1.3.2. Obsessions lexicales

‘« Qui dit obsession dit destin’ 98 », écrit Belletto dans son ouvrage sur Dickens : les coïncidences dans l’Enfer illustrent la fatalité et le dénouement qu’elle commande. La marche vers cette issue fatale pèse sur le texte comme une obsession, perceptible dans l’usage de champs lexicaux récurrents.

Ainsi, l’impression de malaise qui résulte des identifications et des coïncidences est encore accentuée par des indices textuels très originaux : tout d’abord, certains noms sont transparents ; par exemple, c’est à l’hôtel des Etrangers que loge l’Allemand Lichem, et le concert final a lieu Place du Change, image du transfert d’yeux. Belletto s’amuse donc à des effets d’irréalité, nous provoque à la réflexion, en établissant une sorte de jeu de piste. Quatre thèmes sont récurrents : la mort, le soleil/feu, l’oeil et la mutilation, le sang.

La mort, c’est d’abord le suicide de Michel, puisque le roman s’ouvre sur sa lettre d’adieu, rédigée d’‘« une écriture d’outre-tombe »’ (7) ; Michel dont l’ami se serait suicidé (125), dont le père est mort, qui trouve un ‘« goût de feuilles mortes » ’(23) au café comme à la vie, s’imagine sous terre, rêve de mort (192), n’arrive pas à croire à celle de Liliane, et prévoit celle de Rainer, l’homme à la « voix d’outre-tombe » (85), lors du concert avant le deuxième chant ‘: « Le Christ gisait dans les liens de la mort »’ (309). Il assiste à la mort de Lossaire et de l’Allemand, apprend le suicide d’Ana, la mort du Colonel, il tue Lichem : le climat morbide du roman noir est donc poussé à l’extrême. Le décor en est imprégné, depuis les objets (le frigo a ‘« la rage impuissante de l’agonie ’» (14), le téléphone est « mort » (21)) jusqu’à la ville elle-même, sans cesse qualifiée de morte, où les pigeons eux-mêmes tombent « morts de chaleur chutant des toits » (205), « messagers de la mort » (260) de Lossaire. La mort envahit l’écriture, par exemple dans cette étrange comparaison : « elle aurait fait exécuter des bonds célestes à un danseur mort » (207), curieux compliment à l’adresse de Michèle. Le récit est également ponctué par le chant souffrant de Bach, « Ich habe genug », que Soler écoute souvent.

Le climat morbide du roman est notamment imputable au soleil qui tue, provoquant plusieurs fois cette prière : ‘« Que Dieu nous délivre du soleil !’ » (11). La chaleur a vidé Lyon, provoqué le suicide des météorologistes (45). Dans sa voiture-« boule de feu » (171), Soler ne voit plus qu’un paysage figé, en « carton peint » (44), les gens ont fui et Lyon est une ville déserte. « L’effrayant soleil » (180) semble responsable de l’incendie de la maison familiale de Soler : avant de découvrir l’incendie, Michel note : ‘« Il embrasait la maison natale [...] On l’aurait crue en feu »’ (88) ; ‘« soleil de cauchemar »’ (332) qui symbolise la fatalité de la mort : Michel est témoin d’une tuerie, lors de cette « scène cauchemardesque de la rue du Soleil » (291) (nom de rue inventé), s’enfuit par l’autoroute du Soleil pour rejoindre Ana à ‘la « longue chevelure de soleil »’ (167). Or Michel Soler-Solaire est l’instrument de cette fatalité puisque, par sa faute, le feu provoquera symboliquement la mort de Liliane. Michel se convainc qu’il est un phénix, puisque son « dieu », Rainer, le lui a dit (289). Alors Soler défie le soleil et se persuade qu’il arrive à le faire décliner (273), après avoir frôlé l’accident, perdu dans ses délires mégalomaniaques et aveuglé par les rayons cinglants. A la fin du roman, le soleil est déclaré ‘« vainqueur et vaincu »’ (393), et tout s’apaise avec la fin de l’été.

Le soleil, c’est aussi « l’oeil de Dieu » (214), « impitoyable » (320) : ‘« Dieu ne nous délivrait pas du soleil. Il nous livrait à lui. Et le soleil nous crevait les yeux [...] il voulait notre perte »’ (194).  ‘« Nous aurions donné cher, nous, les survivants, pour que Dieu nous délivrât du soleil - impitoyable oeil de Dieu, me dis-je soudain, et concevant soudain que Dieu, le regard nécessairement fixé sur nous, ne pouvait nous délivrer du soleil, à moins qu’il ne s’arrachât l’oeil ! ’» (214) .

