Michel Soler a un aspect caméléon : il passe d’un rôle à l’autre. Pour plaire, comme un enfant ou un écrivain qui écrirait son premier roman, il copie les manies de langage d’autrui ; il répète sans chercher à comprendre certains propos de son maître Rainer Von Gottardt, dont il écrit d’ailleurs l’autobiographie en utilisant la première personne à sa place, et reproduit la façon de parler de celle qu’il aime : ‘« Ses tics de langage allaient me contaminer, elle répétait volontiers volontiers les adverbes et les adjectifs deux fois et plus »’ (141).
Par ailleurs, l’humour de Soler, sa façon de jouer constamment avec les mots, ses inversions sans queue ni tête ‘(« Inutile, me dis-je à haute voix, de mettre tous les paniers dans le même oeuf ’» (225)), tout cela a quelque chose d’enfantin. On a vu précédemment les réflexes puérils de Soler dans sa rivalité avec Lossaire, mais dès le début de l’oeuvre, les aspects enfantins du héros sont soulignés : il s’applique pour avoir une belle écriture ‘(« je formais mieux mes lettres »’ (193)), pleure très souvent, avec de ‘« gros sanglots »’ (7), ‘« comme un nouveau-né’ » (65) et se qualifie de nourrisson lors de son séjour à l’hôpital. Il est obéissant et dit toujours oui, ‘« un petit oui d’enfant malade et docile qui accepte d’avaler du bouillon de poireaux à l’heure où d’habitude il se gave de chocolat au lait »’ (58) ; il rêve d’un paysage identique à celui des boîtes de camembert (114) ; il a gardé ses jeux d’enfant, par exemple son lance-pierres, est capable de « fou-rire impoli » (94), et se réfugie régulièrement dans sa « maison presque natale », où, dans un ‘« intérieur de maisonnette’ » (24), sa mère adoptive lui sert des repas « d’une abondance de fable » (317) bien qu’il ait un appétit d’oiseau.
La maison de Liliane Tormes, lieu de ‘« halte plaisante »’ (135), le replonge dans ses souvenirs: « Je me vis enfant » (158). Sa chambre d'enfant est un « bijou » (24), conservé avec amour par Liliane. Maison laide à l'extérieur mais belle à l'intérieur : toute en intériorité, en bois, dans les tons de bleu, avec une sonnette de contes de fées. On a d'ailleurs vraiment l'impression d'une maison irréelle, souvenir mythique, lorsqu'elle brûle ‘« comme si elle avait été de papier fin » (’180), fragile comme le rêve, ne laissant que le ‘« grelot, deux boutons de porte et trois lames de couteau »’ (180).
Soler s’intéresse aussi aux jeux scatologiques des petits (278), s’entend merveilleusement bien avec le jeune Simon, à qui il propose ce qu’il lui présente comme une bonne farce : l’enlever ; et il perçoit souvent quelque chose d’enfantin chez les adultes qu’il apprécie ; Michèle est plusieurs fois comparée à un garçonnet, Patrice ‘Pierre « ressembl[e] à un enfant étonné »’ (104).
Dans l’action, cet étrange héros aura donc du mal à être crédible et efficace : quand il ne sait plus que faire, à deux reprises (178, 200), par exemple devant sa maison de famille en proie aux flammes, il claque dans ses mains ‘« comme pour faire apparaître un médecin »’ (178) et cela marche ! Certes, ce médecin est un incapable. Mais Belletto se moque par là de l’aspect magique et irréaliste de certaines actions du héros classique, suicidaires dans la réalité, mais qui aboutissent heureusement dans la fiction, sans provoquer la moindre réaction chez le lecteur, prêt à avaler toutes les couleuvres qu’on voudra, tant est grande sa frustration devant ses propres limites et son impuissance dans la vie quotidienne.
Soler se montre également capable d’utiliser des « ruses de sioux » (188) pour échapper à Lichem : finalement, il dévalue l’action inhérente au roman noir en ne semblant pas la prendre au sérieux : ‘« Je guettais Fiat Uno et Ford Scorpio, la Ford que j’avais semée ’ ‘par jeu’ ‘ avec Simon mais peut-être me suivait-elle et l’avais-je semée ce jour-là ’ ‘pour de vrai’ ‘*107 [...]»’ (196). Il utilise l’arme de Lichem, un ‘« jeu d’enfant’ » (194), sans discernement, et récolte, naturellement, une blessure d’enfant : ‘« Mon pauvre garçon ! Encore une fois, vous avez une sacrée chance... Vous échappez à l’Alymil 1000 et les balles vous font des blessures pour rire ! »’ (264), lui dit le docteur Pierre qui se contente de lui mettre un morceau de sparadrap et du mercurochrome ! Comme l’enfant abandonne le jouet qui le déçoit, il finira par laisser tomber ce ‘« métier d’abruti »’ (349).
