2.2. Un héroïsme laborieux

2.2.1. Un costume trop grand

Le surhomme providentiel, personnage type du roman policier, est ainsi déconstruit par son créateur : le personnage semble, particulièrement chez Belletto, endosser avec peine le costume du privé et ses exigences de courage et d’organisation.

Le puéril Michel Soler, avec son déguisement d’enquêteur, a bien du mal à s’en sortir lorsqu’il est confronté à la sanglante réalité et ne sait pas quoi faire de son revolver (254) : il manque de mourir de peur à cause du bruit entendu derrière lui pendant qu’il guette (254) ; il est terrifié par l’hémoglobine ‘(« Tout ce sang, mon Dieu ! »’ (350)) ; il oublie sa mission (324) comme le fait souvent Pepe Carvalho. Soler préfère la fuite à l’action (378), se contentant d’« attendre » (190, 261) et de guetter un ‘« miracle »’ (241), ‘« incapable de toute décision »’ (185) ; il est inapte à veiller alors qu’il se sait en danger (331).

Malgré le rythme trépidant de l’Enfer, on ne peut ainsi pas dire que Soler soit un homme d’action, pas plus que Pepe Carvalho qui ne court qu’une seule fois dans le roman : derrière une femme (127) ! et il abandonne rapidement ! Il se contente le plus souvent, si on le regarde, de ‘« grandes enjambées qui se donnaient l’air efficaces »’ (68). Lorsqu’il n’est pas observé, Pepe est un adepte de la lenteur, fatigué avant même de commencer :  « Carvalho s’assit afin de rassembler ses forces pour l’après-midi » (85). Il s’acquitte de sa fonction d’enquêteur comme une marionnette, poussé ‘par « l’élan des efforts déployés en mots et en démarches »’ (168), forme vide réduite à sa pure fonctionnalité.

Au demeurant, dans l’Enfer, l’action semble être simplifiée lors de l’approche des lieux de détention de Simon : ‘« Escalade facile, en effet »’ (253) ‘; « tout se passa avec une atroce facilité »’ (374), ‘« j’ouvris sans difficulté la porte de cette cave’ (375) ». D’ailleurs l’engagement, contourné le plus souvent possible ‘(« je m’étonnai moi-même de mon assurance et de mon habileté à tenter d’éviter que le feu mortel de nos armes jaillît »’ (333)), n’apparaît que le substitut d’une pensée insupportable, le moyen de l’évacuer ‘: « J’ai envie de faire quelque chose plutôt que rien »’ (241, id. 363), avoue Michel ‘; « il y a peut-être quelque chose à faire. Je ne sais pas quoi, mais j’en suis sûr »’ (191).

La passivité du personnage principal est soulignée fréquemment. C’est d’ailleurs elle qui va l’embarquer dans cette histoire puisque c’est par faiblesse qu’il a répondu « oui » à celui qui le prenait pour Lichem : ‘« Et telle était la nature de ma passivité en ces jours de morne apocalypse que je m’arrêtais si on me faisait signe [...] »’ (27) ; ‘« passivité paradoxale’ » (39), car c’est grâce à ce défaut qu’il devient détective : Belletto met à mal le mythe de l’homme d’action du thriller, prêt à surgir du placard en pleine forme au moindre appel. Ici, c’est justement l’absence d’énergie qui fera de Soler un héros, malgré lui, parce qu’il a « ‘suiv[i] passivement »’ (90) le criminel. Soler est tenté d’appeler Police-Secours (296), et requiert l’intervention de Michèle quand il est dépassé par les événements, après avoir été si sûr de lui : ‘« Comment on va s’y prendre ? dis-je, hébété.
- ’y prendre pour quoi ?
- Pour retrouver Simon. Qu’est-ce qu’on va faire ? » (180-181). ’

Carvalho délègue aussi : il laisse Beser nous « communiquer le dénouement » (147)  puisque c’est ce dernier qui effectue les recherches bibliographiques pendant que le détective en titre se saoule ; et plus loin, il confie, déçu, à son indicateur attitré, Bromure ‘: « Je pensais que tu allais me résoudre le problème des as du cran d’arrêt »’ (250). Même son indicateur occasionnel le rabroue ‘! « Vous ne voulez tout de même pas que je vous résolve cette énigme ? »’ (260).