Tout est là : Soleil + Dieu + énucléation : le mot oeil envahit le texte. Liliane Tormes habite Chemin du Regard, Rainer est né « au 66 de la Blickstrasse » (84), Michel rencontre Miranda (des choses à voir). Tous les personnages sont décrits par leur regard, on dirait que Michel ne voit que cela, lui qui n’a ‘« plus que les yeux pour pleurer »’ (65) avant son suicide : des « grands yeux » (27) d’Anne aux « yeux fous » (50) d’Isabel Dioblaníz en passant par Torbjörn, « aux yeux si écartés » (68), l’‘« oeil exorbité, prêt à jaillir’ » (71) d’un homme croisé dans la rue, l’« oeil noir » (243) du dessinateur des rues, les « abcès saillants » (164) de Rainer, Soler est un voyeur invétéré : quand il observe des heures Isabel nue, que note-t-il ? : « J’aurais pu compter les cils de ses yeux verts. Ou apprécier les mouvements de rétractation et dilatation de sa pupille, voire les longueurs harmonieusement inégales des lignes convergentes de son iris » (318, 319). 

Cette description orientée fait office de signe prémonitoire, redoublé par la quantité impressionnante d’expressions imagées : ‘« J’allais jeter un oeil » (244’), « en un clin d’oeil » (257), « je ne remuais pas un oeil » (386), faire ‘« les gros yeux »’ (42, 143), et surtout des images annonciatrices d’énucléation ‘: « ça crève les yeux ! »’ (209),  « on leur arracherait les yeux en pleine ville les jours de marché » (289), ‘« j’en aurais offert mes yeux au fer rouge »’ (322) ; parmi les expressions usées se glissent des formules originales et apparemment incongrues qui ne peuvent qu’attirer notre attention, comme pour cette étrange façon de se retenir de rire qu’a Michel : ‘« mes yeux se plissèrent, disparurent, c’était tout lisse à la place des yeux quand on passait la main [...] »’ (226).

Ce thème est lié à celui de la mutilation : les ongles rongés d’Anne, qui trouve ses doigts rouges sans motif, comme si elle avait commis un crime ; Rainer qui a perdu un doigt (mais séduit par son regard (49)) parle avec Michel de Bach, mort lors d’une intervention chirurgicale sur ses yeux (15), Jésus est aveugle (28, 83, 284) comme le colonel ; Michèle a été opérée par Jinez (ophtalmologiste de renom) et ne voit que d’un oeil (93, 154) ; même l’employé de chez Carrefour a un oeil de verre ! (41). La réceptionniste de l’hôtel de Cadaquès crée par son maquillage l’illusion que ses yeux sont morts (317). C’est Simon, dont la vue est exceptionnelle, qui suppléera précisément à une de ces déficiences visuelles, et, symboliquement, à toutes, d’où le sentiment de culpabilité de Michèle, et de Michel qui a menacé, plusieurs fois, d’arracher les yeux de Simon (146) et de sa soeur, lui, le détective, l’« eye » de l’histoire (336). La signification oedipienne de cet élément récurrent apparaît nettement : ‘« [...] nul besoin, comme je l’avais cru innocemment, de me crever les yeux à tenter de distinguer la clé du mystère invisible dans un coin du dessin »’ (372) ; le premier détective, Oedipe, suivant une idée largement répandue, n’a-t-il pas perdu ses yeux à vouloir pénétrer les mystères de sa vie ?

La peinture de Phil Dreux, peuplée de gens « sans regard », qui « semblaient vous regarder malgré leur absence d’yeux, se délecter sans passion de votre malheur, de votre souffrance, de votre agonie » (74), fonctionne comme mise en abyme99, annonçant l’apathie sereine du jeune Simon, auquel, en l’énucléant, Jinez a rendu l’innocence, puisque plus rien de l’ancienne « malice » ne subsiste dans son regard ; n’est-ce pas justement ce que demande Siméon, dans « Ich habe genug », que de perdre la vue ?

‘« Endormez-vous, yeux fatigués,
Fermez-vous dans une douce béatitude,
Endormez-vous, endormez-vous... » (307)’

Siméon, dans la Bible, est un vieillard qui meurt heureux après avoir vu l’enfant Jésus ; il sait qu’il le verra parce que Dieu lui-même le lui a dit : ce personnage, qui représente donc la lucidité et son lien avec la mort, est le trait d’union entre Simon, l’enfant enlevé pour en avoir trop vu, puis pour avoir eu une vue exceptionnelle, et Rainer, le vieil homme qui en a également trop vu et a été sans doute mutilé pour cela. En entendant ce chant, lors du concert, l’artiste va enfin pouvoir fermer ses ‘« paupières de terre glaise séchée », (« comment pouvait-il battre des paupières sans s’arracher cornée, pupille et cristallin ? »’ (167)) et se laisser mourir. Alors, Soler pourra finir sa biographie, ‘« sans que nulle image ne s’interposât entre mon regard et le papier »’ (393). 

