En effet, à l’image des vieillards, Pepe est totalement livré à la nostalgie. Il dérape très souvent de la prospection logique pour se souvenir de son enfance choyée et erre dans des rues, sans que ce soit utile à l’enquête, « à la recherche des paysages perdus de son enfance » (76) et des bars d’antan (165). Sa mère surgit souvent dans ses pensées, sans être nommée : « [...] souvenir nostalgique de draps et de couvertures, de douces grippes et de train-train domestique discret. Pepe, Pepe. Je te prépare un jus de citron ? Entre les mains L’Ile Mystérieuse, et à la radio Les Aventures de l’Inspecteur Nichols avec la voix de Fernando Forga » (130-131). Elle revient alors qu’il est plongé dans le plan de Barcelone à la recherche de la solution de l’énigme : ‘« Il gardait des souvenirs fumeux de maisons à la campagne, et de citernes en ciment. Sa mère marchait devant lui [...] ’
‘D’accord, si tu as des vers, je te donnerai une cuillerée de sirop du docteur Sastre y Marquès »’ (158-159).
Et c’est pourtant cette dérive qui va lui donner la clé de l’énigme ! L’enquête, plongeant le détective dans la solitude réflexive, est propice à la divagation, comme le souligne Franck Evrard :
‘« Les rêveries éveillées favorisant les moments de distraction absolue et d’égarement où le « je » devient « autre » laissent surgir de façon lyrique les images enfouies du passé110. »’A tout propos, Pepe replonge dans les souvenirs : ‘« Il pensa à la vie de Stuart [la victime] et se masturba furtivement comme il le faisait dans les cabinets de l’école ou derrière un arbre »’ (194). Il se rappelle aussi ses amours adolescentes (82, 297), se revoit jeune homme dans le métro (159), pense à son père après avoir quitté Planas (75) et Ana (198). Il raconte son passé d’instituteur (283), revoit son séjour dans les prisons franquistes (47, 166). Son passé plus récent : engagement politique (163), séjour aux U.S.A. (68), l’intéresse moins : ‘« Celui-ci résuma vingt ans en une seule phrase : il était allé aux Etats-Unis et travaillait comme détective privé » (50). ’
Pepe se sent vieux (194) ; quand il revoit un ancien camarade, Artimbau, il lui semble qu’il « sor[t] du tunnel du temps » (48) et Artimbau ‘« m[et] un certain temps à lire le passé sur le visage de Carvalho »’ (48). Ce détective marqué par les années ne pense qu’à travailler suffisamment pour s’assurer une retraite (18) et paraît dépassé par les événements : ‘« Tu retardes Pepiño [...] ça n’est plus comme avant [...] S’il s’agissait de vauriens ou de filous classiques, à l’ancienne, comme de mon temps ou du tien, alors oui, je pourrais me tuyauter un peu »’ (248). Le mythe du détective énergique et allant de l’avant en prend un coup : Pepe se dit perpétuellement fatigué, usé : ‘« Quand j’ai eu quarante ans, je me suis fait un résumé de ce qui m’attendait : payer mes dettes et enterrer mes morts [...] Le dernier mort qu’il me reste à enterrer, c’est moi »’ (257).
Le héros éternellement jeune du roman populaire et des premiers policiers (Lupin, Rouletabille) en prend un coup. S’il est figé dans un âge, c’est celui de la maturité avancée. Comme dit à Carvalho son ami Fuster : ‘« A dix-huit ans, on en avait déjà quarante, et il nous a fallu attendre quarante ans pour en avoir quarante et un. C’est une conséquence de la maturité de l’après-guerre [...]’ 111». Montalbán radicalise l’image du anti-héros du roman noir comme si ce personnage-type avait déjà trop vécu et que ce genre littéraire était dépassé : ‘« Tu ressembles à un détective en retraite qui aurait des hémorroïdes »’ (153), reproche Pepe à son propre reflet.
