1ère partie
La parodie décapante

Belletto et Montalbán, dans deux romans très différents, semblent avoir compris chacun à leur façon que le policier, genre apparu avec l’ère industrielle, a toujours été voué à l’actualisation et au mouvement, sous peine d’épuisement ; ils le rénovent donc en s’attaquant à ce que le genre avait de plus figé : ainsi, Montalbán multiplie les clins d’oeil à l’hypotexte (c’est-à-dire les références au roman noir ou au cinéma américains), de façon visible, et Belletto, en profondeur, détourne le genre en poussant à l’extrême certains de ses ressorts traditionnels.

Certes, dans les deux romans il y a crime : enlèvement d’un enfant dans l’Enfer, règlements de compte dans les Mers du Sud ; et le détective, amateur dans l’un (Michel Soler) et professionnel dans l’autre (Pepe Carvalho), conduit l’enquête et découvre un coupable. Mais des écarts génériques essentiels sont immédiatement observables : Soler est impliqué dans les événements et porte une part importante de culpabilité (c’est lui qui a commis le premier enlèvement) ; or, le détective doit être innocent. Quant à Carvalho, il n’est pas payé pour trouver un criminel ; celui-ci est un petit voyou minable, qui ne sera pas livré pas à la Justice. Manifestement, ces deux oeuvres s’inscrivent dans la déconstruction opérée par le roman noir où l’efficacité du détective est niée, le monde étant rendu à sa vraie nature confusionnelle, à l’inverse de l’environnement momentanément désordonné du policier traditionnel, prêt à être réharmonisé par l’enquêteur. Mais Belletto et Montalbán ne s’arrêtent pas là ; leur travail de déconstruction générique s’exerce aussi bien sur le roman noir que sur le roman anglais.

En effet, lecteurs de romans policiers (comme la plupart des auteurs de polars), Montalbán et Belletto écrivent sur le mode parodique, mettant à distance le genre dans son ensemble et jouant avec certains de ses principes fondateurs. Ainsi, ils font allusion à ce détective mythique, présentant leur héros comme la caricature de ce dernier ou son envers raté, condamné à avoir toujours en tête sa référence, ce qu’il devrait être ; si la parodie est, comme le dit Roland Barthes, « l’ironie au travail 37  », nos deux auteurs se rencontrent dans une stratégie du dédoublement (double enquête, double enquêteur), qui fait deviner l’hypotexte et marque leur différence ; tous deux présentent le raisonnement de l’enquêteur, classiquement logique et sûr, dans ses aléas erratiques et désordonnés. Quant au roman noir, il est également parodié, sur le mode de la déviation pour Belletto, qui commence son roman comme s’il s’agissait d’un roman psychologique ; sur le mode de l’outrance, pour Montalbán, qui rédige un premier chapitre caricatural, saturé de marques génériques. Tous deux optent pour une structure dispersée, à l’inverse de la concentration exigée, intégrant dans le tissu du roman à énigme des éléments thématiques et stylistiques étrangers au genre, et faisant de celui-ci le moyen d’exprimer le mystère des êtres, sans suturer les béances ouvertes par le crime. Nos deux auteurs illustrent donc bien cette idée de Michel Schneider : la littérature a le pouvoir de créer du nouveau à force de se répéter. Pour Gérard Genette, l’intertextualité permet ainsi de faire du neuf avec de l’ancien.

Il est en définitive très difficile de classer ces deux oeuvres ; selon la typologie établie par Tzvetan Todorov38, l’Enfer mêle le roman noir et le roman à suspense, avec une touche de fantastique ; les Mers du Sud paraît la quintessence du roman noir, mais il ne s’intéresse absolument pas au criminel, côtoie le psychologique, comme le roman français, utilise le genre pour donner un point de vue sur le monde qu’il décrit : bref, nous avons affaire à des formes hybrides, qui à l’heure actuelle se multiplient, faisant sortir le roman policier de la structure figée qui tendait à l’emprisonner. Déclaration officielle et assumée de filiation mais irrespect patent envers les ancêtres chez Montalbán, travail de déconstruction implicite chez Belletto : il s’agit avant tout de faire d’une matière prédéterminée un outil d’expression personnelle.

