1.2.3. Le double parodique

Le dédoublement se trouve dans les policiers classiques, dédoublement concerté : ainsi, depuis Dupin, le détective, pour être efficace, doit s’identifier au criminel. Dans l’Enfer, la parodie du roman traditionnel vire franchement au sacrilège avec un phénomène d’introjection de double qui s’ajoute au précédent : Michel se confond avec Lichem, autre anagramme que Michel découvre avec frayeur ou fascination : ‘« Je n’osais pas lui demander comment ça s’écrivait » (’72) ; les deux personnages se ressemblent ‘(« à peu près de ma taille et de mon âge [...] les cheveux longs » ’(89)). C’est grâce à Lichem que Michel renonce au suicide et peut entrer dans l’intrigue (alors qu’il ne se passait rien dans sa vie, pas de quoi faire un roman, d’où sa volonté d’en finir !), en prenant sa place : Michel rentre par effraction dans le récit policier par la grâce d’une erreur de numéro de téléphone65, erreur qu’il n’a pas signalée au correspondant anonyme qui croyait avoir affaire à Lichem. Pourquoi ? Par facilité, nous dit-il, par choix d’une réponse ‘« la plus brève et la plus passive, la plus paresseuse. Et qui me tiendrait pendant quelques secondes moins loin de la vie ? »’ (37). Désespéré par le vide de son existence, Michel vole une identité dont il sent tout de suite l’aspect malsain, mais qui le fascine : il pense sans cesse à Lichem (cf. 71), l’imagine rentrant dans son propre appartement ; il lui attribue la Ferrari rouge qu’il voit dans la rue Stella‘, « sans doute un modèle unique »’ (70), et du coup identifie sa propre Dauphine rouge avec une Ferrari (79), même s’il s’est rendu compte de sa bêtise : un ‘bandit  « n’aurait pas attiré l’attention sur lui en garant une torpille devant son hôtel »’ (76). L’admiration pour Lichem et le prestige qu’il lui confère, d’ailleurs abusivement (Lichem n’a qu’une Fiat Uno grise et n’est qu’un petit trafiquant), font qu’il va prendre sa place, aller au rendez-vous fixé par le mystérieux correspondant, et prendre à son compte l’idée d’enlever Simon de Klef, une fois qu’il en aura découvert l’utilité pour lui : forcer sa soeur Michèle à se donner à lui. Et ayant récupéré l’arme du bandit, il la garde dans son blouson le plus souvent possible, grisé de posséder « l’arme de Lichem » (toujours désignée ainsi), et même de dormir avec !

D’après Freud, le double est une assurance contre la destruction du moi dans la phase narcissique, mais il devient signe de mort66 : ici, très vite, le double est perçu comme dangereux. Lichem va essayer de se débarrasser de Michel et vice-versa, durant trois combats ; lors du premier, Michel a l’immense satisfaction de porter atteinte à la virilité de Lichem : ‘« l’assez bel animal dont j’avais un jour si fort aplati la virilité qu’elle avait dû se confondre dans la plus grande douleur avec la peau de son bas-ventre, et qui en retour avait failli réduire la mienne à rien rue du Soleil dans le vieux Lyon »’ (334) (lors du deuxième combat). Et, pour finir, Michel tue Lichem en Espagne, un Lichem‘, « affolé, ne sachant plus qui était qui »’ (260), désorienté, qu’on entend pour la première et dernière fois, Michel le privant de la parole textuelle : ‘« Vous m’avez suivi jusque-là ? Qu’est-ce que vous me voulez ? Pourquoi vous êtes-vous fait passer pour moi ? » ’(333). Les deux balles qu’il reçoit sont symboliques de la haine fascinée que Michel lui porte : l’une ‘« au bas-ventre. La deuxième en pleine tête »’ (335). Ainsi est annihilé celui qui s’est laissé posséder par Soler, mais, même devant son cadavre, celui-ci avoue encore à Isabel, la compagne de Lichem, qu’il va aussi lui voler : ‘« Je suis presque jaloux »’ (340). Comme pour Lossaire, la manie et le tourment mimétiques ne sont pas mis en échec par la mort, puisque Soler a intégré ses doubles.

