1.2.4. L’aura du modèle 

Ce qui est en jeu, chez Soler, dans cette captation d’identités, c’est aussi le prestige du moi. Le détective de roman constitue le modèle du surhomme, résolvant les questions identitaires. Lors de la conférence sur le roman noir dans les Mers du Sud, un critique éclairé s’exclame : ‘« Il n’y a pas de roman noir sans héros et ça c’est dangereux »’ (79).  Soler devient fou d’orgueil à cause de la métamorphose permise par son nouveau statut d’enquêteur-héros :  ‘« Accompagné d’une femme, vêtu de mon fin blouson noir et dans un carrosse blanc de gros mamitou, je ressemblais peu à une veste bleue élimée solitaire dans une Dauphine rouge de moins que rien »’ (241). L’ironie de l’auteur est déjà néanmoins présente puisque les différents accessoires du héros, Soler se les est procurés en volant et en prenant le salaire du criminel ! Cela va cependant lui permettre de devenir un personnage de roman.

Depuis Sherlock Holmes ou Hercule Poirot, on sait que la stature du détective, sa fonction éclairante, peut le rendre supérieur et vaniteux à l’extrême. Quant au privé,

‘« irrésistible avec les femmes, il est grand, fort et dur et il met un homme K.O. aussi facilement que nous écrasons une mouche79. »’

Belletto s’emploie à outrer encore cette aura de puissance, puisque son héros est à la fois homme d’action (entre Lupin et Bond) et enquêteur. Le rôle d’herméneute confère une sorte de prestige au héros du roman policier, déjà valorisé par la focalisation narrative et d’autant plus dans l’Enfer, récit à la première personne ; cela lui permet d’avoir une image rassurante, voire triomphante de lui-même, puisque, comme le dit Alain-Michel Boyer80, l’enquêteur est un traducteur qui fait accéder le lecteur aveugle au sens caché.

Cette supériorité du détective, inhérente au genre, est présentée de façon ironique ou parodique par Belletto et Montalbán. ‘« Le père contemplait Carvalho, comme un dieu dont dépendrait son destin [...] Le vieux Briongos continuait à attendre la décision jupitérienne »’ (292). L’enquêteur de l’Enfer se compare à un Phénix, à un dieu, il se sent ‘« comme sur la voie de l’immortalité »’ (139). Malgré la modestie de Pepe, force est de constater son pouvoir de séduction puisque toutes les femmes lui tombent dans les bras, de la nymphette fragile à la veuve austère, en passant par son indicatrice qui se fait payer en nature (114) ! Montalbán renforce et exagère la dualité du privé, à la fois surhomme et antihéros. En effet, le roman noir se voulant réaliste, nous dit Jean-Noël Blanc, il ne peut que rejeter en théorie l’image d’un héros sublime qu’il utilise pourtant fatalement, hérité des romans d’aventures81 : pour compenser les aptitudes extraordinaires du privé, on lui attribue alors des défauts voyants, devenus traditionnels, des vices et des excès, amplifiés à l’envi par Montalbán.

Belletto se moque aussi à sa façon de la gloire de son apprenti-détective, qui manifeste assez rapidement une forfanterie démesurée, comme lorsqu’il fuit Lichem (et bien que fuir soit peu reluisant !) : ‘« par bonheur je courais bien jadis et la mémoire vint à mon secours, jadis mon endurance, ma fougue et l’excellence de mon style me valaient toujours la première place, seul le jeu des circonstances m’avait empêché de devenir champion du monde [...] »’ (187). L’ironie de Belletto se fait bien sûr sentir avec cette allusion à la mémoire (celle du lecteur lui dicte ses attentes par rapport à l’enquêteur-surhomme) et, par le mot « jadis », il semble sous-entendre que le héros est à présent quelque peu décati. Métamorphosé par son statut d’enquêteur (ne serait-ce que par son changement de véhicule !), il passe de la déprime à la mégalomanie galopante, ce qui, par ailleurs, est une caractéristique de la névrose : depuis Sherlock Holmes, génie rime souvent avec folie ! Cette mégalomanie est attestée par le rêve raconté page 192 :  ‘« [...] un gratte-ciel étincelant grattait vraiment le ciel, le contempler me procura un sentiment de joie intense, d’exaltation, le plus haut et le plus beau des gratte-ciel [...] j’y logeais [...] »’. L’image révélatrice de l’immeuble revient dans la rêverie éveillée de la page 287, véritable délire de puissance où Soler s’imagine achetant, avec ses droits d’auteur, tout un ensemble d’immeubles qu’il ferait plaquer or, son compte en banque nécessitant de plus l’érection d’un « interminable gratte-ciel (celui de mon rêve, ha !ha !) ».

