2.3.1. Hasard ou folie ?

Parmi les composantes du rôle d’enquêteur, la lucidité prédomine. Le privé discerne les rouages sociaux ; sa clairvoyance le rend amer. Dans le roman classique, le détective se distingue des autres hommes par sa capacité à y voir clair et à réordonner le chaos des événements grâce à un raisonnement qui le met sur la trace du criminel lors d’une chasse à l’homme méthodique :

‘ ‘« L’enquête emporte notre adhésion de lecteurs parce qu’elle sait se présenter comme rationnelle, parce qu’elle s’efforce de paraître rigoureuse, parce qu’elle va jusqu’à se prétendre scientifique. [...] Elle est revendication affichée de modernité 117. »’ ’

Le Pepe Carvalho des Mers du Sud caricature cette certitude de trouver la solution, dévoilant la duperie romanesque. Il semble étonnamment sûr de lui comme s’il avait déjà lu tous les scénarios de cette histoire écrite à rebours qu’est le roman policier : il planifie ses enquêtes, semble confiant en leur issue ‘: « Dans une semaine, plus ou moins, mon travail sera terminé » (216), affirme-t-il à Yes, à cent pages du dénouement, alors qu’il est loin d’avoir résolu l’affaire. Et on a vu comment il expédie la deuxième ! Il y a là une prise de distance par rapport au fameux suspense de mise dans le policier classique (anglais ou américain) : l’enquête n’est plus présentée comme une aventure à haut risque. Le caractère prévisible de l’investigation elle-même lasse d’ailleurs Carvalho. Il rêve d’un grand changement qui lui ferait « aimer à nouveau la routine des enquêtes »’ (274).

Cette absence de difficultés, source d’ennui, dicte une stratégie réglée et sans surprise : dans la plupart des chapitres, Pepe rencontre l’entourage de Pedrell, d’abord professionnel (II, III, XIII) et familial (IX), puis il s’intéresse à sa vie privée (XVI,XVII,XIX), et enfin à sa double vie à partir du chapitre XXIII ; cette organisation routinière lui laisse le temps de rentrer chez lui à Vallvidrera (V, XV, XIX, XXII, XXXV, XLI, XLV) ou à son bureau (II, IV, XVIII, XXXVI, XXXVIII, XLIII), et de ponctuer son itinéraire par des repas au restaurant ou entre amis (V, X, XI, XX, XXI, XXX, XXXVII) ou des visites à sa maîtresse Charo. Il n’apprécie pas vraiment ce qui trouble cette vie de fonctionnaire de la justice, par exemple l’irruption de Yes, fille de la victime, dans son repaire ; le pire étant pour lui de ne pas rentrer à la maison.

Mais le plus étonnant, le plus parodique par rapport au roman à suspense qu’est le policier, c’est que Pepe rencontre le criminel sur rendez-vous organisé, planifié, pour lequel il peut tranquillement se préparer. On est là aux antipodes du roman noir ou du thriller haletant. La stratégie narrative choisie par Belletto va dans le même sens, récit à la première personne en analepse, ce qui nous assure dès le début que le héros survit à l’histoire. Dans les deux romans est ainsi radicalisée la conviction du détective ou l’absence d’aléa dans la finalisation de l’enquête : ‘« Ma rencontre avec votre frère est dans l’ordre logique »’ (281), dit Carvalho à la soeur du criminel.

On pense alors au sang-froid et à la maîtrise avec lesquels le détective classique, tel Sherlock Holmes, menait son enquête, pouvant ainsi restaurer la chaîne signifiante, rétablir des liens et des causalités entre des effets incohérents‘: « Ainsi, toute la vie est une longue chaîne dont chaque anneau donne le sens118 »’. Déjà Balzac, qu’on place parmi les ancêtres des auteurs de romans policiers, avait affirmé :

‘« Tout s’enchaîne dans le monde réel. Tout mouvement y correspond à une cause, toute cause se rattache à l’ensemble, et conséquemment, l’ensemble se représente dans le moindre mouvement 119. »’