Autre aspect peu héroïque : le détective est souvent trahi par son corps qui n’est pas celui d’un Superman : Michel a eu une ‘« néphrite aiguë » (’103) étant jeune qui le poursuit encore pendant le roman ; sa ‘« chair sensible »’ (70) souffre dès qu’il claque des mains (178) ou qu’il tombe à genoux (179) ; il a du mal à prendre en filature Isabel : ‘« Pour descendre une telle rue, une échelle de corde était plus indiquée que des jambes. Je parvins de justesse à ne pas débouler sur la place sous forme d’avalanche humaine, parmi les cris de la foule, un bras, une oreille et un oeil arrivant après le reste, nouveau petit cri de la foule »’ (321). Soler est comparé à une « toupie » (228) ; le corps en action du détective, loin d’être valorisé, est traité sur le mode du grand-guignol, rendant en fait de façon plus réaliste le grotesque des contorsions nécessaires : ‘« Je me dirigeai vers la maison en rasant le mur, tantôt plié en deux le cou à angle droit avec le torse, tantôt, quand le torticolis menaçait, jambes fléchies et genoux écartés à la manière des clowns et des anormaux »’ (374-375).  Après avoir abattu Lichem sans rencontrer de difficulté, il est bien mal en point : ‘« Mon état relevait du masque à oxygène, du massage cardiaque et des perfusions de stimulants »’ (342-343). Pas étonnant que ce pauvre hère à bout de souffle soit incapable de pratiquer la respiration artificielle pour sauver sa mère (178) ! Il s’en sort mieux quand on le prend en charge, comme à l’hôpital où il est confronté à une arme bien inoffensive : le « pistolet » (99) à uriner ! Cette inaptitude à l’action culmine dans la scène où Michel, fou de jalousie, se bat contre lui-même, en proie au délire ‘: « en de furieuses gesticulations au terme desquelles il n’était pas rare que je ne parvinsse qu’à me blesser moi-même, mes mains n’ayant lacéré que ma chair et la brume épaisse ! »’ (229). Son propre corps le trahit donc fréquemment, et, inconvénient supplémentaire pour un détective qui ne doit pas avoir peur de se salir, Soler est obsédé par la propreté (233, 247, 342, 360), comme lors de son retour de l’hôpital : ‘« Je me dévêtis, lavai mes habits, me consacrai trois quarts d’heure durant à une toilette méticuleuse au terme de laquelle je fus propre comme un sou neuf, j’avais du sang neuf dans les veines, et on m’avait récuré l’intérieur de l’être à grande eau [...] » (’109).

En fait, il passe beaucoup de temps à se soigner (par exemple, page 346) et souffre d’un mal anti-héroïque au possible : ‘« Une colite. Sans gravité. D’origine nerveuse »’ (266). Pour comble, les plaies nobles lui sont refusées : il se fait ‘« un peu mal au derrière »’ (374) en sautant le mur des Dioblaníz, s’entaille l’index (378), tombe dans l’escalier et s’évanouit, alors qu’il voulait imiter le courage de Lossaire ; et sa blessure n’est qu’« un petit trou » (258) pour enfant qui s’amuse.