Du reste, Michel ne se plie pas à ce que dit André Peyronie de la fonction cathartique du détective classique lorsqu’il se met à la place du criminel :

‘ ‘« Il s’attribue les artifices et les prestiges du criminel, il en confisque à son profit l’efficacité. En les faisant siens, il les débarrasse de leur caractère néfaste, il en inverse le sens67. »’ ’

Bien au contraire, il se montre bien plus violent, au moins en pensée, ‘(« j’aurais tué tout le monde »’ (106)), sa haine féroce contre le monde perdure dans tout le roman, et son projet concernant Simon est encore plus odieux que celui des Dioblaníz dans sa formulation : ‘« les yeux arrachés et remplacés par des olives »’ (147). L’aspect saugrenu de cette horrible menace, ressassée par Soler, parodie ce qui rythme le roman à suspense, l’énonciation du danger suspendu au-dessus de la tête de la victime. Le dessein du héros de l’Enfer, instinctif, (« car je me conformais sans le savoir à un projet qui avait dû germer dans mon esprit » (113)) est qualifié de  « jeu machiavélique » (156), impossible à interrompre. Il requiert des qualités de « comédien » (120, 130, 175) : ‘« Je menais d’un main habile l’attelage de mes divers mensonges »’ (130) ; on peut même dire qu’il est plus sûr de lui pour planifier des activités illicites que pour enquêter lorsqu’il sera détective ! ‘« Je peaufinai les détails »’ (130) ; ‘« mon esprit fonctionnait vite et clair »’ (124). La satisfaction qui découle de cette maîtrise de soi est nette ‘(« le plan se déroulait comme prévu’ » (159)) et Soler évoque avec orgueil ‘ses « exploits de mauvais garçon »’ (248) et sa ‘« progression dans la voie du crime’ » (279).

 Le héros avec lequel nous nous sommes identifiés bon gré mal gré imite donc le méchant, au lieu de se contenter d’imiter efficacement le détective : il vole, kidnappe, tue, essaye de violer, exerce un chantage odieux et pervers ! Soler radicalise ainsi la fameuse jouissance du lecteur qui réalise, par l’intermédiaire du criminel, son désir de tout révolutionner. On peut même dire que c’est le bandit qui imite notre « héros », puisque c’est Soler qui commet le premier enlèvement, le premier acte hors-la-loi qui semble déclencher tous les autres. L’auteur se joue encore ici de nos habitudes, qui nous forcent à pardonner au héros ce qu’on ne pardonnerait pas à autrui dans la réalité (commandement divin revu et corrigé par le pacte littéraire) ; tout cela, parce qu’on s’identifie au personnage principal, même si, comme ici, Belletto joue avec l’idée qu’un bon enquêteur sait se fondre en autrui et enfreint une des règles essentielles du genre (l’innocence du détective). En outre, Soler cumule tous les rôles du roman policier (enquêteur-témoin-victime-coupable), perdant le lecteur dans les méandres vertigineux de sa personnalité. Belletto semble alors nous dire : ‘« Vous, lecteur, jusqu’où pardonnerez-vous ? Vous vous identifiez au héros (je vous y ai forcé, en en faisant le narrateur !) alors qu’il s’identifie au méchant : donc, vous vous identifiez au méchant ? » « Ha, ha ! »,’ ricanerait Michel Soler, devenu avec délectation l’‘« exécuteur des basses besognes »’ (76) !

Cependant, le fait que ce soit Soler qui ait l’initiative n’illustre pas seulement une volonté parodique de la part de Belletto, mais renvoie au processus créatif de l’auteur lyonnais : Lichem agit après Michel, et selon son plan, parce que Lichem est une projection du narrateur lui-même, de ses pulsions sadiques et de sa culpabilité ; Michel ne se fait donc pas le double de Lichem, c’est Lichem qui est le fruit d’une opération de dédoublement, d’accroissement vers le mal de la part de Michel. En parlant des personnages de Dickens, Belletto a cette phrase qui semble faite pour son oeuvre (on retrouve notamment le thème de la tapisserie, récurrent dans l’Enfer, et celui du diable) :

‘« L’illusion consiste à se persuader, à force de fausseté et de mauvaise foi, que l’autre existe, à se dissimuler qu’il est une projection de soi et de ses désirs coupables. [...] la chaîne des doubles est sans fin, le bien et le mal sont constamment interchangeables, tout est illusion d’optique, ce qu’on croyait être le motif diabolique d’une tapisserie est aussi le fond d’une autre tapisserie, ou de la même [...]68 »’

D’ailleurs, Belletto le dit lui-même, quand un nom attire l’attention du lecteur, ici par l’anagramme (Soler/Lossaire, Michel/Lichem), le personnage est privé de son individualité et se désigne ainsi comme double, pôle maléfique ou angélique du héros. L’anagramme traduit le refoulé ; dans le cas de Lichem, cette projection dans une figure du double traduit à la fois la jubilation de la transgression et la critique de soi-même, une partie du moi (Michel) jugeant l’autre (Lichem). Soler, après avoir voulu tuer l’autre en lui-même, en se suicidant, projette cette haine vers le monde, et en particulier vers quelqu’un qu’il charge de représenter cette partie haïssable de lui-même, de laquelle il a du mal à se défaire : d’où l’attirance qu’il ressent en même temps pour le bandit.

