De fait, la valorisation ou la dévalorisation du détective tient purement et simplement à la stratégie de l’auteur : mais que devient le lecteur, confronté aux indices et aux démarches cognitives des enquêteurs ? Si on a longtemps assimilé le genre policier à un jeu cérébral sans envergure littéraire, où le lecteur cherchait à cheminer en même temps que l’enquêteur (Van Dine prétendait qu’auteur et lecteur se livraient à une épreuve sportive), il est bien établi aujourd’hui qu’il s’agissait d’un leurre et qu’au contraire, le romancier mettait tout en oeuvre pour éviter cela : le « do it yourself » est une duperie, puisque le narrateur ne dit jamais tout ; de plus, la solution finale n’est qu’un choix arbitraire opéré par lui, mais présenté comme unique, nécessaire, fatal, voire évident, ce qui met le lecteur en position d’infériorité :
‘ « L’art du romancier consiste à empêcher que le lecteur ne résolve X, qui représente la révélation finale, avant d’avoir passé les révélations fragmentaires que représente la série des X 132 . » ’Le détective a alors le beau rôle : dans les Mers du Sud, nous avons bien du mal à repérer le criminel, l’enquête de Carvalho nous entraînant dans des commentaires métaphysiques sur les goûts littéraires et artistiques de Pedrell pour nous pousser ensuite à soupçonner l’entourage direct du disparu. Finalement, c’était un crime banal, un fait divers, une « bêtise », commise par un second couteau. Dans l’Enfer, comment s’imaginer qu’un enfant a été kidnappé pour être privé de ses yeux ! Dans les deux romans, les enquêteurs sont donc les seuls à pouvoir démêler ce qui nous semble inextricable, grâce à la complicité de l’auteur.
Dans le roman classique, le lecteur se laisse abuser par toutes les fausses causalités et autres démonstrations pseudo-rationnelles (qu’on pense aux invraisemblances du Crime de la Rue Morgue) avec complaisance, car l’aspect scientifique de l’enquête le rassure, par rapport au désordre du monde réel : ‘« Pas de hasard avec Arsène Lupin’ », écrivait Leblanc133. En fait, Holmes, Lupin, Poirot élisent par miracle la bonne solution parmi d’autres combinaisons possibles ; ce que parodie Montalbán avec son détective éthylique qui délire et trouve ainsi la solution, et ce que semble illustrer cette exclamation extravagante de Soler, qui s’attribue le rôle du romancier dans le choix de la solution et la responsabilité du dénouement : ‘« Je continuais seul, sans l’aide ni l’entrave du maître, ma vie tout entière devenait figure mais j’y pénétrais tout entier et m’y mouvais en maître, et la clé du mystère, je la traçais moi-même ! Moi seul savais tout ! »’ (372).
Dans la Solitude du Manager, un personnage se plaint auprès de Carvalho : ‘« Nous avons tous l’imagination modelée par les films, on en a assez de voir des films dans lesquels on donne de fausses pistes pour faire perdre de vue les causes et les objectifs d’un crime »’ (28). Il n’empêche d’ailleurs que le lecteur cherche une solution, car l’investigation est sa seconde nature ; c’est pourquoi les personnages usent souvent du langage de la détection entre eux, et avec le détective, avec lequel ils semblent parfois entrer en concurrence. Utilisant ainsi le même adage éculé que Carvalho (157), Planas prétend prévoir la stratégie de l’enquêteur : ‘« L’assassin revient toujours sur les lieux de son crime [...] M. Carvalho espère trouver parmi nous celui qu’il cherche ? »’ (208).