Belletto emploie également souvent le mot chaîne ‘(« sans doute s’acharnait-il à remonter les maillons de la chaîne. Tâche malaisée »’ (187)). Michel Soler sent la puissance de son esprit qui, ‘« cet été-là, se plaisait parfois à fouiller les apparences et à s’y perdre en même temps qu’à les relier entre elles »’ (51). Il dit, à propos des apparences, qu’il les ‘« reli[e] entre elles et les constitu[e] en réseau et comme en toile d’araignée »’ (51), ce qui le pousse à observer des choses infimes ‘(« je me perdis dans l’observation d’un détail »’ (51)) apparemment hasardeuses, comme la façon de fumer de Rainer ‘(« cette façon de faire avait une signification qui m’échappait »’ (51)). Cet attachement au détail, dont le choix arbitraire est ici parodié, est celui d’un Sherlock Holmes :

‘ ‘« Les paranoïaques attribuent la plus grande signification aux petits détails que nous négligeons d’ordinaire dans le comportement d’autrui, ils les interprètent à fond et ils en tirent des conclusions de très grande portée120. »’ ’

Observation (des détails), interprétation (des indices), conclusion (déduction finale), tout, dans ce propos de Freud sur les paranoïaques, évoque le personnage du détective classique, dans l’écart formidable qu’on peut remarquer entre la modicité des indices et le diagnostic lourd de conséquences (en l’occurrence l’affirmation d’une culpabilité) qu’ils entraînent. Ailleurs on parlerait d’irresponsabilité ; du reste, l’auteur de roman à énigme s’appuie probablement sur une tendance paranoïaque de chacun de ses lecteurs, puisque ceux-ci n’ont aucun mal à se glisser dans la peau de l’enquêteur.

‘« La toile d’araignée ne céda pas, pas ce soir »’ (65). Soler construit ainsi en reliant ce qu’il remarque : ‘« Cette idée d’un lien entre Rainer Von Gottardt et les Simon de Klef m’avait certes déjà effleuré l’esprit, mais je l’avais rangée dans le sac des invincibles idées folles et mystérieuses qui m’assaillaient volontiers depuis le début de cet août tropical, apparences fouillées en même temps que reliées entre elles par d’impalpables réseaux de brume, ponts, chemins, spirales de brume [...] ’» (222). Les liens établis le sont apparemment sous le coup d’une intuition, de quelque chose qui vient de l’inconscient et qui, à ce titre, paraît peu fiable ; c’est pourquoi Michel doute de sa possibilité à analyser : ‘« Je ne voulais pas non plus relier les apparences aux apparences, et construire ainsi des cathédrales de brume qui se mêlaient facilement aux cages de l’oubli hautes comme des cathédrales, vite on n’y voyait goutte, ou si peu, et seulement quand on regardait à côté de ces monuments de l’illusion, ainsi certaines combinaisons d’étoiles dans les nuits claires de l’été se défont si on les fixe [...] »’ (133). L’« oubli » (mot récurrent) guette l’enquêteur et l’empêche de progresser, renvoyant ce qui avait affleuré à la conscience tout au fond de la mémoire ; Michel reconnaît ici la vacuité de la construction logique, puisque c’est lorsque l’on regarde ailleurs que la solution surgit, et non lorsque l’on se concentre sur sa recherche.

Belletto se moque de cette logique attachée au genre policier, par exemple lorsque Soler laisse croire à Lichem qu’il l’a retrouvé par un raisonnement qui l’aurait mené en Espagne. En réalité, il était envoyé par Rainer vers Ana avec un message pour elle, et il soupçonnait seulement Ana d’être dans le complot. Après avoir avoué à Isabel qu’il s’est trompé ‘(« Mauvaise enquête. Renseignements insuffisants »’ (338)), il se reprend et ne reconnaît pas que c’est le hasard seul qui l’a mis en face du bandit ; Pepe, lui, se réclame volontiers de ce hasard qui lui permet de résoudre les enquêtes. Nos deux auteurs se refusent ainsi à donner l’illusion de cette herméneutique policière, de cette possibilité de scientificité.

Soler se sent souvent pris au dépourvu et débordé par la ‘« confusion des circonstances »’ (334) : ‘« Tout devint confus dans mon esprit »’ (326). On a l’impression d’un détective anglais égaré dans le roman à suspense : Soler tente de raisonner comme Holmes, dans un certain isolement, mais il est sans cesse confronté au désordre urbain où l’irruption d’événements violents sème la panique dans son esprit : ‘« Tout allait vite, le sort continuait de me jeter des événements en pâture comme un grand nerveux distribue des cartes une nuit qu’il gagne gros, j’avais à peine le temps de ramasser et d’organiser mon jeu »’ (248). Il lui est alors bien difficile de reformer une chaîne signifiante : ‘« Je tentai de rassembler les lambeaux de réflexion »’ (190) : voilà ce qui reste du superbe homo sapiens !

