avait publié à la Série Noire sous le nom de Paul Clément et qui faisait tout pour le faire oublier31 ’ ». A moins que ce dédoublement ne relève d’un besoin plus personnel, d’une nécessité psychologique, voire d’une contagion fictionnelle32 : Amette n’a-t-il pas consacré un ouvrage à Stendhal, l’homme aux deux cents pseudonymes ? (Stendhal, une journée particulière, 3 juin 1819 (1994)) ... Il n’empêche que la quatrième de couverture d’un roman « classique » comme Province (1995), publié au Seuil dans la collection Fiction & Cie, écarte dans sa courte biographie toute allusion à Paul Clément pour ne garder que l’image « propre » d’un Amette romancier, auteur dramatique et critique littéraire.

Ce dédoublement ou cette polyvalence se joignent à la connaissance qu’Amette a de l’écriture du point de vue du lecteur : il a fait des études de Lettres et est critique littéraire pour le journal le Point ; sa production théâtrale atteste aussi de l’importance que revêt sans doute pour lui la communication avec le lecteur, la conscience qu’il a de sa présence et l’idée que l’oeuvre se construit entre un auteur et un lecteur. En cela, il rejoint Juan Marsé : la stratégie est remarquable, tant dans Enquête d’hiver que dans Boulevard du Guinardo ; elle se fonde sur l’anticipation des réflexes de lecture. Mais alors que le premier roman confronte l’une à l’autre de façon successive deux attitudes de lecture (policière/non policière), le second est sous-tendu de bout en bout par la tactique auctoriale propre au roman policier, en commençant par une transparence feinte et des enjeux dissimulés. Dans les deux cas cependant, il s’agit de faire sortir le lecteur du livre, de faire du roman l’accès à une réalité intérieure (Amette) ou extérieure (Marsé).

En effet, pour ce dernier, d’abord auteur de « romans sociaux », comme pour Montalbán, le roman vise à restaurer l’histoire, niée et oblitérée, du franquisme. La part autobiographique de la trilogie dans laquelle prend place Boulevard du Guinardo est prépondérante : issu d’une famille bourgeoise républicaine ruinée par la guerre civile, Marsé a sans doute vécu cette période comme les enfants du peuple si présents dans ses récits (il était déjà apprenti en orfèvrerie à treize ans) ; cette dimension fonde toute une problématique de la vérité (si tangible dans Un jour je reviendrai et Adieu la vie adieu l’amour) et, plus généralement, l’aspect réaliste de ses romans. Or, la rencontre avec le genre policier s’inscrit dans une volonté globale de renouveler les catégories du réalisme, créant un « réalisme critique » à l’opposé d’un néo-naturalisme prisé par le pouvoir dictatorial ou du réalisme tendance soviétique (prudemment contestataire33). En même temps, il s’agit de corriger les excès de la littérature purement expérimentale par le retour à la narrativité. Juan Marsé appartient à une génération d’écrivains espagnols « classiques » ayant utilisé un genre paralittéraire de façon expérimentale pour créer un nouveau roman espagnol, à la charnière des années 60-70. Il s’inscrit, avec beaucoup d’autres, de Juan Benet à Eduardo Mendoza, en passant par Manuel Vásquez Montalbán ou Antonio Muñoz Molina, dans un courant postmoderne dont une des caractéristiques les plus avérées tient dans

‘« [...] la dissolution des frontières institutionnelles entre culture élitaire et culture de masse, l’effritement de toutes les cloisons intra et intergénériques [...]34 »’

Posée par l’étude comparée de ces deux romans, la question du genre et le rapport au réel qu’il suppose nous permettra d’élargir de plus en plus notre réflexion, en reprenant le cas de Belletto et de Montalbán, pour parvenir à synthétiser d’une manière plus théorique tout ce que nous a apporté l’observation de ces textes. Cette problématisation générique, opportunément soulevée par les romans de la marge, permet de sortir de la vision du roman policier comme jeu ou comme reportage.

