Le moindre des prérequis du lecteur concernant le héros de roman policier est sa domination du monde des objets, marquant son adéquation rassurante au monde, où tout ce qui nous semble complexe se révèle simple pour lui : de James Bond, toujours en possession du gadget nécessaire ou de l’objet convenant merveilleusement à l’action, et sachant naturellement s’en servir de façon miraculeuse, à Poirot qui, sereinement, lit dans les objets-indices la réponse à l’énigme.
Or, Michel Soler a, dès le début du roman, des problèmes avec les objets qu’une simple ménagère maîtrise sans pour autant s’en vanter ! Son frigo, comme sa trousse, ne peut ni s’ouvrir ni se fermer, le scotch et les timbres ne collent plus, la chasse d’eau occasionne un ‘« lent déluge de liquide couleur rouille strié de noir »’ (153), le fil du téléphone le fait tomber, sa machine à écrire lui écorche les doigts, ses deux aspirateurs inefficaces l’épuisent. Les objets produisent de concert un vacarme terrifiant, preuve de leur agressivité à l’encontre de Soler.
La première lutte de ce détective se fait donc contre les objets, envers lesquels il témoigne d’une incapacité inquiétante pour la suite des événements. Pour Soler, rien n’est simple, se lever est une épreuve : ‘« [...] j’allai uriner dans la cuisine en croyant que c’était les toilettes, bruit inhabituel, la chasse maintenant, j’empoignai l’ampoule du plafond et tirai un grand coup, rien, marche pas [...] » ’(77). La preuve de cette inadéquation étonnante au monde se trouve par exemple dans ces cabines téléphoniques qu’il semble incapable d’utiliser, alors que d’autres y parviennent (278).
Les objets animés de ‘« colère »’ (159) qui environnent Soler sous-fonctionnent ou sur-fonctionnent, à l’instar de sa voiture‘, « dont les phares dissipaient l’obscurité de la nuit des temps les plus reculés et dont les essuie-glaces auraient eu raison du déluge »’ (295). L’outrance du fonctionnement ne dérange pas Michel dans ce seul cas, sans doute parce qu’elle touche un objet qui se rattache au mythe du privé, ce dernier devant avoir un véhicule hors normes (c’est pourquoi Soler louera aussi une Lancia Thema) : l’héroïsme autorise et cautionne l’anormalité quand elle est de l’ordre du sur-régime, puisqu’elle constitue le héros du policier, sur-homme par définition.
A cette seule exception, on assiste ici, de la part de Belletto à une amplification inverse de ce qui devrait se passer dans ce genre de roman :
‘« Les objets eux-mêmes sont investis d’un pouvoir mythique. Les armes utilisées dans le roman noir (colt, fusil, poignard, couteau) n’ont pas d’action différée mais parlent un langage direct et immédiat. Ils deviennent les instruments mythiques de la fatalité qui frappe les mortels 116.»’Ce que dit Franck Evrard du rôle des armes s’applique ici de manière étendue à tous les objets qui environnent Soler ; mais c’est contre le personnage de l’enquêteur lui-même que s’exerce la malédiction. Le héros ne peut donc s’appuyer sur les objets mais doit au contraire d’abord les combattre, car ils se sont retournés contre lui. L’auteur symbolise par l’outrance la condition de l’homme moderne soumis au règne de l’objet, brisant ainsi l’illusion romanesque d’une toute-puissance humaine. De plus, le peu d’indices matériels réellement observables dans les deux romans traduit l’opacité moderne du monde, puisqu’il n’est plus possible de le lire et de le pénétrer par ces fils conducteurs que constituent les indices, langage secret de l’univers accessible au détective classique. Le monde reste un labyrinthe obscur.
En ce qui concerne les armes, la façon de Soler de s’en servir est plus qu’aléatoire ; d’ailleurs, dans les deux romans, les enquêteurs braquent des gens désarmés : c’est ainsi que Carvalho conclut sa lutte avec la bande de voyous. L’arme dans ces conditions ne peut conférer une quelconque gloire au héros. Pepe, lui, ironise sur ‘« l’Invincible Armada’ » (276) dont il doit s’affubler pour jouer son rôle, car au contraire de Soler, il ne porte pas toujours son arme ; elle semble d’ailleurs l’effrayer : ‘« Carvalho et le couteau échangèrent un regard. Il semblait attendre un ordre d’attaque. Lui, il avait l’air d’en avoir peur »’ (276). Ce qui confère pour beaucoup une certaine gloire au héros du roman noir (beaucoup plus que son intelligence, au contraire du détective de roman policier) n’est pas assumé comme tel par Carvalho qui traîne ces instruments de violence, porteurs d’instincts de mort, comme un boulet. Quant à Belletto, il ironise sur la signification phallique des armes, substituts d’une virilité agressive, lieu commun du genre noir comme du western :
‘« Descendant de voiture, j’exhibai malgré moi, ma veste béant, l’arme de Lichem.L’allusion au lit où Soler aurait souhaité pouvoir violer Michèle est révélatrice de la signification sexuelle de l’arme, également mise en valeur ironiquement par le fait que Soler, héros féminin, dorme avec délectation avec le pistolet de Lichem, qui lui heurte ‘« les organes génitaux, même, aïou ! »’ (193).
Une seconde déviance touche un accessoire essentiel à l’enquête : les jumelles, dont nos deux détectives se servent de façon peu conforme, en exagérant leur fonction classique de voyeur et en la confinant à des fins libidineuses. Soler, après des heures passées à observer Isabel nue avoue par dénégation : ‘« Sans que j’y misse la moindre complaisance, j’acquis une connaissance intime de son corps, qui me fut donné en spectacle des heures durant et comme à quelques centimètres de mes yeux - rougis, brûlés, attaqués par le soleil et par la pression des jumelles [...] »’ (320). Quant à Pepe, Fuster le trouve en pleine observation alors qu’il guette une jeune fille de l’école (qu’il a repérée en allant interroger Nisa) et le croyant en plein travail, il lui demande : ‘« ’ ‘Cherchez la femme’ ‘. Qui a-t-on tué’ ? » Mais Pepe ne dissimule même pas ses motifs réels : ‘« Elle était très chouette »’ (138), répond-il abruptement. Il envisage de l’épier ainsi jusqu’à la fin de sa scolarité ! Quelle décadence dans la fonction de l’enquêteur !
Les deux romans parviennent donc à se moquer du héros du polar, en montrant son manque de réalité. Nos auteurs plongent leurs créatures dans le monde réel où l’homme ne domine plus rien et dans un monde romanesque où le personnage n’est plus que l’écho déformé de cent mille autres. L’enquêteur s’avère dès lors incapable d’assurer une réussite et de remplir ses fonctions prédictives d’une manière infaillible et rassérénante, comme lorsque Soler veut apaiser Michèle : ‘« Tout va aller bien. Je suis sûr que tout va aller bien’.
‘Mais tout n’alla pas bien »’ (280).
F. Evrard, op. cit., p. 121.