Quant à Pepe, même s’il est le type même du séducteur fatigué à la Bogart, fonctionne avec l’arsenal classique, la panoplie du bon petit privé (fiches, secrétaire, indic), et selon des processus inquisitoriaux (fouille méticuleuse, prospection, démarches, interrogatoires auxquels il se prépare ‘« comme un joueur de tennis »’ (69)), enquête dans la rue, piste), tout cela fait partie du rôle qu’il mime avec une certaine dérision. Ainsi, il ne se fait pas d’illusions sur la toute-puissance de la raison : ‘« Vous savez réfléchir ?’ », lui demande Nisa ‘: « Personne ne m’a jamais appris »’ (135)  répond-il. D’ailleurs, Montalbán semble décréter dépassée cette satisfaction du lecteur à trouver dans un roman la célébration de l’esprit scientifique par le biais du détective, puisque la jeune fille propose un autre rôle à Pepe que celui de Monsieur Je Sais Tout, en lui demandant, au contraire, d’‘« introduire un peu de mystère dans la maison »’ (137) : le lecteur actuel chercherait alors davantage une évasion que la reproduction de la volonté d’organisation du monde.

Le détective n’est donc plus celui qui seul sait voir au-delà des illusions du monde sensible ‘« la otra cara de la luna »’, ce qui veut dire à la fois « la face cachée de la lune » (MDS 154) et « l’envers du miroir » (MDS 154). Soler en est d’ailleurs douloureusement conscient, lui, le « libre prisonnier » (187) du destin, « prisonnier de la sphère des apparences » (159), perdu dans des ‘« réseaux de brume ».’ Ernst Mandel donne une explication idéologique à cette perte de pouvoirs intellectuels :

‘« Le déclin relatif de l’intelligence pure, de la pure Raison dans le roman policier est une expression saisissante du relatif déclin du rationalisme dans l’idéologie bourgeoise, tout comme l’est l’affaiblissement du comportement rationnel (ou supposé rationnel) de l’homo oeconomicus dans les conditions du capitalisme développé et tardif 121.»’

Par ailleurs, on sait toute l’importance du motif de la piste (formée de traces) dans le roman policier : elle fonde tout le travail de l’enquêteur, faisant quitter l’inconnu pour le connu. Le mot « piste » revient fréquemment dans les Mers du Sud, car le privé semble attaché à filer le criminel de façon classique, et les jalons sont explicites, par exemple lorsque Pepe se documente de façon précise sur les activités du disparu et de l’entourage de ce dernier (122). Mais Pepe, bien souvent, se laisse détourner de l’itinéraire rationnel d’une enquête, à cause de ses « fringales » (76) ‘(« Il suivit la piste ouverte par quelques maçons casqués cherchant à déjeuner quelque part »’ (162-163)) et plus souvent par excès d’alcool, comme lorsqu’il sort de chez Leopoldo et qu’il rentre par hasard dans une conférence sur le roman noir qui semble lui renvoyer au visage ses références personnelles et obligatoires (Chester Himes, Dashiell Hammet) et lui rappeler l’écart entre elles et lui. Ses pérégrinations dans Barcelone sont plus une errance qu’un jeu de piste.

Quand il tente de voir cela de plus près avec un plan de la ville, pour rétablir le cheminement de Pedrell, il déchire la carte en s’écroulant dessus, tant il a bu. Ses réflexions sont confuses et mêlent certains éléments de l’enquête à sa propre vie. Le ‘« voyage logique ’» (157) bifurque ainsi vers ses souvenirs d’enfance à la campagne et à la ville avec sa mère. Dérive d’idées personnelles, sociales, politiques, philosophiques, sentimentales qui se greffent sur la réflexion, privée de sa pureté rationnelle : 