Tout comme l’accent mis sur la structure, qui révèle la problématique formelle et génératrice à l’oeuvre dans tout roman, cette mise en question nous permet de revenir aux questions de littéralité et de littérarité. Ce travail visera à montrer les rapports qu’entretiennent ces deux instances sans les opposer d’une manière irréconciliable, tout comme on l’a fait longtemps pour deux de leurs composantes, l’histoire et la fiction35, dont la dialectique joue un si grand rôle pour notre corpus espagnol. Au contraire, il s’agira pour nous de montrer comment ce type de romans si profondément dépendant d’une façon d’écrire et de lire, fixée en genre, renvoie par toutes ses composantes (lecture, création, écriture), au monde, à la perception du monde qui se communique par l’oeuvre. L’importance du langage et de la vision dans le roman policier illustre bien sa nature de « machine à lire » (Th. Narcejac), archétype de la littérature, échange nécessaire dont André Green dit qu’elle

‘« est une machine à élaborer la relation à la réalité externe et à la réalité psychique pour lui être renvoyée interprétée et nécessairement déformée36. »’

Parti d’une réflexion sur l’intertextualité, notre cheminement dans le labyrinthe romanesque nous a permis d’appréhender la richesse de la relation entre les deux autres pôles textuels que sont le sujet et le destinataire. En outre, ces quatre oeuvres si différentes font comprendre la richesse potentielle du genre policier, et sa capacité à exprimer des visions du monde et des questionnements inépuisables.

Notes
1.

U. Eco, « l’Abduction en Uqbar », in Poétique n° 67, Seuil, sept. 1986, p. 264.

2.

P. Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd?, Paris, Minuit, coll. Paradoxe, 1998, p. 133.

3.

Rezvani, l’Enigme, Arles, Actes Sud, 1995, p. 193 : « Vous le savez bien, beaucoup de chercheurs, pour imposer leur théorie, n’hésitent pas à donner un petit coup de pouce, comme on dit, à la nature. Nous-mêmes, enquêteurs et criminologistes, sommes-nous à l’abri du désir de falsification ? Pour avoir raison, pour affirmer une prétendue clairvoyance, plus que tout autre ne sommes-nous pas capables de fausser la vérité ? »

4.

E. Mandel, Meurtres Exquis, Histoire sociale du roman policier, Montreuil, la Brèche, 1986.

5.

S. Kracauer, le Roman policier, un traité philosophique, Petite Bibliothèque Payot, coll. Critique de la Politique, 1971.

6.

L’ensemble de ces règles se trouve dans l’ouvrage de Th. Narcejac une Machine à lire : le Roman policier, Denoël/Gonthier, Bibliothèque Médiations, 1975, p. 97 sq.

7.

J. Dubois, Le Roman policier ou la modernité, coll. le Texte à l’Oeuvre, Nathan, 1992, p. 109.

8.

T. Todorov, « Typologie du roman policier » in Poétique de la prose, Poétique/Seuil, 1971, p. 56.

9.

G. Genette, dans Palimpsestes, la littérature au second degré, Seuil, Points Essais, 1982, pp. 8-13, définit l’hypertextualité comme une « relation unissant un texte B ( que j’appellerai hypertexte) à un texte antérieur A (que j’appellerai, bien sûr, hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire », tandis que l’intertextualité renvoie pour lui à « relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes ». Nous utiliserons ce terme dans le sens plus large que lui donne M. Riffaterre, cité par G. Genette, de « perception, par le lecteur, de rapports entre une oeuvre et d’autres ».

10.

P. Casanova, la République des Lettres, Seuil, 1999, p. 130.

11.

Ibid., p. 145.

12.

Ibid., p. 49 sq.

13.

A.M. Boyer, « Questions de paralittérature », in Poétique n° 98, avril 1994, p. 150.

14.

J.P. Colin, le Roman policier français archaïque, Berne, Francfort-s. Main, New-York, Peter Lang, 1984.

15.

J.C. Vareille, l’Homme masqué, le Justicier et le Détective, coll. Littérature et Idéologies, P.U.L., 1989 et Filatures, Itinéraire à travers les cycles de Lupin et de Rouletabille, Presses Universitaires de Grenoble, 1980.

16.

Y. Reuter, le Roman policier, Nathan Université, coll. 128, 1997.

17.

De très nombreuses études consacrées au roman policier s’intéressent au Nouveau Roman ; cf. notamment :

- M. Lits, le Roman policier, introduction à la théorie et à l’histoire d’un genre littéraire, Liège, C.E.F.A.L., 1993, pp. 133-140.