Il est évident que Belletto contrarie précisément la démarche herméneutique de son lecteur, à travers la déroute de son détective : ainsi, tout le champ lexical du réseau, de la toile d’araignée, du lien, est mis en échec, puisque Soler ne parviendra pas à confirmer ses intuitions et à relier de façon avérée les deux rapts de Simon ; le premier ayant eu pour protagoniste la grande amie de la responsable du second, le lecteur se sentait cordialement invité à les relier comme s’y efforce Soler et comme il est de coutume de le faire dans un roman policier normal où tout finit par se recouper. Roger Caillois évoque ce désir :
‘ « La tendance de l’esprit à unir est si forte que le lecteur se trouve déçu chaque fois que des culpabilités autonomes expliquent séparément des faits qu’il imaginait déjà reliés et qu’au contraire il goûte un plaisir supplémentaire quand au cours du récit apparaissent soudain dans un étroit rapport des événements que tout conduisait à supposer indépendants 134 . » ’Dans l’Enfer, cette satisfaction nous est retirée après nous avoir été offerte, puisqu’on ne pourra pas aller jusqu’au bout du lien entre l’affaire de Berlin et celle de Lyon (après l’épisode jubilatoire de la découverte « miraculeuse » des lieux jumeaux) et entre les différents personnages, dont la chaîne était pourtant complaisamment égrenée : Isabel de Tuermas maîtresse de Lichem - responsable du troisième rapt -, soeur d’Ana de Tuermas, elle-même amie d’Isabel Dioblaníz - commanditaire du troisième rapt - et maîtresse de Rainer, avec lequel elle se trouve lors du premier rapt où intervient l’Allemand, qu’on retrouve rue du Soleil pour le second rapt, avorté. Sans parler des histoires sanglantes en Amérique Latine, que le lecteur aurait aimé voir reliées aux précédentes, par l’intermédiaire de tous les personnages à patronyme espagnol...
Cependant, comme l’a expliqué Jacques Dubois, le lecteur de roman de détection moderne cherche moins à deviner la solution en utilisant les indices de l’enquête, dont il a compris la vraie raison d’être qui joue contre lui, qu’en démontant la stratégie narrative de l’auteur, qui finit par lui être familière : par exemple, lorsqu’un personnage apparemment superflu et dégagé de toute implication est présenté au début du livre, il est probablement responsable du crime. Belletto, au lieu d’essayer de faire autrement, exagère encore le procédé de façon parodique ; où que l’on regarde, le nom des Dioblaníz surgit : billet et affiches concernant le concert du 15 août (dont Soler signale l’inutilité puisque le concert ne concerne que des invités), médicaments, relations, tout renvoie à eux !
Quant à Montalbán, il entre en effraction avec une des principales règles du genre depuis Van Dine, qui exige que le criminel figure parmi les personnages importants présentés au début du roman (règle à laquelle Belletto se plie avec outrance) : Pedro Larios n’est qu’un ‘« sale môme »’ (288), un voyou, et il n’apparaît qu’à la page 236, réduisant à néant nos chances d’y voir clair précédemment. De cette façon, Montalbán outre le procédé classique du ‘« déguisement’ » pour manifester toute l’hypocrisie narrative et montrer à quel point le lecteur n’a pas les mêmes chances de gagner que le détective/auteur : d’une part, il exhibe une vérité à peine fardée dans le premier chapitre, la culpabilité de Pedro pouvant transparaître derrière celle du minable Gueulenoire, à qui est d’ailleurs confiée l’importante fonction de découvrir le cadavre. Et d’autre part surtout, il exagère ce ‘« déguisement en absent qu’est l’alibi’ 135» (P. Bayard) puisque son coupable est très longtemps dissimulé par le texte, ce qui fait oublier l’indice constitué par le premier chapitre. Le « mensonge par omission 136» dont Pierre Bayard fait une autre arme de la narration policière est ici scandaleux, puisqu’il ne s’agit plus de cacher du discours, mais tout un personnage. Pedro n’a nul besoin de se cacher, le texte le dérobe au lecteur bien plus efficacement.