‘ « Le jour voulait pointer. Les arbres étaient déjà des masses qui s’imprimaient sur la toile de fond de l’horizon.
- La face cachée de la lune.
Il se disait quelque chose à lui-même [délire]. Il se surprit cherchant un plan de la ville qu’il conservait pour les poursuites sordides [enquête]. La femme entra dans le meublé de l’avenue de l’Hospital Militar à 16h30 [souvenir d’une enquête]. Une heure surprenante car en général les femmes adultères préfèrent fréquenter les meublés à la nuit tombée [généralisation]. En effet, c’est une sottise de me demander si j’étais avec quelqu’un [résurgence du dialogue]. La carte mitée était dépliée devant lui comme la peau d’un animal trop usé, avec des jointures fatiguées, presque déchirées [enquête, image de lassitude] » (154).  ’

Comparons ce passage avec un paragraphe de l’Enfer, et nous aurons la preuve que cette confusion d’esprit n’est pas le seul fait de l’alcool (Soler est sobre) ; ce qui est traduit ici, c’est le désordre de la pensée humaine : ‘« Les amis disparus, Salvador Bacarisse, biscuits et bonbons, le conducteur de la Ford, la dame aux pots de sauce tomate, arriver vite à la caisse »’ (125) : un seul élément dans cette accumulation, compilée dans le cerveau de Michel au moment où il fait ses courses, appartient au domaine de l’enquête : l’Allemand.

Tout cela semble un démenti à l’adage rationnel : ‘« la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre »’ (MDS 150), qui fonde la plupart des récits policiers : Poe voulait qu’ils soient vifs, efficaces, pour cela, le détective ne devait ni hésiter, ni se tromper, le génie se révélant manifestement. Au contraire, Montalbán note fréquemment l’indécision de son héros, comme lorsqu’il est tenté de se dévoyer pour retrouver sa chienne à la maison plutôt que d’aller droit au dénouement : ‘« sa faiblesse l’énerva, et il fit demi-tour »’ (226).

Finalement, c’est souvent l’alcool qui fait avancer Carvalho, ainsi que certaines banalités du type : ‘« le criminel revient toujours sur les lieux de son crime »’ (156). Il se met à interroger Stuart Pedrell, le mort : ‘« Tu es allé aux mers du Sud en métro ? »’ (155). L’alcoolisme du détective constitue un moyen efficace d’arriver à la vérité en privilégiant la sensation, véritable ‘« essence mentale »’ (144), qui permet de découvrir l’assassin plus que l’investigation : le détective boirait donc pour mieux sentir, comme les grands-prêtres pour entrer en contact avec l’au-delà ! La solution parvient bien à Carvalho alors qu’il est en état d’ivresse, mais, alternant coma éthylique et ‘« voyage logique »’ (155), la scène caricature la déchéance de l’enquêteur. Pepe prétend avoir trouvé la vérité grâce à une bévue, due à son ébriété : ‘« c’était là un acte providentiel parce que, grâce à une de mes erreurs fondée sur la situation du terrain, je suis arrivé à tout découvrir »’ (3l0). En définitive, c’est le hasard qui a déterminé la réussite de l’enquête. Or, d’après Ernst Mandel, dans le policier,

‘« afin de déguiser en fair-play la « survie du plus fort », c’est-à-dire du plus riche, le détective de roman policier doit être un super-cerveau et le gagnant choisi doit apparaître le meilleur122. »’

Montalbán montre donc dans toute sa vérité cette « survie du plus fort » en nous présentant au contraire un détective humain, faillible et approximatif.