Du reste, de nos deux détectives, Soler est le plus proche des grands prédécesseurs anglais : c’est un dandy, coquet et narcissique, « solitaire et sauvage » (50), cultivant un isolement volontairement stérile : ‘« [...] je me vis dans une glace, grand, maigre, de bleu vêtu (veste, chemise et jean bleus), cheveux en abondant désordre, jamais je ne m’étais tant regardé dans les glaces qu’à l’époque de ma mort, d’une beauté de dieu, oeil sombre plein d’oubli, d’amour et de haine [...] » ’(140) ; il faut lire à cet égard l’impressionnante liste d’adunata que Michel imagine pour illustrer les prodiges de sa séduction : humains, végétaux, animaux, minéraux, nul ne peut lui résister (146-147 et 322-323) ! Et ce qui pourrait être transmis comme une vue de l’esprit est au contraire pleinement répercuté dans le récit, puisque c’est Soler lui-même qui raconte sa vie : il prétend qu’on lui parle souvent de sa « beauté de dieu » et que trois femmes succombent à ses charmes en un mois ! L’auteur prend donc à son compte la mégalomanie galopante de son personnage, pour mieux parodier le statut habituel du héros classique.

De plus, dès qu’il a pris la place de Lichem, rue Duguesclin, il épouse l’insolente sûreté de soi d’un héros de thriller ou de roman d’espionnage : ‘« Un professionnel de ma trempe n’avait nul besoin qu’on lui répétât les choses »’ (74) ; ‘« nul ne connaît mieux Villeurbanne que moi »’ (131) ; « nul véhicule n’aurait pu me rattraper » (131) ; dans la scène de la rue du Soleil, il prétend ‘« av[oir] manifesté une attention extrême dans [s]on affût et dans [s]es aguets »’ (259) (quelle jubilation à employer ces mots !). En fait, il embrassait Michèle et n’a même pas vu arriver Lossaire, pas plus que Lichem ! Le seul fait d’être armé le rassure ‘(« je me sentais fort »’ (242)), même s’il ne semble pas très doué pour le tir ; on s’en rend compte dès l’« affrontement » avec le dessinateur des rues où le simple fait de braquer son arme fait fuir l’ennemi devant Michèle ahurie, prête à jouer le rôle de la jeune fille en détresse : ‘« [...] Vous m’aviez caché ce talent...’

‘- Oooooof ! C’est la première fois que je l’exerce. Et c’est tout ce que je sais faire. En tout cas, ça marche » (244’). 

Il se sent enivré, ‘« moins mort et plus invincible et immortel que jamais’ » (187). Il sait faire preuve de ruse quand il se procure le numéro de téléphone de Michèle, sème Lichem, ou le déconcerte par son discours (333) : « il est dangereux » (333), atteste ce dernier. Pepe, lui, à plus de quarante ans, parvient à réduire à sa merci trois jeunes voyous en deux pages (287-288) !

La tendance de Soler, dans l’Enfer, à se sentir supérieur (dès la page 8, il précise qu’il se tient ‘« dans une attitude de maître du monde’ ») est confirmée et amplifiée jusqu’au délire par l’entrée dans l’action policière, puisqu’il répète ces mots à la fin du roman : ‘« Maître du monde, grâce aux événements de ce mois d’août ! »’ (393). Il croit se rendre immortel par l’acuité de son intelligence, et va jusqu’à penser qu’il est le plus fort puisqu’il croit avoir déjoué le plan des ravisseurs ‘(« j’avais détraqué le mécanisme malfaisant ! »’ (91)). Même devant la preuve de son erreur, il parvient à se magnifier en valorisant les bandits : ‘« J’avais fait preuve de légèreté dans mon appréciation introspective de l’état d’esprit des ravisseurs, des hommes d’acier bien trempé que mon intervention imprévue n’avait pas démontés comme elle aurait démonté en mille pièces tout ravisseur de type courant » ’(173-174) ; par un curieux renversement de valeur, Lichem devient sa « victime » (208). Pour finir, c’est Soler lui-même qui commande aux événements : ‘« Ma foi en mon idée folle était en secret si forte que la réalité ne pouvait que s’y conformer [. . .] »’ (251). Ce don fait exploser l’instinct de puissance : « Moi, seul pouvais tout savoir » (332), ‘« moi seul, sachant tout, maître de la vérité, maître malin du monde et des événements ! » ’(134). Belletto s’attribue d’ailleurs à lui-même cette certitude de vaincre, au sujet de son premier prix littéraire, et il l’explique purement et simplement par l’instinct de conservation :

‘« C’est comme s’il y avait une telle force de la névrose que ça ne pouvait que marcher. Ce qui fait que j’ai été heureux d’avoir le prix [...] un peu à la manière des enfants qui ne peuvent imaginer qu’on ne leur donne pas ce qu’ils désirent82. »’