De plus, chez Belletto, les coïncidences se révélant très vite un piège pour le lecteur ‘(« J’ai dit à quel invraisemblable point je mélangeais tout »’ (85)), ce qui faisait office d’indices réels (utiles au lecteur) se trouve ici dans les champs lexicaux : par exemple, dans la liste d’objets épars, apparemment purs effets de réels, présentés volontairement de façon platement accumulative, page 10, se glisse ce qui va constituer un indice pour le lecteur, dans la mesure où il va être empilé, dupliqué, cumulé, répété jusqu’à l’obsession, finissant donc par éveiller l’attention : il s’agit des Dioblaníz, Michel possédant un billet pour leur concert du 15 août. Il n’y a donc pas de « mensonge par omission » chez Belletto ; c’est parce qu’il croule au contraire sous les informations que le lecteur a du mal à y voir clair.
Aucun indice matériel chez Montalbán, si ce n’est un poème forcément sibyllin pour le lecteur, qui rejoint plutôt les indices psychologiques et déchaîne le délire interprétatif. L’indice principal dit clairement son invraisemblance. A aucun moment du dénouement n’est expliqué rationnellement la présence de ce papier dans la poche du mort, l’utilité qu’il y avait de la part des deux amants coupables à abandonner le corps avec cet indice sur lui, alors même que sont soulignés l’affolement qui s’était emparé d’eux et leur urgence à se débarrasser de ce cadavre compromettant. L’indice est de plus illisible, le vers de Quasimodo : « désormais personne ne m’emmènera vers le Sud », ne donnant aucune piste au lecteur, condamné à emboîter passivement le pas à un détective en errance.
Pouvons-nous suivre le raisonnement du détective ? Dans l’Enfer, le crime étant retardé, il n’y a pas de traces, et Michel ne cherche pas d’empreintes ; il va se fier à ses « idées folles » dont il nous prive totalement (« Rien de dicible » (251)), n’expliquant jamais en quoi elles consistent avant que celles-ci soient validées ou mises en échec. Le lecteur ne peut donc pas avoir de démarche cognitive ; il renonce à suivre les idées de celui qui réclame de lui-même une « camisole » (166) et doit se fier, comme Soler, à ses intuitions propres, purs « jeux de perception » (225). Quant à Carvalho, il nous cache certaines informations (par exemple, on apprend seulement page 122 qu’il s’était informé sur Adela et il oblitère ce que Teresa Marsé lui a appris de Nisa Pascual) ; ses délires éthyliques occasionnent des erreurs ou des rapprochements d’idées qui le font arriver à San Magin, sans que notre raisonnement ne puisse l’y suivre, son unique conviction subite étant qu’il faut chercher le criminel le plus loin possible du cadavre.
Dans l’Enfer, Michel va simplement s’aider de sa culture personnelle (dont le lecteur est par principe exclu) pour faire le rapprochement entre deux hôtels particuliers. Même démarche dans les Mers du Sud, où Carvalho, à l’aide de ses amis Beser et Fuster, trouve dans la littérature les clés de l’énigme ; il ne cesse d’ailleurs d’être assailli par sa culture personnelle, en nous privant de ce qu’elle lui apporte ; par exemple, en pleine réflexion autour de l’énigme : ‘« Il se rappela un poème de Gabriela Mistral »’ (85).
On ne saura pas lequel, on ne saura pas pourquoi ; dans ces oeuvres l’altérité et l’étrangeté fondamentales et irréductibles d’autrui ne sont pas recouvertes par l’écriture romanesque. En même temps est rejetée la conception utopique d’une symbiose intellectuelle entre enquêteur et lecteur : ce n’est pas, pour nos deux auteurs, ou pas seulement, afin d’exclure le lecteur d’une démarche rationnelle triomphale du détective, mais pour montrer la vérité de la réflexion humaine, réflexion qui procède surtout, rappelons-le, du « flair ». Ce mot trahit l’aspect irrationnel de l’enquête, dont le modèle archaïque est la chasse, comme l’explique Carlo Ginzburg, le récit du chasseur, issu de sa quête de la signification des empreintes, étant considéré comme l’acte fondateur de la littérature137.