C’est en passant par deux fois par un « oeil de boeuf » (253, 375), que Soler va basculer dans une scène sanglante : le sang a lui aussi une présence obsédante et significative ; les concerts des Dioblaníz donnent curieusement lieu à des ‘« bagarres sanglantes et même meurtrières »’ (28) (le couple est à l’origine de plusieurs massacres en Bolivie) ce qui lie le thème du sang à celui de la musique. Le bar des Archers est « rougeâtre » (91), le coca qu’on y boit est « rouge sang sale » (148). Un chien ressemble à une « tache de sang noir » (175) ; le dessinateur des rues peint un bouc sanglant. Michel, qui a subi un « lavage » de sang après son suicide, a d’étranges idées rouges à tout propos, même avec la gentille Isabel de Tuermas (« Il faudrait que ça saigne ou que ça dise pourquoi » (325)), ou avec la douce Anne : ‘« Je fis glisser un peu le slip léger [. . ], cinq cents slips de cette taille n’auraient pas épongé le sang issu de la plus superficielle des piqûres d’épingle, cinq mille peut-être’ [...] » (62), et il va commettre un crime, se retrouvant avec ‘« [...] un cadavre dont chaque repli de peau ou d’étoffe au milieu du corps faisait une cuvette pleine de sang débordant, coulant, fuyant à la moindre manoeuvre ! » ’(342). Ce détective acharné à nettoyer un sang envahissant et indélébile, comme dans Barbe-Bleue, évoque irrésistiblement les films noirs remplis d’hémoglobine.

Oeil lié à sang, à mort, à chaleur : voilà réuni le réseau d’indices du roman. Revenons à la ‘« chaleur à mourir »’ (11) qui règne tout au long du livre : ceux qui sont restés à Lyon, ‘« territoire maudit »’ (23), en ces jours de « morne apocalypse » (27), semblent des damnés, condamnés à errer : ‘« On s’étonnait de ne pas patauger et enfoncer dans le bitume brûlant et tremblant »’ (70).  La ville semble ‘« infinie quand la chaleur vous y clouait »’ (312) ; l’image récurrente des clous rappelle la Passion. Le champ lexical de l’enfer (titre du roman) est omniprésent, dans des expressions toutes faites (« vade retro ! » (244), « au diable » (184), etc.) à travers les mots « mal », « mauvaiseté », « maléfice », « maléfique »,  « maudit », « infernal », « malice », « malin », les deux derniers étant utilisés de façon ambiguë, apparemment innocente, pour qualifier Simon, pourtant manifestement « habité par des forces maléfiques » (118). Lyon, au centre duquel est dessiné un bouc à trois cornes (« Ordinairement, les dessinateurs des rues représentent l’Enfant Jésus, ou la Vierge Marie » (242)), est un enfer peuplé de fantômes, de « misérables » (200) souffrant de peines éternelles : « vilain démon péteur » (143) du bar des Archers, supplicié du rire à la « torturante hilarité [...] enfermé dans sa cabine pour l’éternité » (279), « âmes damnées galopant en silence » (169) du cimetière de Cusset.

Les chansons qui passent à la radio évoquent le diable (23) ; les amoureux, condamnés aux ‘« liens mordants de l’amour »’ (366), broyés par sa « flamme » (267), passent leur temps à se condamner (388), à se « tortur[er] » (340), à se demander pardon (311) ou à sentir la passion les embraser ‘(« et nous fûmes consumés par elle, jusqu’au dernier atome de notre chair »’ (236)), provoquant le Déluge (321). Les ‘« turpitudes de la chair »’, responsables de « stigmates » sur le corps de Rainer, ont déformé son ‘« visage angélique’ » (270) : la ‘« torturante bien-aimée »’ (258) de Michel, elle aussi ‘« harcelée par ses démons »’ (304), l’entraîne dans son angoisse : il lui échappe pour tomber dans les bras d’Isabel au ‘« corps brûlant, convulsif et torturé d’Aphrodite »’ (330), qui lui transmet elle aussi sa culpabilité malgré ses efforts contraires ‘(« Vous êtes un ange »’ (259),  lui dit-elle). Il l’abandonne donc pour les bras d’Anne, « ressuscitée », « pure et innocente » (357), rassurante, Sainte Véronique qui essuie tendrement son dos ruisselant

