2.4. Hors-jeu

2.4.1. Une clôture défaillante

D’après Guy Larroux139, c’est dans la clôture d’un roman en général que l’on repère au mieux la contestation du genre et des modèles. La plupart des gens lisent des romans policiers pour connaître le dénouement ; le bouclage final comble le lecteur, fortement attiré par ce type de récit pour cela même qu’il clôt le mystère et répond à toutes les questions qu’il pose ‘:  « Nous ne sommes pas allés jusqu’au bout pour rien140.» ’

Or, Montalbán et Belletto n’utilisent plus cette fin plaquée, trop bien ficelée, où le questionnement, touffu au départ, apparemment inextricable, se simplifie par miracle, comme dans le Double Assassinat dans la rue Morgue, de Poe ; cette réduction du problème est parodiée dans la deuxième enquête de Carvalho, puisque l’intervention du détective semble ici tout arranger, comme s’il avait effacé l’adultère en parvenant à ramener l’épouse chez elle. Elle est ravie de rentrer, et son mari, qui voulait la tuer, l’accueille à bras ouverts ! Au contraire, dans l’enquête au centre des deux romans, bien des questions restent posées. On prend alors conscience que la quête elle-même est plus importante que le dénouement, et c’est ce que recherche le lecteur de policiers, collectionneur dont la compulsion répétitive est bien connue.

Dans les Mers du Sud, la recherche de Carvalho s’avère vaine, puisqu’elle ne mène pas à l’arrestation et à la punition du coupable : la raison abdique devant ce qui est « raisonnable » socialement. Pepe conseille à Mima de laisser le meurtrier de son mari où il est, dans son propre intérêt : ‘« C’est-à-dire que si vous voulez la fête, l’honneur et la fortune en toute quiétude, vous devez laisser ce crime impuni »’ (311). De la part du détective, se manifeste là une mansuétude certaine à l’égard de la famille Briongos, de la soeur du criminel, et sûrement du criminel lui-même, Pedro Larios, fils adultérin prédisposé à devenir un voyou, dont l’histoire ne peut que toucher Pepe, ne fût-ce que par ‘« complicité onomastique »’ (78). Mais sa cliente elle-même lui répond, outrepassant encore l’idée que Carvalho se fait du pourrissement de la justice et le scandalisant : ‘« En dehors de toute l’histoire de la fille, je n’aurais pas bougé le petit doigt pour que la police retrouve l’assassin »’ (311). 

La question posée par Lita Villardell, page 301 (« Pouvons-nous attendre une happy-end ? »), est alors un clin d’oeil au lecteur : Montalbán sait bien que ce dernier s’interroge de la même manière, et malgré toutes ses déconvenues, façonné qu’il est par ses lectures. Ici, la question est doublement ironique, puisque c’est un coupable qui la pose, d’une part, et que d’autre part, il a été démontré que l’enquêteur est loin d’avoir la mainmise sur les événements, lui qui avoue de lui-même : ‘« Je lui dis ce que je sais [au client] et c’est lui qui décide »’ (281) ; au contraire, avec le meurtre de son chien, c’est particulièrement lui (et sans doute même seulement lui), qui paie les pots cassés de cette histoire et subit une « unhappy end ».

Il y avait dans le roman classique deux personnes éliminées, dans un rituel satisfaisant qui faisait correspondre une mort à une autre, souvent symbolique : la victime, question initiale, et le criminel, réponse finale. Dans les Mers du Sud, il n’y en a plus qu’une, que l’enquête s’avère incapable de ressusciter. Le lecteur ne peut dès lors plus croire aux élucubrations de l’enquêteur, puisqu’elles ne pourront jamais restaurer ce qui a été abîmé, ressusciter ce qui a été tué, et partant, nous faire retourner en arrière. Le temps reste le maître, rendant irréparables certaines actions humaines : ‘« Je suis embêté d’avoir tué un homme, dis-je d’une petite voix. Ce n’était pas vraiment mon travail... Et embêté d’avoir tué quelqu’un qui vous était cher... »’ (339) : les scrupules, le remords et la confession enfantine de Soler succèdent à une scène où il a joué les gros bras, les héros de romans ou de films qui tuent sans y prendre garde, comme s’ils savaient que ce n’est que du cinéma... Une fin heureuse ne saurait être de mise dans l’Enfer, puisqu’il ne peut y avoir de réparation : ‘« Jésus Dioblaníz voyait » (’392). Nul ne peut réparer le dommage subi par Simon et revenir en arrière, l’acte des Dioblaníz est parfaitement accompli et c’est la raison de leur joie, si grande qu’elle survit à leur arrestation.