Pepe appelle erreur ou « révélation imaginaire123 » ce que le policier classique appelait intuition géniale, ce que René Belletto nomme « idée folle », mots significativement récurrents dans l’Enfer. C’est dire si on est loin de la raison, d’autant plus que ces pensées ne sont pas circonstancielles, mais « innée[s] » : ‘« J’étais, comment dire, né avec, elles vivaient dans l’ombre, se fortifiant en secret, à l’affût du moment où elles pourraient s’accrocher à trois fois rien pour tenter de prendre corps, d’être caressées, flattées, et, victoire, reconnues victorieuses ! »’ (22). Il manifeste sa folie en toute occasion, que ce soit à Carrefour ou par déception amoureuse (228) et elle va l’aider à enquêter, comme le détective de Mendoza124, sorti tout exprès de l’asile. La première intuition de Michel Soler précède même l’enlèvement ! En regardant sa mère adoptive, il lui trouve une ressemblance étrange avec Isabel Dioblaníz qu’il n’a vue qu’une fois, comme s’il devinait déjà que cette même Isabel causerait indirectement la mort de Liliane. L’évolution des délires de Michel est notée, à défaut de leur contenu : ‘« Mon idée folle prenait corps, corps complet et robuste »’ (255).  Après la disparition de Simon, Michel se laisse mener par ses intuitions irréfléchies et va ‘« rechercher follement »’ (248)  la solution, de « soupçons fous » (319, 332, 336) en ‘« pensées mille fois ressassées »’ (321). Parfois, il combat son intuition : ‘« Je me ruai sur mon idée folle qui partit en flèche »’ (338).  Il se reproche ses raisonnements erronés et sa propre folie qui l’ont poussé, parce qu’il avait pris Isabel pour Ana de Tuermas, à tuer le seul homme qui pouvait tout lui révéler, Lichem : ‘« Et mon idée folle commença à se trémousser de gêne piteuse, regard torve de faux témoin, pieds en dehors, pieds en dedans, doigts croisés et retournés au bout des bras tendus à s’en faire péter les jointures »’ (337).

Or ces intuitions jouent un rôle déterminant dans la construction logique du détective-type :

‘« [...] le raisonnement ne s’appuie plus désormais sur les faits, il les détruit. Faire usage du « bon bout de la raison », pour employer une autre expression de Rouletabille, c’est plier l’observation à la déduction. Car les faits sont menteurs, ils disent ce qu’on a voulu leur faire dire. L’intelligence doit les redresser125. » ’

Ce mensonge de la réalité, noté par Roger Caillois, légitime les inspirations de nos deux détectives, qui leur donnent simplement leur vrai nom (« idées folles », hasard). Mais ils ne sont pas forcément toujours aidé par le coup de pouce de l’auteur afin de rectifier ce monde ; dans tous les cas, l’aspect subjectif de l’observation, les errements du raisonnement et l’instabilité du monde amènent erreurs et tourments.

Chaque fois qu’il se trompe, Soler se sent désarmé devant ce réel qui ne se laisse pas déterminer, il culpabilise ‘(« Sans mes idées folles, je n’aurais pas été amené à tuer Lichem »’ (338)). La plupart des personnages sont qualifiés de fous comme Michel‘, « espèce de fou dangereux »’ (172). La réalité est multiple et insaisissable : ‘« Nulle certitude, nulle voie où exercer sa réflexion ou déployer son activité »’ (261). Sa confusion est alors identique à celle de Carvalho ; il mêle les visages de sa vie passée (Liliane, son père, son ancienne amie) à ceux que touche l’enquête, les événements intérieurs et extérieurs : ‘« Mon esprit refusait de fonctionner avec cohérence »’ (182). Son cerveau ne retient pas les informations ; il se révèle incapable de faire le récit de tout cela à Patrice Pierre (262-263), et ce dernier représentant ici le lecteur de roman réaliste, cette incapacité est révélatrice : il n’y a pas d’acte cognitif, il ne peut donc plus y avoir d’acte narratif cohérent. Mieux vaut se taire ou se contenter d’une « version mensongère et très abrégée, trouée d’énormes omissions » (263) .

Bref, comme Pepe, Soler se rend compte qu’il doit compter avec le hasard : ‘« Dieu, comme les événements se précipitaient, le sort me jetait à la hâte des événements en pâture, faisant de moi son libre prisonnier ! »’ (187-188). Il ne lui reste plus qu’à  ‘« roul(er) au hasard »’ (246) en attendant qu’une de ses ‘« idées folles »’ coïncide avec la réalité.

Et c’est ce qui arrive avec ce rapprochement entre les hôtels de Lyon et de Berlin ; dès lors, il surveille la croissance de la force de son idée folle, qui s’avérera juste, lors de sa rencontre avec Isabel de Tuermas : ‘« Je devinai la suite. Mon idée folle, aussitôt frétillante et charnue, dodue même, était accourue sur le devant de la scène, lissant ses plumes, et claquant du bec avec arrogance » ’(36). 

