1.1.2. Le vol du premier chapitre

Le premier chapitre des Mers du Sud est une sorte de mimotexte du polar américain, comme si l’auteur voulait passer du pastiche à la création, non pas d’une oeuvre à l’autre comme la plupart des écrivains (Belletto décrète son tout premier roman impubliable : ‘« C’est de l’imitation45»’, dit-il), mais au cours du même roman ; comme si ce début servait de matrice au soi propre. Prenant une métaphore dans le texte lui-même, on dirait qu’il faut d’abord voler la « céixe » de luxe (ce que font les voyous du premier chapitre), c’est-à-dire le genre littéraire reconnu et identifié clairement par le lecteur comme polar, ceci avant d’engendrer quelque chose de personnel, qui fera oublier la « céixe », dédaignée par le lecteur pour un crime plus intéressant.

Apparemment, Montalbán reproduit l’idiolecte du modèle, d’où le surnom des voyous (Gueulenoire, Leveau), le lien entre sexe et violence, la vulgarité réaliste des dialogues ‘: « ça, ça me plaît, dit Leveau en riant. J’appellerai la vieille : allô la tante, je suis en train de baiser dans une céixe ! »’ (10). De plus, les descriptions figurent une ville glauque à souhait et le récit illustre le traditionnel combat entre forces de l’ordre et criminels : vol d’une voiture, poursuite, issue sanglante, fuite. Et bien sûr, le style est la sobriété et l’efficacité mêmes, puisque c’est justement ce qu’ont appris les auteurs de romans noirs européens des américains fondateurs du genre : phrases brèves, verbes d’action, métaphores attendues :  ‘« Il s’élança, en courant à toute bourre, les talons contre les fesses, les bras agités comme des pistons, pour se frayer un passage dans la nuit »’ (14).

‘« De nombreux romans policiers, loin de chercher l’illusion référentielle, affirment leur nature langagière, l’arbitraire des mots qui les constituent et mettent à distance ironique ou parodique le texte46. »’

Montalbán appartient bien à cette catégorie évoquée par Franck Evrard puisqu’en effet, non seulement tout cela est franchement caricatural, encourageant une lecture ironique, mais de plus les personnages habituels du roman américain sont fortement dévalués : d’après Somerset Maugham, un des théoriciens du genre policier classique, les dix premières pages ne doivent pas être consacrées au bandit car le lecteur a un mouvement de sympathie instinctif envers le premier visage qu’il découvre dans le texte. Ici, non seulement ce sont des « méchants » qui entrent les premiers en scène, mais en plus se produit un phénomène que Gérard Genette appellerait « dégradation d’action », puisque les personnages présentés sont fortement dévalués par rapport au bandit classique, horrible mais brillant, fascinant : ce ne sont ici que de vulgaires voyous, incapables de transgresser plus de dix minutes la loi impunément ; en outre, ils disparaissent définitivement au bout d’un chapitre ! Par la suite, en fait, on se rend compte que le premier chapitre n’était pas gratuit au niveau du récit : il constituait un indice textuel ; Stuart a été tué par des voyous aussi peu reluisants que Leveau et Gueulenoire.

On peut donc concevoir ce chapitre comme une sorte d’hommage amusé au genre traditionnel, comme si Montalbán voulait se débarrasser de ses influences, s’interdisant toute cryptomnésie, par un mimétisme concerté, pour se constituer (comme Proust avec ses Pastiches) un style propre, en allant du texte-père au texte-cible :

‘« L’écrivain tue en lui le plagiaire47 »,’

écrit Michel Schneider. L’auteur barcelonais accumule les clichés du genre dans ce premier chapitre, dénonçant par l’ironie la répétition qui sclérose le policier : il s’en distancie par l’outrance, mettant en avant l’inertie d’une littérature figée. Ce faisant, il relance la signification des images policières, qui interviendront dans la suite de son récit, réactivées, dans une nouvelle mise en contexte.

Ainsi, Montalbán commence par la caricature pour aller vers le récit personnel, en se débarrassant au premier chapitre du récit policier typique et figé ; Belletto débute son roman par du psychologique : chacun à sa façon, et comme les oulipoliciers (Perec, Roubaud), ils se délivrent du texte-père, cadavre pesant, se jouant de nos attentes pour mieux nous combler, et recréent le désir de texte, le nôtre et le leur ...

Notes
45.

Ibid., p. 42.

46.

F. Evrard, Lire le roman policier, sous la direction de D. Bergez, Dunod, 1996, p. 9.

47.

M. Schneider, op. cit., p. 34.