L’Enfer établit clairement le lien qu’il y a entre l’aspect irrémédiable du crime et la condamnation à l’ignorance, si pesante : ‘« L’enquête n’aboutirait sans doute jamais. Mais peu importait maintenant »’ (392), constate Soler. En cela, le roman de Belletto porte bien davantage atteinte au modèle que celui de Montalbán, qui, superficiellement au moins, remplit son programme.

En effet, dans l’Enfer, on ne peut plus faire parler la victime, et son mystère reste entier. Cette incapacité se traduit non par la mort, mais par l’amnésie et l’aphasie de Simon, et elle touche aussi les témoins : le vieux de Klef, également privé de mémoire (ou uniquement de parole) et l’homme de main (l’Allemand), dont la mort est pesante, parce qu’avec lui seront enfouis tous les secrets de l’histoire, rendant impossible tout dénouement au sens strict du terme, c’est-à-dire tout accès à la connaissance : ‘« Nous ne saurions jamais. De toutes façons, il était mort, fantôme lui-même. Telle était la seule réalité »’ (261).

Le secret ne sera pas levé, tant en ce qui touche au premier enlèvement, mise en abyme du second (« A Berlin, ils disparurent trois jours. Mystère » (183)), et qui prête à toutes les interprétations, qu’en ce qui concerne le second (et double) rapt, en particulier celui perpétré par l’Allemand et qui semble directement relié aux événements de Berlin. Savoir que ce sont les Dioblaníz qui ont fait le coup ne clôt pas la recherche des complicités. 

L’enquêteur finit ici par accepter de renoncer à la progression vers la vérité ‘: « Nul ne saura jamais »’ (166). Une certaine obstination à ne pas savoir entre en concurrence avec l’apparente volonté forcenée de tout savoir. Cette ignorance acceptée est confirmée dans la phrase clausulaire, ‘« je ne savais pas »,’ phrase détachée par un alinéa. Elle manifeste immédiatement et massivement, par sa construction absolue, l’immensité de l’ignorance de l’enquêteur : celui-ci termine donc son parcours, toujours seul, sans avoir acquis une quelconque connaissance. Quand on prend conscience de l’importance attribuée par un écrivain à sa phrase ultime, son statut conclusif, le déni de la puissance du détective est asséné sans nuance.

De plus, la structure a un caractère cyclique, jouant sur la forme traditionnelle. Citons la première phrase du roman, qui couvre un paragraphe, en soulignant la récurrence : ‘« J’entrepris d’écrire, à l’intention de ma mère adoptive, une lettre de suicide, que j’enverrais peu avant de me donner la mort, dans trois jours, une semaine, un mois, ’ ‘je ne savais’ ‘*141, mais enfin ce serait chose faite, je veux dire écrire cette lettre. » ’La phrase est plus longue, alors que la brièveté de la dernière a quelque chose de désespéré et lui confère un retentissement important ; on retrouve le même manifeste d’ignorance, circonscrit dans cette première phrase à la date d’envoi d’une lettre (et partant, du moment du suicide) : la conclusion étend cette absence de savoir à l’infini. Il n’y a donc pas d’évolution dans le cours du roman et cette confession, faite dès le début, paraît prémonitoire, elle est presque un prérequis de l’enquête, qui connaîtrait ses limites avant même de commencer.