L’ensemble des caractéristiques de Soler (passivité, fragilité, coquetterie, émotivité), ne cadre pas avec l’image du héros viril du polar et incline plutôt à se référer à sa compagne occasionnelle, la jeune fille en détresse qui se laisse secourir. Cette féminisation du héros peut sembler parodique ; malgré tout, il s’agit manifestement d’un fantasme clairement exprimé au fil du texte, par exemple dans ce propos sur sa propre blessure à l’aine : ‘« C’était de naissance, j’étais né en l’état, avec cette petite fente non loin du membre, j’avais failli être femme ? »’ (330). Cette question se pose parmi d’autres alors que Michel, dévêtu devant Isabel, se demande ce qu’elle pense de sa cicatrice ; or, quand il rapporte sa nuit d’amour avec elle, le champ lexical de la soumission et de l’obéissance est omniprésent :  ‘« ’ ‘[...] elle m’attira sur elle’ ‘ et je compris qu’elle souhaitait que je l’inondasse sur le champ, je le compris et cédai à ce souhait [...] Et je lui ’ ‘obéis’ ‘*115 encore lorsqu’elle souhaita que je la quittasse »’ (330-331). Cette hypothèse est encore confirmée par les rapports que Michel entretient avec Rainer, dès qu’il le rencontre ‘: « il me séduisait, quelque chose en lui (ses yeux) séduisait physiquement, amoureusement [...] »’ (49) ; la déclaration d’amour « partagé » (50) intervient à la page suivante, et dans sa biographie de Rainer, Soler transfigure le concert en une sorte de mariage : « Enfin Michel Soler et moi nous trouvions réunis dans ce temple, mais côte à côte, et nous donnant la main » (368). Après la mort de son ami, Soler se précipite à la recherche de l’ancienne maîtresse de ce dernier et il arrive avec ‘délectation « dans le lit sans doute où Rainer Von Gottardt avait aimé Ana »’ (329). A la fin du roman, il se retrouve seul, sans femme, « vivant reclus dans [s]on intimité dactylographique avec Rainer Von Gottardt » (393). 

Quant à Carvalho, s’il est présenté comme éminemment viril, « macho » entreprenant (« Mets un Gary Cooper dans ton lit, ma fille » (64) ), il ne manifeste pas la puissance physique attendue, car il ne cultive pas plus que Soler une forme olympique, se saoulant le plus souvent possible. Il doit souvent s’aérer pour secourir « son cerveau embrumé » et « son foie intoxiqué » (18) ; l’alcool lui coupe les jambes même s’il lui donne un « aplomb d’alcoolique » (77) qui lui fait tout oser : il s’en sert comme technique de séduction ‘(« Tu restes ici ou tu viens boire six bouteilles de vin blanc tout à fait sensationnelles ? » ’(82)). Plus sérieusement, boire lui est indispensable pour supporter l’existence‘, « se réveiller jour après jour » (83), « effort interne surhumain »’ (83). L’image de la ‘« transfusion nécessaire »’ (76) est récurrente (cf. 35), d’où les beuveries qui ponctuent le roman, dès qu’un événement (repas entre amis, rencontre avec le criminel, mort de Blette) ou un « dégoût de lui-même » (154) (ennui du début, identification avec le mort, incapacité à avancer, culpabilité envers les femmes, fin de l’enquête) le force à chercher refuge dans la boisson : ‘« Les fringales qu’il combattait avant en allant dans des troquets ou des restaurants et en laissant libre cours à sa gourmandise non dénuée de bon goût, à présent il les calmait en consommant les réserves de vin blanc du pays »’ (76). Los estados de ansiedad  est traduit faiblement par « fringales » ; Pepe est rongé par une anxiété que l’alcool endort plus sûrement encore que la nourriture.

Ses excès le paralysent totalement ‘(« L’alcool se transforma en une ramure de plomb dans ses veines » ’(156)), l’empêchant d’agir et le dégradant à ses propres yeux : ‘« Il imagina son foie comme un animal rongé par le vitriol : une purée de merde et de sang qui dans son agonie lui enfoncerait toute sa douleur dans le côté »’ (153). L’alcool, sorte de sablier liquide,  fonctionne aussi dans le cycle comme un signal temporel, signifiant la décrépitude progressive du détective et son cheminement inéluctable vers la mort : ‘« Il [...] descendit aux urinoirs pour pisser longuement les premiers alcools purifiés par son corps lourd comme s’il était rempli de sable »’ (308). Cet alcoolisme invétéré ne déconstruit pas seulement par outrance l’image du privé amateur de whisky, mais toujours en pleine forme, il contribue aussi à entretenir la misanthropie du privé qui a normalement, au contraire, un rôle social important de médiateur :  ‘« Le détective se fermait au monde, tout en remplissant des verres qu’il buvait avec soif et ennui »’ (33). 