Figure démultipliée, représentant à la fois le Bien et le Mal, Soler est en cela une réincarnation d’Oedipe, le justicier-criminel, l’homme de l’interversion et de la réversibilité dont Jean-Pierre Vernant dit, d’une façon qui n’est pas sans évoquer notre héros, dans sa fragilité et sa mégalomanie concurrentes :

‘ ‘« Quand il veut, à la façon d’Oedipe, mener jusqu’au bout l’enquête sur ce qu’il est, l’homme se découvre énigmatique, sans consistance ni domaine qui lui soient propres, sans point d’attache fixe, sans essence définie, oscillant entre l’égal à Dieu et l’égal à rien69. »’ ’

Soler, alternativement, au gré de ses multiples changements d’identités, se prend pour un Phénix, un dieu, puis retombe dans une dévaluation excessive de soi lorsque ses masques tombent et qu’il se retrouve face à lui-même, finalement appauvri par les influences subies. Cette cyclothymie, d’après René Girard, viendrait du Kudos (« talisman de suprématie »), qui est l’équivalent de la mégalomanie de Soler, et qui fait basculer sans cesse l’être qui en est possédé de la dépression au dynamisme, tous deux excessifs. Mais ce comportement antithétique vient aussi du dédoublement permanent :

‘« Derrière toute cyclothymie, il y a toujours le désir mimétique et la compulsion de rivalité [...] il n’y a pas de cyclothymie sans un jeu de bascule dont l’un des deux partenaires est en haut pendant que l’autre est en bas, et réciproquement70. »’

D’où l’impression illusoire de Soler d’avoir réduit à néant ses ennemis, d’où, surtout, puisqu’il a introjecté les figures de ses doubles, sa fragilité permanente, son insupportable orgueil et ses doutes lancinants, qui font qu’au terme du roman, le narrateur reste une énigme, un personnage qu’on a du mal à cerner malgré son omniprésence, tant son identité semble s’éparpiller.

Certains auteurs affectionnent le genre policier justement parce qu’il permet d’exprimer la crise identitaire si sensible aujourd’hui. Cette maladie qui affecte la personnalité de nos détectives serait à rapprocher de ce que Michel Schneider dit du rapport d’influence (en l’occurrence entre Tausk et Freud) :

‘« [...] chacun était pour l’autre cette machine à influencer qui comble et multiplie la perte schizophrénique des limites du moi71. »’

Est-ce pour combler ce manque identitaire que Carvalho se réfugie dans ses références cinématographiques, que Soler trouve un reflet dans chaque homme qu’il rencontre (Lichem, Lossaire, Rainer, et même Miranda), et se fait voleur d’identités, dérobant Isabel à Lichem, Michèle à Lossaire, et celle qu’il croit être Ana à Rainer ? C’est cette dynamique qui provoque son désir ; comme l’explique René Girard, le disciple cède à la tendance mimétique et en vient à désirer ce que désire son modèle :

‘« La rivalité n’est pas le fruit d’une convergence accidentelle des deux désirs sur le même objet. Le sujet désire l’objet parce que le rival lui-même le désire. En désirant tel ou tel objet, le rival le désigne au sujet comme désirable. Le rival est le modèle du sujet, pas tant sur le plan superficiel des façons d’être, des idées, etc., que sur le plan plus essentiel du désir72. »’

Faute de parvenir à être soi-même, on se donne l’illusion d’exister en imitant autrui. Le personnage se fond dans de multiples autres dans l’Enfer, les prenant alternativement comme modèles73, et ce mot n’est pas sans évoquer la figure de l’hypotexte, nécessairement présent à l’esprit de l’auteur, et auquel l’enchaînent des relations d’imitation et de rivalité.