Cette lettre est d’ailleurs mentionnée implicitement, à titre de comparaison, dans la troisième phrase avant la fin : ‘« Et ce mois d’août passé, ce que j’avais vécu, [allait] sombrer alors dans l’oubli, quelque part, nulle part’ ‘, comme une lettre écrite et jamais envoyée’ ‘*142 ».’ Echo de l’angoisse de l’écrivain devant le destin de sa création, oubliée sitôt que lue, le plus souvent ? Autre élément récurrent donc, l’écriture ; l’épilogue décrit les dernières phases de la rédaction de la biographie de Rainer Von Gottardt, « livre achevé » qui devrait assurer la fortune à Soler : on constate d’un côté, l’amplification de l’ignorance, de l’autre, l’achèvement d’un écrit. Là où il y avait un projet d’écriture sur sa propre mort, à destinataire unique, la fin substitue un livre sur la mort d’un autre, à destinataire multiple. Belletto joue donc sur la structure habituelle, mort/mort, ici mort projetée/mort racontée.

En définitive, l’Enfer est l’histoire de ce déplacement, et ce qui se clôt n’est pas ce que l’on attendait (la solution de l’énigme) mais un certain programme, un certain cheminement qui a conduit Soler à s’ouvrir aux instincts de vie : « Mes multiples projets » (393). Cette phrase de l’épilogue, développée par la suite, est le signe de cette ouverture, sur fond de renonciation : ‘« Je ne mourrais pas. »’ S’il sent encore une « menace », elle est tout extérieure, ‘« désormais sans contenu »’. Avoir peur, quoi qu’il en soit, c’est avoir en soi l’envie de vivre, tandis qu’au début, en proie aux instincts de mort, Michel se moquait de tout. Il s’agit ici, d’une certaine façon, d’aller de l’obscurité vers la clarté, comme dans le genre classique, mais cette progression est psychologique - et cette clarté est, du coup, toute relative.

Ainsi, la clôture est ouverte, elle l’est même doublement, puisque d’une part l’énigme n’est pas totalement close, et que d’autre part, en ce qui concerne le détective lui-même, l’ouverture finale, à interpréter positivement, tient dans l’évocation de « projets », faisant appel à un au-delà de la dernière page, malgré la peur d’une clôture temporelle définitive : ‘« Oui, la vie allait peut-être se dérober, et demain ne jamais venir. »’ Cette appréhension semble être confirmée en bas de page, par le blanc habituel qui suit la dernière phrase. En définitive, Belletto témoigne ici pleinement de son goût pour les coïncidences, puisqu’à l’envie de mourir du début correspond précisément cet élan vital de la fin.

Cette coïncidence entre début et fin est réalisée parfaitement dans les Mers du Sud, où l’on repère aisément une structure intégralement cyclique, traitée parodiquement. Carvalho est (se met) dans le même état lors de son apparition et en l’honneur de la phrase clausulaire, également détachée par un alinéa : ‘« Il but une bouteille de gnôle glacée et à cinq heures du matin la faim et la soif le réveillèrent ».’ De façon plus concentrée que dans le roman français, une fin ouverte est suggérée, puisque cette dernière phrase appelle une suite, faisant l’ellipse du repos éthylique du détective, qui est immédiatement replacé en position de combat, si l’on peut dire. Ce qui est mis en valeur ici aussi, c’est la résurgence des instincts de vie, sous la forme la plus instinctive de l’appétit, en dépit du désespoir manifesté précédemment et à mettre sur le compte de la béance laissée par l’enquête, fin ouverte subie ; on pourrait très exactement reprendre le début du livre, et assister, comme au chapitre deux, au délire de Pepe, consécutif à cette beuverie. Ici, la structure cyclique est donc totalement réalisée, et la fin est ouverte, à l’encontre de la clôture apparente du dénouement, ce qui est naturel dans une série, où chaque roman appelle le suivant par la permanence des traits psychologiques du détective, et où chaque texte paraît prélevé dans une continuité143.