En fait, Michel souffre de plus en plus de sa culpabilité, il s’empêtre dans un « buisson ardent » (348), erre « comme une âme en peine » (356) dans les ‘« dédales’ » de l’Hôtel-Dieu, ne peut effacer le sang de son meurtre ‘(« Je frottai et frottai comme un damné’ » (342)), les « entrailles » souffrantes ‘(« Dieu ! Quelle torture !’ » (313)). Il craint sans cesse le Déluge ou les Ténèbres (295), la Chute (36, 47, 97, 228), se ‘croit « traqué par mille démons acharnés à sa perte » ’(132), écrit à un « rythme endiablé » (298) et sent qu’il doit vider jusqu’à la lie « le calice lyonnais » (197), épaulé tout de même par la douce présence d’Anne, de Patrice Pierre (« quelle personne compatissante » (263)) et du ‘« quasi-saint personnage »’ (101) qu’est son voisin pompier.

Devenu criminel, puis enquêteur, il se sent alternativement ‘« Maître malin du monde et des événements »’ (134) au « sourire mauvais » (297), et victime ‘(« L’enfer allait se déchaîner et nous emporter dans ses tourbillons »’ (255)). Il se sent alors totalement désarmé ‘: « Attendons et espérons »’ (277), conseille-t-il à Michèle, rempli d’une abnégation toute chrétienne. Il franchit les cercles de l’enfer un par un ‘(« Michèle m’entraîna dans son cercle d’angoisse »’ (280)) et dans le dernier, il va trouver le froid « glacial » (375) du lieu de l’énucléation, de l’horreur absolue, mise en scène par les Dioblaníz, nom où on entend Díos (Dieu) et diablo (diable) en même temps, nom qui fait régner la confusion. Belletto semble avoir choisi cette thématique de l’enfer et l’avoir accouplée avec le roman noir pour exprimer le plus de douleur possible100. 

La signification infernale de la chaleur,  « torture des diablotins » (295) , « manteau de métal en fusion » (295), culmine lors du concert : ‘« La chaleur était une véritable punition. On mourait »’ (307), ‘« la chaleur menaçait de nous décomposer vifs »’ (310) ; on entend des bruits étranges, tel ce ‘« claquement, dû à la sécheresse des muqueuses, d’une langue se décollant d’un palais »’ (308). Le narrateur répète plusieurs fois :  « On avait peur » (307) ; la musique semble une prière désespérée adressée au Ciel et le Temple du Change,  ‘« Tour de Babel »’ (306), finit par s’élever vers le ciel  ‘« comme une grosse baudruche’ » (307) en ce jour de l’Assomption. Soler, ‘« beau comme un dieu’ » (298), voit alors son « père », Rainer Von Gottardt, mourir alors que Simon, « l’élu » (383), subit son « martyre » (291). Cet « enfant sur qui la grâce s’était cruellement appesantie » (392) retrouvera, après ces événements, ce sourire qui est pour Soler la marque des anges, tels Patrice Pierre et Anne.

Les champs lexicaux sont donc des marques disposées dans le récit, des fils d’Ariane qui nous amènent à l’issue fatidique, en imprimant notre esprit de cette fatalité sans que nous en ayons conscience. C’est là une des grandes trouvailles de René Belletto : au lecteur tentant de bâtir un raisonnement, il substitue un lecteur comprenant par sa sensibilité, malgré lui. Il cherche à égarer notre raison, à corroder la dimension référentielle traditionnelle du récit, dont ici ‘« l’unité est contestée par scissiparité’   101» ; mais en même temps il nous désigne la vérité, nous la met sans cesse sous les yeux, comme dans le policier classique, qui cumule, pour Pierre Bayard, ‘« empêchement »’ et ‘« exhibition’ 102 ». Le polar ne serait plus alors seulement un genre intellectuel, mais un genre intuitif et même poétique : comme dans un poème, en effet, l’agencement des mots et des champs lexicaux et les répétitions touchent notre sensibilité, et c’est ainsi que nous comprenons ce qui est dit entre les lignes. Le lecteur est ainsi totalement impliqué, « enrôlé 103  », comme le dit Belletto à propos du lecteur de Dickens :

‘« Le livre, par l’envoûtement de ses répétitions obsédantes, de ses ondes de sonorités et de sens sans cesse prolongées, des visions suscitées de diverses manières, et parfois par l’aspect même des mots et des lettres, nous « embobine » littéralement, nous ligote et nous endort, et fait surgir en nous l’idée et les mots du meurtre, un meurtre dont Dickens nous fait les complices et même se décharge sur nous . 104»’

En nous séduisant de toutes les façons (rire ou larmes), le narrateur s’assure de notre complicité, fait de nous ses doubles, les doubles de l’enquêteur. De plus, si les indices sont si nombreux, tissant une toile d’araignée obsédante, c’est que nous devons absolument accéder à la vérité avant même que le narrateur ne nous la dévoile, pour le soulager d’une part de sa culpabilité à avoir imaginé un tel crime, si odieux105.