Est-ce à dire que le personnage classique se dissout, peut-être d’ailleurs encore plus vite dans le genre policier, où les identités, trop nettes, se sont usées, dispersant le moi ici et là ? Nos deux héros se disent victimes d’une « déformation professionnelle » (E 333, MDS 313). Pepe rejoint Pedrell, il s’appelle Larios74 comme le criminel ; Michel est Lichem, Lossaire et Rainer tout à la fois. Et pour que Michel trouve son identité, il faut qu’il se débarrasse des trois, tout comme, d’après Schneider, pour devenir un écrivain authentique et débarrassé de ses influences, il faut tuer l’autre en soi. Pour Belletto, c’est l’intertextualité, notamment, qui peut expliquer le dédoublement :

‘« Simplifions à l’extrême : de par son statut initial, le héros est amené à ne rencontrer que des doubles de lui-même [...] le héros est comme le centre du monde, un monde qu’il veut comprendre, réformer, conquérir, etc., mais irréellement, en le rendant à toute force conforme aux schémas irréels (souvent hérités d’autres livres) qu’il porte en lui75. » ’

Est-ce pour lutter contre cette prolifération des doubles que Soler, comme les autres héros du cycle, refuse toute descendance, l’ascendance étant déjà perçue comme envahissante, par l’héritage qu’elle impose ? On peut se le demander, puisque dans le même ouvrage, Belletto définit les bébés comme des doubles, l’accouchement étant pour lui, en tant que « reproduction ‘», « la première division et la première augmentation, la première expulsion et la première perte de soi par soi’   76 ». Notre hypothèse est confortée par l’idée que la fonction de tout double serait, d’après Belletto toujours, de « « tuer » le modèle 77 ». Il faudrait donc absolument éviter de devenir père, c’est-à-dire de passer en position de modèle ! N’oublions pas le héros du Revenant, qui souhaite si fort la mort de son fils unique qu’elle finit par se produire. Tout danger est alors écarté. A travers cette extraordinaire machine à produire des doubles qu’est l’oeuvre de Belletto, ce qui se manifeste, c’est le moi primitif évoqué par Freud : un moi encore indistinct, mal délimité, extensible et perméable, un moi qui se cherche78.

Notes
65.

C’est aussi le téléphone qui plonge les deux autres héros du cycle lyonnais dans des histoires criminelles. D’autres auteurs, tels Francisco González Ledesma dans Soldados, ou Paul Auster, dans Cité de verre, utilisent le biais d’une erreur téléphonique pour justifier le glissement de leur personnage de l’univers du réel et du quotidien vers le rôle romanesque d’enquêteur : est-ce une façon de souligner le manque de vraisemblance de ce rôle ?

66.

S. Freud, l’Inquiétante Etrangeté, NRF, Gallimard, coll. Connaissance de l’Inconscient, 1985, p. 236 sq.

67.

A. Peyronie, « la double Enquête du roman policier à énigme », in magazine Modernités, revue du Groupe de Recherches sur les Modernités, n°2, Criminels et Policiers, Université de Nantes, 1988, p. 155.

68.

R. Belletto, les grandes Espérances de Charles Dickens, P.O.L., 1994, p. 86. Les considérations sur le nom se trouvent pp. 533-536.

69.

J.P. Vernant, P. Vidal-Naquet, Oedipe et ses mythes, Bruxelles, Complexe, coll. Historiques, 1988, p. 53.

70.

R. Girard, la Violence et le Sacré, Grasset, coll. pluriel, 1972, p. 229.

71.

M. Schneider, op. cit., pp. 211-212.

72.

R. Girard, op. cit., p. 217.

73.

Ce qui pour Freud, Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 1981, p. 243, « peut aller jusqu’à un éclatement du moi, les différentes identifications s’isolant les unes des autres par des résistances ; et peut-être le secret des cas qu’on appelle personnalités multiples réside-t-il en ce que les différentes identifications accaparent alternativement la conscience. » Sans doute peut-on expliquer le repli narcissique sur lui-même observable chez Soler à la fin du roman comme un mécanisme de défense contre cet éclatement.  « Le narcissisme du moi est donc un narcissisme secondaire, retiré aux objets » (p. 260).

74.

Le nom complet du détective est José Carvalho Larios. Or, dans la Rose d’Alexandrie, l’assassin porte le même patronyme. Et dans Tatouage, les complices du meurtre de Chesma sont les frères Larios.

75.

R. Belletto, op. cit., p. 52.

76.

Ibid., p. 140.

77.

Ibid., p. 91.

78.

S. Freud, l’Inquiétante Etrangeté, p. 239.