Le vieillissement de l’enquêteur (observable chez de nombreux auteurs espagnols, de Ledesma à Mendoza) s’explique sans doute d’abord par l’usure du genre classique, genre puéril dans sa façon de présenter et de résoudre les mystères du monde, mais aussi type littéraire usé, ne correspondant pas à la réalité obscure des êtres : Carvalho est ‘« tombé bien bas »’ (250), d’après son indicateur, et il avoue de lui-même ne plus pouvoir ‘« réciter par coeur une conclusion »’ (309) à sa cliente, comme au bon vieux temps. Montalbán intègre cette usure, l’incarne même, en un personnage qui pense sans cesse à sa mort : ‘« Il s’endormit après avoir noté avec surprise que l’odeur de sperme et celle des tombes vides se ressemblent beaucoup » ’(194). Cette usure, qui s’étend même aux objets (par exemple la carte « usée » (154)) est à relier à la fatigue de Carvalho, signalée très souvent et dès le début de l’enquête (33) !
Le détective ne se remet pas à neuf entre deux romans, il semble cumuler ses aventures successives et souffrir de leur poids : ‘« Ne m’use pas tout de suite »’ (126), demande-t-il à Yes après l’avoir séduite, ‘« tu ne peux pas savoir à quel point je suis fatigué’ » (257). Cet épuisement est à imputer à la « routine » (230, 274) des interrogatoires (« il avait l’impression de voir toujours la même loge, le même concierge » (169)) ; d’après Jacques Dubois, le détective est malheureusement soumis au quotidien pesant, il ‘« prend les choses par leur plus petit côté » et « se complaît dans un univers familial et domestique 112».’ Normalement, l’auteur devrait mythifier ce quotidien médiocre, mais dans les Mers du Sud, Montalbán le rend encore plus perceptible, mettant à plat le rôle du détective.
Cette fatigue du héros, qui touche également l’anémique Soler dans l’Enfer (69, 80, 84, 162) illustre l’érosion du personnage. Mais elle sert aussi à représenter l’usure de notre monde (que Montalbán qualifie souvent de « postmoderne »), monde plus en proie aux instincts de mort (entretenus par le roman noir) qu’enclin aux instincts de vie. Cette immersion dans le passé correspond bien à la réalité actuelle d’une civilisation qui se repaît de morts : « Le souvenir n’est-il pas l’impuissance du désir ? » (193), a écrit le poète de chevet de Stuart Pedrell. Dans une autre oeuvre, Montalbán écrit :
‘« Avec le temps, on découvre qu’il n’est d’autre victoire que celle de la mémoire, mélancolique compensation à l’inévitable échec du désir113. »’Cette propension à se replonger dans le passé à tout propos met en échec deux principes du policier traditionnel : premièrement, la tension et le principe d’économie qui resserrent la structure, chaque pièce étant utile et strictement nécessaire à un récit totalement maîtrisé ; deuxièmement, pour le roman anglais, la cohérence logique de l’enquêteur, dont le discours est en principe un modèle de rationalité :
‘« Celui-ci représente le principe absolu de la raison, l’image de l’esprit positif et de la connaissance, qui s’est émancipée 114 . »’Même dans le roman noir, le héros est souvent présenté dans son immédiateté, c’est un personnage sans racines. Au contraire, Carvalho n’est en rien libéré de son passé et il s’égare dans les méandres de ses obsessions et de ses blessures, sans rapport avec la recherche des indices, des traces, de tout ce qui fait le quotidien d’un enquêteur ; et pourtant, cette façon de mener l’enquête lui donne souvent des intuitions justes sur la victime, dont, grâce à sa fragilité et son incohérence, il se rapproche finalement bien mieux que par une démarche rationnelle : en effet, un crime ou une fugue ne sont pas des actes conformes à la raison ; pour les comprendre, il faut autre chose que la logique froide.
F. Evrard, op. cit., p. 124.
M.V. Montalbán, le Labyrinthe grec, 10/18, coll. Grands Détectives, 1991, p. 121.
J. Dubois, op. cit., p. 205.
M.V. Montalbán, Crónica sentimental de España, cité en épigraphe par Michèle Gazier, « Pepe Carvalho, un détective au service de la mémoire », in Hard-Boiled-Dick, p. 55.
A.M. Boyer, « Caïn, Sherlock Holmes et Sigmund Freud, vers une logique du secret », in Modernités, p. 15.