Son intuition était juste, car la réalité elle-même est folle ; c’est pourquoi, il aurait préféré se tromper pour garder ses illusions sur la rationalité du monde ‘: « Mon esprit avait battu la campagne. Tant mieux »’ (338).  Il ne croira pas longtemps que tout cela est dû à sa folie personnelle, d’autant plus qu’au fond, il le répète, il lui fait confiance : ‘« Mais, comment dire, ma foi en mon idée folle était en secret si forte que la réalité ne pouvait que s’y conformer et grimacer à l’image de cette folie - et elle s’y conforma et grimaça »’ (252). On retrouve ici ‘« le mécanisme de la conjecture dans un univers spinozien malade126 »’ dont parle Umberto Eco à propos du détective de Borges et de Bioy Casarès : malade, parce que c’est au désordre de nos pensées que s’avère conforme le monde, à l’inverse du principe de Spinoza ‘: « Ordo et connexio rerum idem est ac ordo et connexio idearum »’. La plus démente intuition de Soler le conduira à constater ‘« la Folie, l’Horreur et l’Aberration »’ (376) générales: ‘« Le monde s’apprêtait à sa grimace la plus hideuse à l’image de ma dernière et plus folle idée folle, née en moi avec moi, à l’heure même de ma venue au monde »’ (372). Ce que l’enquêteur découvre était donc déjà en lui, et les événements ne sont là que pour l’éclairer. ‘« [...] et ainsi je voyais mieux les mystères de ma vie, même si la clé de ces mystères me demeurait encore cachée, invisible dans le dessin, mais peut-être me serait-elle donnée si je m’entêtais dans ces jeux de perception »’ (225), espère Michel. Ce qu’il recherche est sans doute traduit par cette image de palimpseste vivant: ‘« [...] je venais de m’astiquer l’extérieur du même être comme si des inscriptions importantes avaient des chances d’apparaître si j’y mettais le soin voulu ! »’ (109-110).

Ainsi, l’Enfer a aussi à voir avec le fantastique : c’est l’horrible qui est présenté comme une énigme, celle du psychisme humain partagé entre le génie et la folie :

‘« Car le cours du monde est perturbé. Celui qui s’y adapte prudemment participe du même coup à la folie ; alors que celui qui reste en dehors saurait seul résister et mettre fin à cette absurdité127 .»’

Peut-être est-ce pour cela que nos deux héros tentent de retrouver la solitude, de s’isoler chez eux en refusant de s’impliquer et de vivre comme les autres, d’autant qu’ils connaissent leur propre folie, qui leur est nécessaire pour mener l’enquête. C’est pourquoi Pepe passe pour un « dingue » (37)  comme Michel. L’enquête les renvoie à eux-mêmes, d’où la conviction qu’a Carvalho de mener une « enquête suicidaire » (168).

Cependant, ce qui apparaît clairement dans les deux romans, c’est que l’enquête sort le héros d’une immobilité dangereuse, parce qu’elle oblige au cheminement : chaque client semble arriver à temps pour sortir Carvalho de ses refuges habituels, comme au début du Meurtre au Comité Central, où le détective peine à entrer en scène ‘: « C’est la volonté de se réveiller qui le réveilla »’ (25). Le crime le fera seul sortir de sa morosité : ‘« Descendre vers le port dans l’espoir de se détendre entre d’ennuyeuses attentes et d’ennuyeuses enquêtes paracriminelles, ou monter au Tibidabo pour regagner sa tanière de Vallvidrera d’où il contemplait une ville plus vieille, plus sage, plus cynique, n’ayant rien à offrir à la jeunesse, pas plus aujourd’hui que demain »’ (28).