Montalbán insiste bien d’ailleurs sur sa volonté de faire sécession et d’inscrire son oeuvre dans la réalité barcelonaise, qui sera toujours distincte de ce que traduit le roman noir américain : ‘« C’est un sentiment tout à fait contraire qu’éveillait en lui la rue Layetana elle-même, avec son air timide de vouloir ressembler à un Manhattan barcelonais, ce qu’elle ne pourrait jamais être »’ (47). Le policier doit donc être une matière mobile et souple, pour s’adapter aux diverses situations socio-historiques et psychologiques, et aux grandes mutations littéraires ; au contraire de l’espèce de carcan funèbre dans lequel l’embaument depuis l’origine théoriciens et critiques, bornant le genre et le sclérosant, aveugles à ce qui fait la caractéristique la plus profonde du genre, sa nécessaire et intrinsèque plasticité :

‘« Le genre semble régi par la nécessité de se réinventer sans cesse, en raison toujours de l’obsolescence qui le mine39. »’

Montalbán fait d’ailleurs entrer son détective, au hasard de ses pérégrinations éthyliques, dans une conférence sur le roman noir (parodie de la polémique Caillois/Borges sur l’origine du roman noir ?), où il souligne le ridicule des universitaires (celui qu’on entend le plus est un « latino-américain myope » (78)), qui cherchent encore à situer les origines du genre : « Ils finirent par découvrir que le roman noir était une invention d’un maquettiste français [...] qui donna sa couleur à la série des romans policiers publiés chez Gallimard » ; mais une voix tente de se faire entendre pour rendre au genre sa dignité ‘:  « Himes a réalisé un travail équivalent à celui de Balzac. » « Voilà, c’était sorti »,’ pense alors Carvalho qui écoute encore les autorités intellectuelles accuser le genre noir de fascisme ou de néo-romantisme, avant de s’échapper en direction du bar le plus proche où il se fait passer pour Dashiell Hammett, ce qui fait bien rire son interlocutrice. Plus loin Carvalho rêve de « pass[er] à la postérité comme Pepe Carvalho et Blette [sa chienne !], comparables à Sherlock Holmes et le docteur Watson » (226).

Les romanciers barcelonais (dans le même passage, il est fait mention de Juan Marsé) sont du reste souvent décontractés par rapport au poids de l’hypotexte. On retrouve ces allusions directes aux grands romans noirs américains chez Francisco González Ledesma, par exemple dans les Rues de Barcelone : le vieux et décati détective Méndez est appelé successivement, durant le dialogue final avec la coupable : Méndez-Sherlock, Méndez-Spade, Méndez-Marlowe, Méndez-Spillane, Méndez-Peter Lorre, Méndez-Bogart et même Méndez-Carvalho ; il redevient Méndez-Méndez en revenant sur terre : ‘« Méndez-Méndez regagnant l’univers des réalités sombres, des démangeaisons sous les bras, des taches de graisse sur les revers de son veston [...] Méndez-Méndez se gratta et devint plus humain ».  « Méndez, qui parfois s’inquiétait d’avoir trop lu peut-être »’, ne livrera pas la coupable et passera, une fois de plus, pour un incapable40.

En ne respectant pas la tradition, Belletto et Montalbán s’approprient donc le genre, attestant l’idée d’Eisenzweig de ‘la « prédisposition structurelle du genre envers l’activité parodique 41»’ ; pour créer son oeuvre propre, l’écrivain part en fait nécessairement de ce qui l’a nourri. Le mieux est sans doute de tenter de l’assumer : nos deux auteurs imitent certains aspects du roman policier, « hyper-polarité » consciente, style imité du polar traditionnel, que nous pourrions appeler « polarisme ».

En outre, ils obligent le lecteur, par les infractions profondes que nous allons à présent étudier, à exercer sa clairvoyance endormie par les habitudes, et du même coup s’en font un complice. Ainsi rendent-ils le polar à sa vocation première pour Borges42 : l’intelligence.

Notes
37.

R. Barthes, S/Z, Paris, Seuil, coll. Tel Quel, 1970, p. 52.

38.

T. Todorov, « Typologie du roman policier », in Poétique de la prose, pp. 56-65.

39.

J. Dubois, op. cit., p. 49.

40.

F.G. Ledesma, les Rues de Barcelone, l’Atalante, 1992, pp. 321-325.

41.

U. Eisenzweig, le Récit impossible, Forme et sens du roman policier, Christian Bourgois, 1986, p. 10.

42.

Cf. J.L. Borges, « le Conte policier », in U. Eisenzweig, Autopsies du roman policier, U.G.E., 10/18, 1983, p. 292.