‘« J’ai mes propres drogues »’ (108), confie Pepe à Yes. Ses efforts d’autodestruction ne se bornent pas à l’alcool puisqu’il abuse également de nourriture, ce qui lui permet de retrouver son passé, de combler une frustration (il a eu faim pendant la guerre) et de se marginaliser dans un monde obsédé de diététique ‘(« Qu’ils aillent se faire foutre »’ (50)), en même temps que manger est un moyen de s’isoler, notamment des femmes ‘: « Maintenant je vais déjeuner ici tranquillement, et je n’ai pas l’intention de t’inviter ’» (126). Il préfère les petits plats de Biscuter aux appétits sexuels de Charo (130) ! Certes, c’est un fin connaisseur et nous y reviendrons, mais c’est aussi un boulimique qui dévore ‘« des kilomètres de pain à la tomate’ » (102) et s’avère capable d’avaler n’importe quoi, même repu, si l’angoisse l’étreint : ‘« Tandis qu’elle téléphonait, Carvalho termina le demi-sandwich que le Basque avait laissé. C’était un hot-dog. Pas même du chien. Mais plutôt du rat ou du lézard, avec du minium en guise de cayenne, pour qu’il ne s’oxyde pas »’ (308). Pendant le repas avec Fuster et Beser, couvrant deux chapitres, Carvalho semble totalement oublier la raison d’être de cette réunion et c’est Fuster qui l’évoque. Le chapitre XLIII, qui clôt l’enquête, est le moment de tous les excès car manger, comme boire, constitue une réponse à l’angoisse née de la résolution de l’énigme.

L’intempérance du détective espagnol affecte son apparence stéréotypée de séducteur, comme l’atteste ce jugement d’un des protagonistes : ‘« Ces poches sous les yeux, enflées. Vous avez le foie fatigué.[...] Vous êtes bien mal conservé.[...] Vous avez une silhouette superbe, mais on voit les fonds de graisse que vous devriez éliminer sur les reins, l’estomac »’ (72-73). Le personnage du détective a donc fait du gras au fil des années, depuis sa création par C.J. Daly ; Montalbán joue sur l’hypotexte et fait payer à Carvalho les excès de ses prédécesseurs, quant à eux invraisemblablement toujours alertes et athlétiques d’une aventure à l’autre. Carvalho est l’envers réaliste du mythe, la facture à payer. Peut-être cette corpulence inaccoutumée est-elle aussi le signe d’une épaisseur psychologique, inusitée dans le roman policier, que Montalbán assume ici de manière plaisante, comme Carvalho, qui, après tous ces bons conseils, se rue au restaurant ! Même sa tentative de remise à neuf, lors d’une cure très sévère (dans les Thermes), se soldera par un retour à la case départ.

A cause de tous ses excès, il a néanmoins des difficultés à remplir son rôle de surhomme ; en l’occurrence pendant le combat final avec les trois voyous, il triomphe mais difficilement : ‘« Derrière lui, Carvalho reprit sa respiration d’animal, à bout de souffle, l’air semblait crier de douleur en sortant de ses poumons. Pedro l’entendit tousser, puis vomir »’ (289). Pendant cette scène, le point de vue narratif normalement interne et axé sur le détective se déplace provisoirement sur le criminel, comme si en perdant sa stature mythique, déchu, Pepe, qui ne peut d’ailleurs plus parler tant le souffle lui manque, n’avait plus même droit à la voix narrative qui consacre la valorisation du personnage du privé.

Si l’enquêteur est ainsi privé de son aisance coutumière à dire et à faire, il voit également se rompre la relation privilégiée - et souvent miraculeuse - qui le liait au monde de l’objet, perçu comme adjuvant (indice, accessoire, gadget) dans le roman classique comme dans le roman d’espionnage.

Notes
115.

souligné par nous.