Pire encore dans l’Enfer, puisque le futur enquêteur est en pleine dépression, sous le joug de l’indifférenciation, totalement privé des facultés physiques et mentales les plus essentielles : ‘« Parfois je me sentais infirme, sourd, muet, aveugle. J’oubliais tout, tout se confondait, les pensées, les mots, le sens des mots, ce devait être une maladie [...] »’ (33). Soler va certes continuer à délirer pendant cette curieuse enquête, mais d’une manière (re)constructive : Pierre Bayard rappelle que chez Freud, le délire a une fonction thérapeutique, étant une ‘« tentative pour mettre de l’ordre dans la folie [...] une activité de mise en sens et non une perte du sens128 ».’ Soler se prétend incapable de ‘« recherches épuisantes »’ (39) et insensible aux interrogations que soulève l’existence ‘(« Je ne m’étais pas vraiment posé les questions »’ (45)), jusqu’à l’irruption du mystère qui réveille en lui des capacités extraordinaires, de son propre aveu : ‘« Il faut avoir la soif de recherche chevillée aux intestins pour faire des recherches cet août-ci »’ (203). L’enquête est salvatrice puisqu’elle le détourne de la ‘« pente mortelle ’» (52) qui l’entraîne au suicide. Le chapitre 4 est le premier à ne pas se terminer avec un Soler endormi : il retrouve sa force vitale pour se mettre en recherche. Pour Belletto, savoir, c’est vivre, et si son héros est un eye, c’est que savoir passe par voir. Parfois, cette quête est trop difficile et Soler semble près d’abandonner :

‘« Ce sont, hélas, des moments où on se laisse aller sans plus chercher à savoir, c’est-à-dire sans plus chercher à vivre, c’est-à-dire sans plus ressentir de douleur129. »’

Le besoin de savoir renaît sans cesse et le dénouement de l’énigme, même partiel, semble réconcilier le héros avec l’univers familier, le remettre en concordance, sinon en harmonie, avec lui, lui donnant d’autres réponses : ‘« quelque noeud mystérieux se défit en moi »’ (386) ; ainsi la lutte contre les objets se résout-elle, par exemple pour ce frigo, récalcitrant tout au long du roman : ‘« Un jour, je découvris qu’une simple feuille de papier glissée dans la porte du réfrigérateur en rendait aisées l’ouverture et la fermeture »’ (392). Devenir an eye permet de secourir an I 130 . Trouver la solution de l’enquête donne des solutions dans la vie individuelle, mieux que l’alcool, qui déçoit Pepe Carvalho ‘: « On boit en attendant le déclic qui vous ouvre une porte toujours fermée »’ (153). 

D’une manière générale, la pensée constitue une bouée de sauvetage ; elle répond au problème existentiel par sa présence même, y compris quand elle s’avoue troublée ou peu efficace, comme le suggère Michel Schneider, retrouvant dans une belle image l’idée du cheminement :

‘ ‘« Penser, ce chemin où l’on blesse les autres dans l’impossible tâche de cicatriser la plaie que notre existence a faite au monde. La pensée est ce qui répond. Ce qui répond à l’être et qui répond de l’être. Penser, c’est faire face au verbe le plus terrible, le verbe être131. »’ ’

 Par l’enquête, notre antihéros tend à échapper à la dispersion de son être, au suicide, à l’inexistence qu’il redoute ; il peut ainsi retrouver ses moyens, ses instincts de vie et même se surpasser.

Notes
117.

A. Peyronie, « la double Enquête du récit policier à énigme », in Modernités, p. 130.

118.

C. Doyle, Etude en Rouge, le Livre de Poche, 1956, p. 34.

119.

Balzac, cité par F. Fosca, op. cit., p. 53.

120.

S. Freud, l’Interprétation des Rêves, Paris, P.U.F., 1967, p. 123.

121.

E. Mandel, op. cit., p. 112.

122.

E. Mandel, op. cit., p. 67.

123.

M.V. Montalbán, Tatouage, Christian Bourgois, 1990 (éd. orig. 1976), p. 206.

124.

Il s’agit du héros du diptyque barcelonais d’Eduardo Mendoza : le Mystère de la crypte ensorcelée (1975), le Labyrinthe aux olives (1982).

125.

R. Caillois, « Puissances du roman », in Approches de l’imaginaire, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Sciences Humaines, 1974, p. 184.

126.

U. Eco, « l’Abduction en Uqbar », in Poétique n° 67, p. 269.

127.

Th. Adorno, op. cit., p. 187.

128.

P. Bayard, op. cit., p. 120 (souligné par l’auteur).

129.

R. Belletto, op. cit., p. 245. L’équation VOIR=SAVOIR=VIVRE se trouve page 314.

130.

Cf. ibid., p. 38, où Belletto établit ce rapport eye/ I, en commençant par constater : « La vue est le sens par excellence pour qui veut vivre, en dépit de son inexistence, par observation et imitation. »

131.

M. Schneider, op. cit., p. 235.