En définitive, l’enquête chez Belletto est loin d’avoir l’approche rationnelle, strictement analytique, dégagée de l’intervention divine conformément à l’évolution qu’il y a eu, d’après Ginzburg, entre la chasse et l’énigme policière. Ici au contraire, l’enquêteur revient à une approche primitive en abordant le crime de façon divinatoire : Soler se donne le rôle du voyant (d’où sa mégalomanie) interprétant, déchiffrant des signes qui lui sont offerts par Dieu, ce Dieu si présent dans l’Enfer, d’où le climat lourdement chargé en prémonition dès le début du roman (même le frigo émet un bruit ‘« de mauvais augure »’ (14)) : ‘« Silence terrifiant. Quelque chose vous tombait sur les épaules comme des hauteurs du ciel »’ (45) ; de façon symptomatique, il compare la difficulté de la sélection des indices à l’observation du ciel, ‘« ainsi certaines combinaisons d’étoiles dans les nuits claires de l’été se défont si on les fixe [...] »’ (133). Or, un détective classique ne doit jamais deviner ! Déduire, induire, oui ! subodorer, non !
Pepe quant à lui mêle déchiffrement moderne et divination, nature (empreintes) et culture (écritures), et procède parfois d’une manière troublante : par exemple, il retrouve la trace de Pedrell par recoupements plus ou moins logiques, pénètre dans son appartement, le fouille de façon rationnelle ; mais en couchant dans le lit du promoteur, en utilisant son savon (193), il cherche obscurément à « se pénétrer » (193), s’imprégner de la vie de la victime, c’est-à-dire à devenir lui-même son empreinte, ce qui rappelle les techniques de chasse où l’on se couvre des odeurs de la bête chassée. Montalbán insiste sur le « flair » de Pepe, à travers tout un champ lexical du nez, mal rendu parfois par la traduction : huelebraguetas (renifleur de braguettes, traduit par ‘« fouilleur de merde’ » (259)), le détective espagnol « fourr[e] son nez » (281) dans les endroits suspects, va renifler (husmear, traduit par fureter, 268) du côté de San Magin, pour « faire le tour de toutes les niches sur la trace de l’arôme 138 Paco Rabanne de son cadavre » (162).
Le lecteur, privé de cette expérience immédiate, dépourvu des références culturelles nécessaires, dénué de toute prétention à la divination, est donc chez nos auteurs encore plus démuni que dans le policier classique, où il endure seulement la rétention d’information, et que dans le polar, où il est atteint, souvent à cause de la focalisation interne, par les errements du détective : en cumulant les deux procédés, Montalbán et Belletto créent leur lecteur.
Autrefois le roman policier plongeait le lecteur dans la peur de ce qu’il ne connaissait pas, et c’était l’arrivée de l’enquêteur qui lui faisait reprendre confiance. Avec l’Enfer, c’est avec son arrivée que nous perdons notre assise : Soler avoue, à propos de Michèle : ‘« Et je ne faisais qu’ajouter à son angoisse et à sa confusion, rien de plus, mais je ne pouvais lui taire... »’ (191). Le détective n’est plus une machine à rassurer, mais à douter, à faire douter. Le policier classique nous faisait aller du mystère à la vérité en passant par l’angoisse : avec nos deux auteurs, le malaise ne finit pas où s’arrête l’enquête. En cela, ils suivent les préceptes du roman noir ; mais si ce dernier disperse la culpabilité, et brouille les frontières entre le bien et le mal, Montalbán et Belletto, de surcroît, révèlent l’arbitraire de la fin.
F. Fosca, op. cit., p. 124. Cf. P. Bayard, op. cit., (notamment p. 75).
M. Leblanc, Arsène Lupin, Gentleman cambrioleur, Hachette Jeunesse, Le Livre de Poche, p. 47.
R. Caillois, « Puissances du roman », in Approches de l’imaginaire, p. 184.
Cf. P. Bayard, op. cit., p. 40.
Ibid., p. 57.
C. Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, Nouvelle Bibliothèque Scientifique, 1989, p.149.
souligné par nous.