Selon Milan Kundera, cette répétition n’est pas seulement romanesque et fonctionnelle :

‘« Cette composition symétrique, où le même motif apparaît au commencement et à la fin, peut sembler très « romanesque ». Oui, je l’admets, mais à condition que romanesque ne signifie pas une chose « inventée », « artificielle », « sans ressemblance avec la vie ». Car c’est bien ainsi qu’est composée la vie humaine144. »’

D’où l’inaccentuation de cette fin, en mineur, conforme à l’esthétique du roman noir, qui refuse toute accentuation rhétorique, stylistique, sémantique, ou même pathétique, contribuant à dévaloriser ce qui a été acquis par l’enquête. La fin redouble le début et également les différentes « cuites » qui ponctuent le roman en échos successifs ; mais celle de la fin est amputée de toute méditation (ou délire éthylique !), qui accentuerait la clausule et délivrerait un message, tentation habituelle des auteurs de romans noirs : ici, il n’y a rien à dire, la vie reprend simplement son cours, banalement. C’est ainsi sans doute dans le traitement de la fin que Montalbán ajoute des significations au roman noir et s’en distingue.

Si on considère dans leur ensemble dénouement et épilogue, ils ne représentent guère plus de 5% de la totalité du roman, alors que, selon Guy Larroux, dans le policier classique, 40% des pages sont consacrées à dénouer l’intrigue, lors du discours du détective qui présente glorieusement les faits. Ici, point de gloire : ‘« Je vous ai mis tout par écrit. Je me fais vieux »’ (309), avoue Pepe à sa cliente, en début de clôture. Pressé par elle, il délivre un « résumé » oral, représenté par vingt-quatre lignes dans le roman, alors que le rapport écrit est qualifié de « trop long » (309) par Mima (image du lecteur actuel qui s’ennuie à lire les longs développements d’un Poirot ?) : cette déperdition signale le recul des prétentions logiques et rhétoriques du détective moderne. Il y avait peu à dénouer, finalement, au regard de l’attente de sa cliente, puisqu’on est passé à côté de l’essentiel, sauvé par le développement (où s’étend l’enquête), seule véritable source d’intérêt pour Pepe et son créateur. Montalbán, par une fin qui dénonce la prétention déplacée des clôtures policières, montre qu’on en termine seulement par obligation, il se contente d’en finir, comme Carvalho qui sort ‘« sans se retourner’ » (312).

En outre, l’épilogue remet en cause son rôle traditionnellement conclusif, en ce sens qu’il referme le roman sur un personnage devenu ‘« pantouflard’ » au lieu d’ouvrir le domaine informatif aux autres protagonistes. De plus, il met en scène un Pepe Carvalho qui a pris de la distance géographique (en se retirant chez lui, sur les hauteurs de la ville), mais en aucun cas affective avec l’enquête, puisqu’il continue d’en souffrir.

De surcroît, cet épilogue affiche une structure cyclique attendue dans un roman policier, mais où s’est effectué un déplacement : normalement, à la mort de la victime, au début, doit correspondre celle (au moins symbolique) du criminel. Ici, c’est Blette, la chienne de Pepe, qui est tuée, et à travers elle le détective, qui paye la facture de son enquête : il n’a trouvé personne à « sauv[er] de la poubelle » (19). Au contraire, le roman affirme d’une manière sinistrement lucide qu’il n’y a pas d’amélioration à attendre, aucune gratitude. La fin est affligeante non pas parce que le criminel ne va pas en prison, mais parce que, gracié par le détective, il se venge de lui, absurdement : la conséquence n’est pas celle qu’on attendait ‘(« les victimes sont des conséquences’ » (281), disait Pepe). La mort de Blette, seul événement (au sens de surprise) du texte, est un moindre mal, puisque c’est métonymiquement Carvalho qui est visé, lui qui se sait objet d’une « haine à mort » (294) de la part du criminel en liberté. Mais ç’aurait été la fin de la série, insupportable : Montalbán sait bien que Doyle a dû ressusciter Holmes à la demande (impérative) des lecteurs ! La mort de Blette ne contribue pas à clore le roman, bien au contraire, puisqu’elle résonne ailleurs dans le cycle, dans Hors-Jeu, où Carvalho rêve encore d’elle et prend, à son réveil, à nouveau conscience de sa disparition : ‘« Il se résigna à la seconde mort de Blette et constata que des situations et des visages de ces années-là avaient envahi le décor de son imagination’ 145. »

