2.2.3. Le rôle en question

Montalbán semble prendre acte de cette déchéance du personnage de l’enquêteur, assumée d’entrée par Pepe : ‘« Nous les privés, nous sommes aussi utiles que les fripiers. Nous sauvons de la poubelle ce qui n’est pas tout à fait à mettre à la poubelle »’ (18). Il considère lui-même son activité comme ‘« un métier comme un autre »’ (228), en assume la ‘« routine »’ (236), et présente sa ‘« facture détaillée »’ (310) à la fin de son travail ; il se borne à ce qu’on lui a demandé, sachant également que ses capacités à y voir clair sont limitées, au contraire de ce qui se passe dans le roman classique : ‘« Je m’engage à fournir à ma cliente toute la vérité à laquelle je suis arrivé et qu’elle réclame. Tout le reste ne me regarde pas »’ (270). A Munt qui lui propose de jouer un ‘« double jeu »’ (271) digne de ses prédécesseurs livresques, il répond que cela ne l’intéresse pas. Il limite étroitement son action et circonscrit sa fonction symbolique, l’amputant de sa mission traditionnelle de médiateur ‘: « Je ne veux pas être la conscience de tout ça. C’est un rôle excessif »’ (282).

Il faut donc beaucoup d’héroïne à Yes pour voir un héros en Pepe ! Face à elle, qui aimerait tant voir en lui le surhomme mythique et qui entretient elle-même son propre aveuglement (image du lecteur de polar déstabilisé par ce héros inhabituel), il restreint la portée légendaire de sa fonction, minimise son influence, efface son aura (comme Soler, dans l’Enfer, qui avoue n’être qu’‘« un petit détective de province »’ (336)) : ‘« Je suis un employé de ta mère, un employé conjoncturel, mais un employé »’ (105). Ce disant, il porte aussi atteinte à la qualité essentielle du privé : l’indépendance, mettant fin à une scorie de l’illusion romanesque qui, curieusement, avait subsisté dans le roman noir malgré ses prétentions réalistes : ‘« Je suis le valet de mes patrons comme vous des vôtres »’ (281). L’idée que le détective aurait droit à un statut économique spécial qui lui permettrait de s’isoler de ce monde corrompu s’effondre dans la figure d’un Carvalho qui voudrait ne pas s’impliquer, mais qui constate régulièrement sa compromission.

Finalement, Carvalho utilise la définition de l’enquêteur, retournée parodiquement, pour révéler l’impuissance du personnage du détective ‘: « Je n’empêche pas les suicides. J’enquête seulement dessus »’ (126) : l’enquêteur est, par la structure même du genre, celui qui arrive toujours en retard, perpétuellement trop tard pour empêcher la catastrophe. Pepe se réfugie dans l’égoïsme traditionnel de l’enquêteur pour justifier son attitude avec Yes : ‘« Mon métier ne consiste pas à tenir compagnie à des jeunes filles trop sensibles »’ (216).

Entre le début et la fin du roman, Carvalho semble encore avoir perdu de l’estime pour son métier. Ainsi, s’il s’enorgueillit, page 17, d’être ‘parmi « les thermomètres de la morale établie »’, et s’il répond par l’affirmative à Nisa Pascual qui lui demande s’il est moraliste (136), lors du dénouement, il se renie face à Viladecans et Lita Vilardell : ‘« Je ne suis pas moraliste et je ne vous discuterai pas le droit de vous débarrasser d’un cadavre »’ (300). En fait, le privé selon Montalbán n’est bien qu’un « thermomètre », c’est-à-dire un simple accessoire dévolu à mesurer les degrés de la plongée de la société dans l’amoralité, par la nature des commandes qu’on lui adresse : il n’intervient pas, et ne juge pas, puisqu’il n’est qu’un rôle figé.

Impuissant, muselé par les nantis, ses clients attitrés, il doit se taire pour protéger ‘« le prestige familial »’ (31) et le capital. La famille Pedrell n’a fait appel à Carvalho que pour éviter la propagation de rumeurs néfastes à sa fortune : c’est donc l’aspect « privé » qui les a séduits, plus que l’étiquette « détective ». Autre aspect crucial pour eux : la garantie, attachée à la définition mythique de l’enquêteur, d’un résultat conforme à la raison : ‘« Terminez au plus vite votre enquête et rendez des résultats vraisemblables à la veuve »’ (270), lui conseille l’associé de Pedrell. La vraisemblance se confond ici avec le raisonnable : on attend du détective qu’il s’assure de la restitution et de la protection d’une sécurité réactionnaire propice aux nantis. Le détective privé n’est plus perçu comme l’unique garant d’une certaine idée de la justice, pure et entière, par opposition à une police officielle compromise : au contraire, c’est l’intervention de Carvalho qui garantit l’impunité du tueur, selon le choix de sa cliente, épouse de la victime. Il propose même aux deux complices d’autres façons plus efficaces de se débarrasser d’un cadavre, utilisant ainsi sa culture.