On voit donc bien l’adéquation entre l’auteur de l’Enfer et le genre policier, en même temps que cette citation éclaire pleinement le lien entre ce type de récit, la névrose et la puérilité. Soler manifeste sa joie, même si ce qu’il découvre est macabre - ce qui dévoile l’égoïsme fondamental du détective de type anglais, qui semble oublier qu’il y a eu mort d’homme : ‘« Je lui avais dit que je retrouverais Simon, je l’avais retrouvé ! »’ (379) - dans quel état ! De surcroît, le délire de puissance de Soler est à corréler à sa versatilité maladive, à son incapacité à se fixer dans un rôle, caractéristiques qui le rapprochent du Lupin décrit par Jean-Claude Vareille :

‘ « Cependant le narcissisme et l’auto-complaisance dénoncent déjà une faille, une dichotomie de la « personnalité » (un tremblotement du rôle)83. »’

D’où l’attirance de Soler pour les personnalités fortes, bonnes ou mauvaises, réputées, comme Rainer, ou mythiques, auréolées par une réputation littéraire et cinématographique, comme le bandit Lichem, qui s’avérera décevant dans la réalité. Mais Soler, en dehors de ses activités d’enquêteur, remplit deux autres rôles : il se pose comme auteur, et il est amusant de constater que son attitude est la même dans cette activité. Dans la biographie de Rainer Von Gottardt qu’il écrit, il est censé utiliser des enregistrements, méthode objective s’il en est ; mais qu’en fait-il ? Il rédige à la première personne, se mettant à la place du génie qu’il admire, lui prêtant des pensées ; de surcroît, ces pensées sont une façon de se glorifier lui-même, de se donner le rôle le plus flatteur (il prétend ainsi être le seul ami de Rainer), en intégrant des éléments hors sujet dans un tel ouvrage : ‘« Je savais que l’animal chercherait à la voir, message ou non. J’avais peur pour lui. Mais j’étais désormais impuissant*84 [...] Mes yeux fatigués se fermèrent. Je le laissai seul »’ (368). Les derniers mots de la fausse autobiographie de Rainer sont dédiés à l’auteur réel, ce qui traduit bien l’égocentrisme de l’écrivain et son appétit de puissance. De plus, c’est ce livre lui donne ces bouffées d’orgueil qui vont jusqu’au délire, page 287 : il imagine les banquiers - et le monde - à ses pieds !

Enfin, dans ce travail d’auteur comme dans ses activités d’enquêteur, Soler s’est approprié une autre fonction, déterminante pour le statut du personnage et son aura romanesque : il est l’unique narrateur, il se raconte ; il joue donc les deux rôles compilés de Holmes et de Watson, Watson ayant pour fonction de montrer constamment son émerveillement devant Holmes (Soler s’auto-encense), et, également, ce qui est déterminant pour le lecteur, de montrer combien il a du mal à y voir clair dans les démarches entreprises par Holmes (Soler n’explique pas ses « idées folles ») pour mettre en valeur le résultat final. Finalement, Soler symbolise la mégalomanie inhérente à l’écriture : Soler, l’écrivain tueur, bloqué dans sa biographie, désireux d’avancer ‘: « Sa mort ? Sa mort qui seule me permettrait de continuer ?...»’ (273). ‘« Les détails de sa maladie étaient consignés dans mon manuscrit, il allait mourir, je le savais. Je le savais ! »’ (308) : image de la toute-puissance aveugle de l’auteur envers ses personnages...

L’auteur-démiurge s’imagine refaire le monde, changer ce qui est inscrit dans le « grand livre du Destin [...] Ce grand livre où abondaient les imprécisions et les obscurités méritait d’être corrigé sans cesse » (388). L’attitude de Soler traduit un trait de caractère de Belletto, qui a sans doute fondé son désir d’écrire : Michel Schneider avance qu’il y ‘a « chez tout créateur une mégalomanie diffuse sans laquelle on ne créerait pas85. »’

Notes
79.

W. Somerset Maugham, « Déclin et chute du roman policier », in U. Eisenzweig, Autopsies du roman policier, p. 162.

80.

A.M. Boyer, « Portrait de l’artiste en policier », in Modernités, p. 220 : « Saisir le réel au moyen d’une énonciation, aspirer à retrouver une intelligibilité première, ce qu’il y a d’originaire dans l’acte et dans le dire, vaincre l’éloignement qui sépare le témoignage de son commentateur : si le paradigme de lecture, dans le roman policier, est ouvertement herméneutique, c’est parce que le détective est non seulement un traducteur qui parvient à rendre accessible ce qui ne l’est pas immédiatement, mais aussi un interprète qui découvre les rapports secrets qui unissent le sens manifeste et le sens dissimulé. »

81.

J.N. Blanc, Polarville, p. 124.

82.

R. Belletto, interview à Ecrivain Magazine, p. 42.

83.

J.C. Vareille, Filatures, pp. 116-117.

84.

souligné par nous.

85.

M. Schneider, op. cit., pp. 239-240.