La répétition, le jeu sur la structure cyclique, seraient alors la marque d’une remise en question de la fin d’un récit policier, machine conçue pour étouffer le pour quoi, afin de rétablir une continuité, une linéarité accessible par la concaténation logique des liens de causalité :

‘« Celle-ci [la répétition] se manifeste dans des récits qui ne cherchent pas à faire oublier le pour quoi à l’aide du parce que. Prenant pour objet l’être dans le temps, l’être-pour-la-mort, ces récits mettent en question la clôture même de l’oeuvre. La terminaison textuelle s’y présente comme une répétition de l’origine ou comme une ouverture sur un possible narratif indéfiniment poursuivi146. »’

Marie-Laure Bardèche pose ici la différence majeure qui oppose nos auteurs au genre classique, genre marqué par sa finalisation maximale et ‘par « la peur panique du manque, du trou147 ».’ Cette modification entraîne une vision totalement différente de la finition du récit policier.

Cette altération des structures caractérise également l’Enfer, où il est plus malaisé de dessiner les zones conclusives. En effet, ce qui sort de l’ordinaire ici, c’est qu’il est ardu d’établir les limites internes donnant un bord à la clôture du roman. On pourrait considérer que le dénouement commence page 381, soit treize pages avant la fin, avec le compte-rendu du commissaire (en deux pages) qui tient lieu d’explication finale à la Sherlock Holmes, d’autant que ce commissaire est une caricature grandguignolesque de l’enquêteur classique, si théâtral. Notons que ce n’est même pas l’enquêteur en titre qui est chargé par l’auteur de cette explication finale. Cette modification, qui renforce notre sentiment de déception à son égard (en tant qu’enquêteur), contribue à ce que Philippe Hamon appelle une deshiérarchisation : un événement verbalisé crucial, le discours éclairant, est confié à un personnage plus que secondaire et surgi du néant !

Si on retient ce moment parodique comme bord de la clôture, cela constituerait à peine 3% du récit total, encore moins que chez Montalbán. Mais ce qui est encore plus remarquable ici se trouve dans la dispersion des clôtures, plusieurs événements fermant progressivement le récit : mort de Rainer au chapitre XI (310), mort de Lichem (336), départ d’Isabel (372), retour de Simon (380), départ de Michèle et de son frère (390), mort de leur père (390). A une logique progressive, conforme, Belletto substitue une logique concaténatoire, les morts se succédant comme de cause à effet.

La limite interne la plus envisageable se situe en fait page 390, décelable par un espace blanc plus important avant l’alinéa, et surtout par un décrochage temporel, la narration chronologique étant menée toujours de façon analeptique, mais rétrospectivement, au lieu de l’être au fur et à mesure, comme vécue sur le vif : ‘« Le lendemain 20 août, et jusqu’au 31, je dactylographiai le manuscrit entier, douze chapitres, à raison d’un chapitre par jour.
Le 20 au soir [...]
Le 22 [...]
Le 24 [...] [etc.]»’ (390-391) 

Soler rapporte ainsi méthodiquement les coups de téléphone et les lettres qui alimentent sa solitude volontaire ; cette structure trouve un écho page 284, où le narrateur remonte le temps de la même façon, pour exposer ses activités durant les sept jours qui précèdent le concert : si on considère la mort de Rainer comme une clôture majeure du récit (en ce sens qu’elle constituera vraiment celle de la biographie que Soler compose pendant l’Enfer), cette ressemblance, cette structure en écho est somme toute très logique.