Cette dévaluation est attestée par l’opinion générale : ainsi, pour Planas, est un bon détective celui qui arrive à l’heure (70). Il ne s’agit surtout pas de ‘« semer la révolution »’ (252), sans quoi l’enquêteur, immédiatement perçu comme dangereux, serait disqualifié : le rôle normal du privé (pour le lecteur) lui est donc retiré ; il ne remet plus rien en question et ne refera pas le monde, ne le violentera même pas. Son action s’arrêtera à la surface des choses. Carvalho subit un ‘« regard d’une certaine dureté critique »’ (209) de Munt, comme s’il le décevait. Munt alors serait le lecteur de roman noir dépité de rencontrer un privé si peu conforme à ses attentes, comme Viladecans qui ironise sur ce que Pepe lui narre de ses expériences amoureuses passées ‘: « Voyez-moi ça. Quelle vie passionnante a cet homme ! »’ (297). Leur réaction émane aussi d’un mépris de classe touchant celui qu’ils ne considèrent au fond que comme un larbin, depuis qu’ils l’ont castré, par leur puissance économique, de ses velléités révolutionnaires.

Par ailleurs, les femmes accusent Carvalho d’insensibilité, simplement parce que sa fonction le met en contact avec l’ignoble. Dans un monde où règne une confusion que n’organise même plus le manichéisme du roman noir primitif, elles assimilent l’enquêteur à son objet d’étude, au lieu que le prestige du détective classique venait justement de la distance pressentie entre son intégrité, son innocence, et la noirceur du criminel : ‘« Les détails vous font jouir »’ (232), lui assène Ana, et la veuve lui reproche la même chose : ‘« Vous voyez tout par le côté sordide : soit pédéraste, soit gigolo. ’

‘- Déformation professionnelle »’ (313), allègue Pepe pour sa défense, entérinant par là l’idée du brassage général des rôles dans le roman noir version Montalbán, où les écarts éthiques se sont résorbés, absorbés par le pourrissement social. Le détective n’est plus celui qui rétablit l’ordre dans la confusion : quand il arrive, les gens s’écartent, parce qu’il apporte avec lui l’odeur de la pourriture et du cadavre, et n’est plus perçu comme un rédempteur.

Certes, le détective classique a toujours eu mauvaise presse chez les policiers : ‘« un fouilleur de merde »’ (259), voilà ce qu’il représente à leurs yeux ; mais Montalbán va au-delà et restitue, à l’encontre du mythe qui fait de l’enquêteur le Robin des Bois des petites gens, la méfiance populaire envers celui qui, dans la réalité, collaborait avec les bourgeois contre les ouvriers : ‘« Leurs narines se protégeaient contre l’odeur des flics »’ (162). A San Magin, les gens assimilent Carvalho à un policier, parce qu’il les interroge et qu’il est un intrus. ‘« Moi, je n’attends rien de vous »’ (294), dit Ana Briongos, la soeur du criminel. Contrairement à l’illusoire complicité entre le détective privé et le peuple, ce qui est souligné ici est l’inévitable distance séparant un Carvalho certes d’origine populaire mais ayant gravi l’échelle sociale, et le monde ouvrier : ‘« Vous êtes de ceux qui croient que ce genre de liberté est réservée aux seuls bourgeois »’ (231), lui reproche Ana et lorsque Pepe reconnaît ses lacunes, elle lui rétorque : ‘« Vous êtes bien comme tous les flics, vous ignorez beaucoup de choses de la classe ouvrière »’ (227). Quant à son père, il porte le coup de grâce à la conception traditionnelle du privé comme sauveur en suppliant Pepe de partir : ‘« Monsieur, s’il vous plaît. Ne portez plus malheur à cette famille »’ (294). La perception de l’enquêteur comme être magique, exceptionnel, doué de facultés occultes, se renverse ici, et Pepe devient au contraire un mauvais génie dangereux.

Cependant l’image la plus blessante est un souvenir, elle vient d’un autre membre de la classe populaire, qui n’est autre que le propre père de Carvalho, mort à présent, irrémédiablement déçu par son fils : ‘« Tu aurais dû rentrer dans la banque quand tu étais jeune. Maintenant tu aurais déjà près de vingt-cinq ans d’ancienneté »’ (198). Pour lui, mieux aurait valu une existence médiocre et routinière, mais une existence, plutôt qu’un destin de fantôme, de créature livresque.