- Entretien Robbe-Grillet/ Eisenzweig in Littérature n° 49, le Roman policier, fév. 1983.

- L. Dällenbach, « Intertexte et autotexte », in Poétique n° 27, Intertextualités, 1976.

- J.C. Vareille, l’Homme masqué, 6ème partie.

- Y. Reuter, le Roman policier, p. 107.

18.

Cf. M. Butor, Répertoire III, Paris, Minuit, coll. Critique, 1968, p. 13 : « Quand un signe d’étrangeté apparaît, il me révèle en général que ce que j’avais lu n’était pas le texte mais son ombre. »

19.

Ibid., p. 13.

20.

P. Bayard, op. cit.

21.

M.V. Montalbán, interview au magazine Hard-Boiled-Dick, n° 20-21, 1989,  Manuel Vásquez Montalbán et le roman noir espagnol, p. 82.

22.

Cf. G. Tyras, in M.V. Montalbán, le Désir de mémoire, Vénissieux, Paroles d’Aube, 1997, p. 80 : « En termes de langage, l’écriture subnormale est une écriture métisse, de collage, de récupération de différents matériaux a priori non littéraires, comme la chanson populaire, le slogan publicitaire, le discours des mass-media... »

23.

G. Tyras, « Manuel Vásquez Montalbán », in le Roman espagnol actuel, Tendances et perspectives, A. Bussière-Perrin (coord.), Tome 1, Montpellier, C.E.R.S., coll. Etudes Critiques, 1998, p. 186.

24.

Cf. M.V. Montalbán, le Désir de mémoire, pp. 77-78 : « La condition de subnormalité était en grande partie déterminée par la présence de Franco. Une sensation de stupidité et de sous-développement mental qui fait que la façon dont sont abordées en Espagne certaines problématiques est sans commune mesure avec ce qui se passe dans le reste du monde. »

25.

M.V. Montalbán, interview au magazine Hard-Boiled-Dick, n° 20-21, p. 81.

26.

R. Belletto, interview à Ecrivain Magazine, n °2, janvier 1996, p. 43.

27.

Ibid., p. 45.

28.

Cf. ibid., p. 46 : « C’est le passage de Lyon à Paris qui a libéré la possibilité d’écrire de la fiction. »

29.

Connaître et reconnaître, puisqu’il a reçu en 1969 le Premio de Poesía Vizcaya et qu’il est classé dans l’anthologie célèbre de José-María Castellet parmi le groupe des novísimos.

30.

M. Schneider, Voleurs de mots, Essai sur le plagiat, la psychanalyse et la pensée, Gallimard, Collection Connaissance de l’inconscient, 1985, p. 72.

31.

D. Daeninckx, Entretien avec Alfu, in Polar : mode d’emploi 2, manuel d’écriture criminelle, Encrage, 1990 (éd. orig : Mystery Writers of America, Harper & Brothers, Publishers, 1956), p. 150. D. Daeninckx se réfère à l’émission présentée par B. Pivot le 19 mars 1985.

32.

D. Fernandez Recatala, dans son ouvrage le Polar, M.A., coll. Le Monde de..., 1986, se pose plusieurs fois la question de la raison d’être profonde du pseudonyme, si prisé des auteurs de roman noir ; il pose comme hypothèse, p. 66, que « l’auteur est une invention du personnage de fiction et non l’inverse comme on le croit communément. »

33.

Cf. les propos de J. Benet à ce sujet, in P. Casanova, op. cit., p. 273.

34.

G. Tyras, avant-propos, Postmodernité et écriture narrative dans l’Espagne contemporaine, Actes du Colloque international de Grenoble (16-18 mars 1995), Textes réunis par G. Tyras, Grenoble, Cerhius, 1996, p. 9.

35.

Cf. P. Casanova, op. cit., p. 474. P. Casanova rappelle l’influence de R. Barthes (cf. Histoire ou littérature) dans cette idée d’un rapport irréconciliable entre le monde et la littérature. P. 476, elle oppose à cette théorie la conviction que « la littérature peut être définie à la fois - et sans contradiction - comme un objet irréductible à l’histoire et comme un objet historique, mais dans une historicité proprement littéraire. »

36.

A. Green, « la Déliaison », in Littérature n° 3, Littérature et psychanalyse, oct. 1971, p. 51.