Ainsi, Belletto, s’il se plaît apparemment à nous égarer dans le piège miroitant des coïncidences et des répétitions, nous fait en réalité pressentir sans cesse la vérité, accéder progressivement et de façon magique au sens, donnant ainsi pleinement raison à S.A. Steeman, qui plaça ce curieux conseil en exergue de son roman Zéro, en 1929 :

‘ « Les fées ont trouvé refuge dans ces endroits communément appelés par le profane lieux du crime. Ouvrez le roman policier avec un coeur d’enfant, car il est plus près du poème que de la vérité. »’

On connaît la cruauté à l’oeuvre dans les contes pour enfants et la jubilation qu’ils procurent : l’art de Belletto se rapproche considérablement de cette manipulation du lecteur, qui partage avec l’auteur une satisfaction imagée de ses pulsions sadiques ; mais ce qui change ici, c’est que l’innocence nous est retirée, parce que l’auteur s’arrange, par cet hybride de roman policier et de conte de fées, pour nous faire partager sa culpabilité.

Dans le cadre de ce que nous avons appelé « polarisme », nous avons donc montré les effets du dédoublement, du grossissement, de l’amplification des traits caractéristiques du roman d’enquête, nos deux auteurs parvenant à faire éclater les carcans et à imposer leur création originale, en utilisant parodiquement le modèle :

‘« Le détournement est en général obtenu en allant jusqu’au bout des principes et des règles du genre. C’est au moment où elle atteint à son comble que l’application de ces règles conduit à leur négation et à leur détraquement106. »’

Pour Jacques Dubois, c’est cette forme de déviance et de perversion de la structure policière qui fonde la modernité des oeuvres et les fait entrer dans la « grande littérature ».

Notes
98.

R. Belletto, op. cit., p. 413.

99.

Sur le « rôle matriciel » que peut être amenée à jouer la mise en abyme - ici, selon nous, au niveau fantasmatique -, cf. J. Ricardou, le Nouveau Roman, Seuil, coll. Ecrivains de toujours, 1973, pp. 53-54 : « Ce n’est pas une thématique antécédente qui se met en texte, c’est le texte qui convoque, selon ses dispositifs, telle thématique opportune.[...] Dans la mesure où, reliant par analogie deux séries d’événements, la mise en abyme tend à s’assimiler à une image, son catalogue fonctionnel assimilera tout ce qui peut jouer un rôle figuratif : dessins, gravures, photographies, sculptures, figurines, écussons, insignes. »

100.

Cf. Th. Adorno, Minima Moralia, Paris, Payot, Collection Critique de la politique, 1980, p. 218 : « Ce qui perdure, ce n’est pas une quantité invariable de souffrance, mais la progression de celle-ci vers l’Enfer. »

101.

J. Ricardou, le Nouveau Roman, p. 75. Cf. pp. 75-76 : « Que des lieux, des personnages, cessent chacun d’afficher une singularité comparable à celle qu’offre « la vie même », pour se mettre à respectivement se ressembler, et l’attention du lecteur, loin de rester soumise à l’illusion de représentation, est attirée sur la manière selon laquelle ces lieux, ces événements, ces personnages sont engendrés, respectivement, les uns à partir des autres. »

102.

P. Bayard, op. cit., pp. 42-43.

103.

R. Belletto, op. cit., p. 42.

104.

Ibid., pp. 88-89.

105.

Le crime est présenté ainsi dans les trois romans lyonnais. Par exemple, dans le Revenant, nous sommes peu à peu intimement convaincus (c’est-à-dire que l’auteur met tout en oeuvre pour nous convaincre) que le fils du narrateur va mourir ; il meurt effectivement, brutalement, quelques jours après une chute, son père l’ayant curieusement exposé au danger. Même si une autorité médicale est déléguée dans le récit afin de convaincre le lecteur que ce décès est sans lien avec sa chute accidentelle, lorsque le narrateur finit par avouer qu’il se sent coupable, ayant au fond désiré cette mort, il communique cette culpabilité au lecteur, par la prescience qu’il lui a fait avoir de cette mort, pur meurtre textuel.

106.

J. Dubois, op. cit., p. 56.