Cette difficulté à savoir quand finit l’oeuvre est sans doute à relier au fait que l’on a peine à savoir quand elle commence ; Soler a du mal à rentrer dans le domaine de l’action et du polar, et n’arrive pas non plus à en sortir. Le roman noir est comme enchâssé dans un roman psychologique qui le borne à un rôle initiatique et l’encadre. Le malaise dans l’Enfer tient à l’indécision quant à ce qui régit le rapport fin/finition/finalité, selon les termes de Philippe Hamon, pour qui la sensation de finir une lecture de roman est liée à la prise de conscience de la corrélation et de la complicité entre ces trois paramètres148. Prise de conscience troublée dans le roman de Belletto par la double fonction générique, la structure à la fois cyclique et progressive, et l’absurde triomphant dans les deux derniers paragraphes, constituant la clausule externe du roman :

‘« Maître absolu, je me trouvais seul dans ma ville
déserte.
Je ne savais pas. »’

La contradiction patente entre l’héritage de l’hypotexte policier (le sentiment de puissance) et la réalité désorientante (l’incertitude absolue) est un phénomène rhétorique destiné à frapper le lecteur ; la clausule est ici accentuée et se rattache à plusieurs points de l’oeuvre qu’elle éclaire rétroactivement : elle disperse l’inquiétude, qui était orientée vers le passé, vers l’avenir, accentuant les « peut-être » qui ponctuent le roman. La fin de l’oeuvre est en forme de méditation finale, où l’angoisse existentielle et narcissique se proclame comme message ultime : Belletto incarne l’autotélisme du roman policier en Michel Soler, personnage tout occupé de lui-même. Ainsi dans le roman, tout converge vers lui, en échos multiples, vers son écriture, son mystère, sa duplicité.

Belletto cite Chandler, mettant en évidence ce qu’il préfère dans le roman policier :

‘ ‘« Le roman policier idéal serait celui qu’on lirait même en sachant qu’il manque le dernier chapitre149. »’ ’

Dans les Oiseaux de Bangkok, Carvalho s’enfuit à l’autre bout du monde pour fuir une vérité qui s’est trop rapidement révélée, une énigme trop vite éclaircie ; dans la Rose d’Alexandrie, il avoue ne pas avoir envie de trouver la solution (285‘). « Tu aimes les mystères que tu ne peux dévoiler »’ (188), déclare Charo à Pepe dans le Labyrinthe grec. Barthes disait, dans ses Essais critiques, que ‘« la « bonne » littérature’  » est toujours déceptive, car ‘elle « lutte ouvertement avec la tentation du sens »’, alors ‘que « la « mauvaise » littérature pratique une bonne conscience des sens pleins150 » ’: cette lutte nous semble d’autant plus méritoire pour le genre policier, même dans le cadre du roman noir, souvent rempli d’intentions et de grandes vérités.

‘ ‘« Le non-dit final ne s’assimile pas à un défaut de dénouement [...] mais plutôt à un défaut de conclusion151. »’ ’

Comme le dit Guy Larroux, comment conclure si l’oeuvre entière renvoie à l’impossibilité de synthétiser, de tirer une conclusion ? Il ne faut, dès lors, que suspendre...

Notes
139.

G. Larroux, op. cit.: notre analyse ci-après doit beaucoup à cette étude.

140.

J. Dubois, op. cit., p. 26.

141.

souligné par nous.

142.

souligné par nous.

143.

Cf. M.V. Montalbán, le Désir de mémoire, pp. 117-118. Montalbán s’explique mal la signification à donner à la circularité récurrente de ses romans : affirmation d’un temps rassurant, éternel recommencement, ou traduction de l’idée pessimiste d’un temps stagnant, qui ne modifie jamais rien ?

144.

M. Kundera, cité par G. Larroux, op. cit., p. 39.

145.

M.V. Montalbán, Hors-Jeu, 10/18, coll. Grands Détectives, 1991, p. 249.

146.

M.L. Bardèche, « Répétition, récit, modernité », in Poétique n°111, Seuil, sept. 1997, p. 284.

147.

J.C. Vareille, Filatures, p. 42.

148.

Ph. Hamon, « Clausules », in Poétique, n° 24, Narratologie, Seuil, 1975, p. 495 sq.

149.

R. Chandler, cité par R. Belletto, les grandes Espérances de Charles Dickens, p. 164. R. Chandler énonce cette idée dans « l’Art simple d’assassiner », in Autopsies du roman policier, p. 77.

150.

R. Barthes, « Littérature et signification », in Essais critiques, p. 267.

151.

G. Larroux, op. cit., p. 207.