1.2.1. La double enquête

Dans les Mers du Sud, ce reflet ridicule se trouve dans l’enquête parallèle, proposée à Pepe Carvalho. Le privé doit, non pas retrouver une femme adultère (son mari sait trop bien où elle se trouve), mais la convaincre de rentrer au bercail ; cette affaire, qui n’est même plus une enquête (c’est le mari lui-même qui s’en est chargé), semble répondre aux souhaits désabusés que Pepe émet lors de son apparition, fin saoul, dans la narration : ‘« Trois mois sans avoir rien à se mettre sous la dent. Ni un mari à la recherche de sa femme, ni un père à la recherche de sa fille [...] Mais aujourd’hui les maris et les pères s’en fichent comme de colin-tampon. On a perdu les valeurs fondamentales »’ (17).  Le rôle nouveau du détective est purement une fonction de moralisateur, l’équivalent, si on veut, du confesseur ; d’ailleurs, Charo, la compagne de Pepe, ne le traite-t-elle pas de jésuite (221) ? A un témoin qui lui demande s’il est « moraliste », le détective répond : ‘« C’est mon rôle. Je dois toujours me méfier de la moralité des gens »’ (136). 

En outre, pour ce qui est de cette enquête parallèle, l’affaire est tellement banale que le détective n’a pas besoin de questionner pour tout comprendre :

‘« Comment avez-vous deviné ?
- A la voix. 90% de ces voix-là correspondent à des maris plaqués par leur femme. Peut-être parce qu’elles sont fatiguées de les entendre » (202). ’

Cette absence de difficulté est telle que Pepe planifie et fixe sur son agenda le jour où il dénouera l’intrigue, accordant volontairement quelques jours de « vacances matrimoniales » (206)  à la femme infidèle. Mais le manque d’obstacle fait qu’il se désintéresse de cette histoire, l’oubliant totalement, et la règle en deux temps trois mouvements, in extremis et totalement saoul à nouveau : sa connaissance du scénario est telle qu’il n’a pas besoin de lucidité pour venir à bout de cette affaire, semblable à ce qui semble faire l’essentiel de son travail au quotidien.

Cette histoire d’adultère est pourtant une mise en abyme, une sorte de redoublement « dé-romancé », condensé et réaliste du sujet principal : un homme volage (Stuart Pedrell) quitte sa famille, las de sa vie, pour tenter un autre amour. C’est sans doute pour Montalbán l’occasion de prouver que le sujet importe peu (tout a déjà été dit), que seul le style compte vraiment, qui va faire d’une histoire banale un long et passionnant roman à partir de ce qui pourrait se résumer en une phrase sans suspense, comme le fait par exemple le policier qu’interroge Pepe : ‘« ça ressemblait tout à fait à une affaire d’enculage »’ (30) ; tout est donc une question d’énonciation, affaire de style, style qui, selon Michel Schneider, consiste en « cette façon personnelle d’être impersonnel 48».

Cette deuxième enquête met également en abyme, la révélant et l’éclairant ironiquement, la puissance de l’auteur-démiurge du roman policier, qui décide du délai d’attente et de suspense avant le dénouement, puisqu’on y voit Carvalho, ayant l’affaire bien en main, établir de lui-même en combien de jours il va officiellement résoudre le problème - alors qu’il pourrait le faire à l’instant même - et fixer la date du terme de l’enquête, à l’image d’un écrivain faisant le plan de son roman et décidant de l’attente du lecteur-client : ‘« Nuria, je te donne quelques jours de plus pour te défouler. Tu as besoin de vacances matrimoniales. Il marqua sur son agenda le jour où il devait délivrer la malmariée des bras du terroriste »’ (206).

Dans l’Enfer, on trouve aussi une enquête parallèle menée par un privé typique, Renaud Lossaire, qui a tous les attributs classiques du détective (bureau, allure, questionnement, sang-froid, intrépidité), sauf qu’il ne se trouve être qu’un remplaçant (le vrai détective est parti en vacances) et débutant ! Il n’a donc aucune envie d’avoir des clients et pensait rester tranquille dans cette ville puisque, comme le dit le docteur Patrice Pierre : ‘« Qui se douterait qu’on enlève des enfants à Lyon, en ce moment, c’est incroyable ! »’ (264).  Mais surtout, ce détective est inefficace : la seule méthode qu’il propose à Michèle de Klef, soeur de l’enfant enlevé, est surprenante puisqu’elle repose, non sur l’analyse et la déduction, qualités inhérentes à l’enquêteur habituel, mais sur le hasard ! ‘« Je ne sais vraiment pas quoi vous dire. Je ne vois pas de piste sérieuse. Il faut attendre [...] je ne peux rien pour vous [...] Rouler en voiture, marcher au hasard dans les rues en espérant tomber sur l’un des deux hommes [...] »’ (208). Plus qu’un aveu d’incompétence, cette curieuse technique d’investigation est peut-être une façon de parodier et de tourner en dérision l’acceptation par le lecteur de ce qu’on appelle le flair du détective, puisque cela va marcher : il retrouve les ravisseurs, mais, incapable d’aboutir favorablement, Lossaire, ce « loser », échoue à libérer Simon, l’enfant enlevé, et meurt dans la bagarre après s’être imprudemment exposé. En fait, il a sauté un étage pistolet au poing, mais cela ne marche que dans les films ou dans les polars classiques, semble nous suggérer Belletto. Sans doute insinue-t-il par là même que le privé traditionnel est périmé dans la réalité actuelle.

Notes
48.

Ibid., p. 31.