A la lecture des deux oeuvres, il apparaît davantage d’aspects irréguliers chez Belletto, parce que Montalbán se sert d’un cadre conventionnel, mais nous verrons qu’en profondeur, la volonté de déconstruction est sans doute équivalente. Cependant, dans l’Enfer, Belletto rompt dès le départ et de façon cinglante le pacte de lecture implicite : il tourne en dérision nos attentes. Ce roman étant la suite d’un grand prix de littérature policière (Sur la Terre comme au Ciel), on peut légitimement compter sur la découverte d’un cadavre dans les premières pages. Or, le seul cadavre potentiel est celui du narrateur lui-même, Michel Soler le suicidaire, le « héros » en voie de disparition, ce qui nous fait frémir : comment concevoir que le roman se poursuive si celui qui dit « je » se supprime au début du roman ! Et seul responsable de sa mort, donc pas de suspect possible ! Pas d’enquête ! Que devenir ?
Le point culminant est atteint à la fin du chapitre III, au moment du suicide du héros aux barbituriques et au gaz ‘: « La mort vint d’un coup’ » (97). Nous voilà totalement désarçonnés : qu’est-ce que l’auteur a pu mettre dans les trois cents pages suivantes ? On tourne la page et on lit, au début du chapitre IV : ‘« Je toussai ’» (98). L’ellipse, à la fois spatiale (passage d’un chapitre à l’autre avec espace blanc) et temporelle, marque, sans doute, le satisfaction de l’auteur qui a ébranlé nos habitudes de lecture.
Ainsi, pendant un quart du roman, Belletto ne fait pas du polar, mais du psychologique, décrivant les angoisses d’un névrosé suicidaire. Le lecteur peut être dépité : on l’a plongé dans l’inconnu, alors qu’il se croyait en sécurité, grâce à l’étiquette implicite « roman policier ». Et nul n’est plus conservateur qu’un lecteur de polar, ce dernier fût-il un instrument de contestation ! Dès lors, le lecteur pourrait tenter de prendre la même distance vis-à-vis de Soler que le personnel de l’hôpital (lors de sa sortie prématurée), qui lui fait signer une décharge pour se défaire de toute responsabilité quant au destin peu engageant de cet anti-héros. Mais l’identification a déjà opéré et le lecteur, comme le docteur Patrice Pierre dans le roman, reste soucieux de la santé de Michel et compatit à ses malheurs, poussant un soupir de soulagement quand le narrateur déclare : ‘« Je ne voulais plus mourir, jamais »’ (119). On peut noter le même phénomène dans Sorcier, de Jim Harrison, où on se joint à Diana, la femme du héros, pour plaindre son névrosé de mari, lui pardonnant de ne commencer son activité de détective qu’à la page 13343.
C’est ainsi la conception même du genre qui est guillotinée : ce suicide du héros peut symboliser la purgation du lecteur, la mise à mort de ses habitudes de lecture, la nécessité de mettre à distance les hypotextes, les étiquettes génériques sclérosantes, pour aborder enfin un récit créatif et personnel. Alors, comme Michel à sa sortie de l’hôpital, devant son café et ses croissants, nous aurons faim à nouveau de littérature, ‘« la faim de qui n’aurait jamais mangé, de qui n’aurait jamais eu faim »’ (108).
Belletto parle à propos du cycle dont l’Enfer est la clôture d’une ‘« impression de création »’, création qu’il fait naître dans la douleur de se séparer de quelque chose qui faisait partie de lui, dont il était issu, figure de l’hypotexte étouffant :
‘« Là, c’est un autre monde, quelque chose qui se détache de soi, qui a un début et une fin, comme une autre vie. C’est extrêmement agréable, un vrai sentiment de libération. Et en même temps, c’est angoissant car ce dont on se libère, c’est d’un morceau de soi-même44. »’J. Harrison, Sorcier, Christian Bourgois, 10/18, 1983 (éd. orig. 1981).
R. Belletto, interview à Ecrivain Magazine, p. 46.