Le héros de roman noir est donc bien dévalué dans l’Enfer, et son action, parodiée, met à mal la crédibilité du lecteur, surtout si ce dernier s’engage en toute confiance dans la lecture de ce roman aux sentiers méandreux. Certes, la parenté entre Soler et son créateur est nette à cet égard. Belletto, qui avoue sa « fierté farouche de petit merdeux » lors de son enfance solitaire, vit l’écriture comme un prolongement de l’enfance :
‘« La différence, ou la ressemblance, c’est qu’écrire c’est rester longtemps un enfant, justement. Et continuer de montrer des devoirs, ne pas devenir prof - ce que je ne suis pas devenu - ne pas franchir la porte, c’est ne pas aller du côté des adultes108. »’L’auteur de roman noir a ainsi la latitude de rester en enfance, et son lecteur aussi, ce genre n’est donc pas sérieux, et nous a habitués à une ingénuité dont nous n’avons même plus conscience et que met en exergue ce roman, par bien des aspects, par exemple par les multiples coïncidences qui ponctuent et structurent le texte d’une manière totalement invraisemblable : avec Belletto, la littérature se proclame pure création de l’esprit, jubilatoire et compensatrice, loin des prétentions austères et réalistes du roman noir traditionnel.
Quant à Carvalho, sauf exceptions (« Ne faites pas le clown » (215)), lui dit sa cliente), ses réactions et son langage sont bien ceux d’un adulte ; ce qui ne l’empêche pas de réfléchir en dessinant des « monstres fleuris » (202) et de sacrifier du temps de l’enquête à l’observation des petits, « pauvres et beaux » (160), présentés très positivement : ils sont lucides politiquement (168), sereins (19), doués d’une vraie affectivité ‘(« Ah ! Quelqu’un qui vous pleure sérieusement ! Comme pleurent les enfants quand ils ont perdu leurs parents dans la foule ! »’ (85)) et capables d’atteindre par leurs jeux cette autre « face de la lune » (129) dont la recherche a coûté la vie à Stuart Pedrell.
Notre détective, ancien instituteur, se livre aussi à un exercice révélateur : ‘« Depuis un certain temps, Carvalho essayait de découvrir chez les adultes les traits et les gestes qu’ils avaient eus adolescents ou enfants. ça le rendait indulgent »’ (312-313). Cette sorte d’infantilisation s’étend au couple responsable de la disparition du cadavre et cependant plein d’une « fascination enfantine » (297) devant des tartines de confiture ! Même le policier terrifiant qui sert d’indicateur à Pepe finit par lui confier ‘: « Depuis tout petit, je me raconte toujours des aventures, et je suis toujours Boris le Noir »’ (262) !
Tout cela est bien inhabituel dans un roman noir ; d’abord parce qu’au regard de l’enquête, cela n’apporte rien et constitue une perte de temps, ensuite parce que cela tend à disqualifier le responsable du crime en tant que source du Mal, incarnation du mauvais ; d’autant plus que Pedro Briongos, le meurtrier lui-même, est traité par son père et par Carvalho comme un enfant malheureux et mal élevé qui n’aurait fait, après tout, qu’une grosse bêtise : « Il est comme un enfant » (280). ‘« Au fond, il nous aime. La dernière fois que je l’ai mis dehors, il était venu en cachette apporter des bonbons aux petits »’ (246). Parodie du bandit au grand coeur de l’ancêtre du roman policier ?
De plus, le privé a besoin de se sentir dans le giron de Barcelone, où son activité même ravive la relation ludique de l’enfant Pepe à sa ville-mère :
‘« Hors de son repaire, Carvalho affronte des obstacles aux profondes résonances de peurs enfantines, comme la menace d’être noyé, d’être castré, les rats, les montagnes d’excréments ou d’ordures109. »’Pepe a reproduit son lieu d’enfance à Vallvidrera, dans cette demeure qui n’existe que sur le mode du loisir et de l’agréable (une femme de ménage fantôme se chargeant du reste !) ; maison qui attire une autre orpheline : Yes-Bouton d'Or. Comme Michel, Pepe tente de retrouver cette qualité d'intériorité qui n’existe plus dans la ville moderne, à San Magin comme à Villeurbanne. La « maison merveilleuse » (220) de Pepe est un défi au temps.
‘« Je n’ai plus d’enfants [...] ça ôte l’agressivité »’ (94), avoue le Marquis de Munt : les enfants sont absents du roman noir traditionnel, si ce n’est en position de victimes ; Montalbán les épargne mais leur fait envahir le terrain de jeu du cycle carvalhien, parce qu’ils permettent à Pepe de se plonger dans son passé.
souligné par nous.
R. Belletto, interview à Ecrivain Magazine, p. 42.
L. Sigal, « Un fil(s) à retordre », in Hard-Boiled-Dick, p. 72. C’est dans les Oiseaux de Bangkok que Pepe est précipité dans une décharge et dans Tatouage qu’on le jette dans un canal d’Amsterdam.