2.4.2. Dévaluation de l’enjeu classique

Cette fascination pour le mystère peut expliquer le choix du roman policier, chez un écrivain comme Eduardo Mendoza : on manifeste bien plus son désarroi face à l’inconnu et on frappe davantage l’imagination du lecteur en maintenant quelque chose d’irrésolu dans cette structure faite pour mettre à jour les secrets :

‘« Je crois que celui qui écrit des romans essaye de reproduire la réalité avec la volonté non pas de l’expliquer, mais de l’interroger, avec tout ce qui l’habite de perplexité et de confusion, de doute et de crainte ; expliquer comment on voit les choses, mais surtout comment on ne les comprend pas152. »’

Cette interrogation proliférante s’impose parfois à un auteur comme Belletto153 :  ‘« Je me tortillais d’interrogations torturantes »’ (189), se lamente Soler, Le roman policier, à l’origine, se fonde sur un problème : Whodunit ? qui a tué ? Dans l’Enfer, la question principale est : comment retrouver Simon ? Elle soulève d’autres interrogations : qui l’a enlevé ? pourquoi ? la question de l’identité du ravisseur et de ses mobiles étant à résoudre nécessairement pour pouvoir retrouver l’enfant. Cette contamination du registre de la question est une particularité du roman noir, qui touche à la profondeur. Mais nos deux romans en rajoutent là encore : Belletto avec une sorte de maladie interrogative, Montalbán en superposant à la quête attendue un autre type de questionnement.

Cette accumulation de questions entraîne une confusion extrême, parce que l’enquêteur met tout au même niveau, sans subordination aucune : ‘« Liliane morte, Simon enlevé, l’amour de Michèle, Rainer Von Gottardt et son hôtel Renaissance [...] »’ (248). Cette prolifération tient à ce que Michel ne veut pas s’arrêter aux questions essentielles, comme la police officielle : ‘« [...] surnaturel et essentiel étaient demeurés cachés aux yeux des autorités médicales, municipales et policières »’ (194).

Soler exagère aussi l’attitude inquisitrice du détective et s’égare aux confins des interrogations principales, jusqu’à, par exemple, se poser des questions au sujet de la façon de fumer de Rainer Von Gottardt. Tout se passe comme si le héros représentait une sorte de maladie du questionnement, mécanisme sans fondement, pur réflexe de Pavlov aux rencontres extérieures :  ‘« - Où ? J’émis ce « où » avec brutalité, maladresse, sans nuance interrogative spéciale, un peu comme si j’avais trouvé une chauve-souris dans la boîte à gants et que je me fusse exclamé : « hou ! » [...] »’ (30).

On perd ainsi de plus en plus de vue la finalité propre que devrait avoir Soler, à savoir retrouver Simon : il n’a pas su éviter l’enlèvement, qui se produit au chapitre VII, et son itinéraire par la suite est plutôt réglé par le désir de fuir, de se consacrer à ses amours et à son travail ; le seul moment où le but apparaît clairement se situe au chapitre IX, lors de la scène violente de la rue du Soleil, où il échoue à récupérer l’enfant. Par la suite, il est davantage occupé par les femmes (Michèle, Isabel, Anne) et par Rainer que par la recherche qui le décourage : ‘« L’enfant selon moi était perdu. On retrouverait son corps un jour, ou peut-être jamais »’ (296). Il ne reprend le fil conducteur de l’enquête qu’à la suite des révélations d’Isabel (qui avoue d’elle-même, sans qu’il l’interroge), page 369 ; il retrouve dès lors aisément l’enfant.

Cette question qui essaime sans cesse, cette quête désespérée de ‘« Qui est à l’origine ? »’ (333),  s’inscrit dans une dimension métaphysique, mise en évidence par le titre du roman. Le verbe ‘« j’oubliai »,’ qui affecte l’objet principal de la quête et qui ponctue le texte, marque la divagation de Soler qui dévalue ce qui devrait être sa finalité directive ; d’où l’image récurrente des chemins de traverse, comme lors de l’escapade en Espagne, où le paysage tout entier traduit le cheminement ardu, les obstacles et la déroute de l’enquêteur hors de la voie principale de la recherche et du Bien, en quête d’une réponse absolue et définitive : ‘« Je débouchai sur une route plus importante, Rosas et Cadaquès indiqués à gauche, je pris donc à gauche (encore que j’eusse volontiers pris à droite et foncé, par humeur rageuse et désir mauvais de souiller mes propres bottes), quelques kilomètres avant Rosas encore à gauche, Cadaquès, une petite route qui tortillonnait dans un paysage désert et montagneux à nouveau, je n’y comprenais rien. La mer, invisible, mais qu’on devinait, s’enfonçait à l’intérieur de ce paysage montagneux et Cadaquès était tout au bout, à la pointe d’un V étroit, on avait l’impression d’arriver à la fin de quelque chose, qu’on ne pouvait pas aller plus loin, d’une extrémité possible du monde »’ (316). En définitive, perdu dans les errements de Soler, le lecteur en vient à oublier ce qu’il recherche.

Dès lors, la structure policière devient le support d’un système inextricable, compliqué et incertain, opposé à la démarche rationnelle et rassurante qui l’avait engendré depuis Poe, notamment parce que, comme le dit Montalbán‘, « on ne peut pas classer les gens dans une seule boîte »’ (53). A l’opposé du roman réaliste, où le paraître tend à coïncider avec l’être (par exemple dans la physiognomonie balzacienne), le roman policier introduit une faille, auquel le déchiffrement se propose de remédier ; Jean-Claude Vareille dit à propos des signes extérieurs :

‘ ‘« Leur lecture étant devenue incertaine, c’est sur une correction de leur déchiffrement qu’est bâtie l’intrigue, un rapprochement lent et progressif des deux bords de la béance154. »’ ’

Ce rapprochement restera cependant toujours incomplet dans les romans novateurs comme ceux de Belletto. Le mystère prolifère et habite ainsi tous les personnages duels de l’Enfer, comme Rainer, l’homme à ‘« l’étrange destinée »’ (351), dont même la biographie ne lèvera pas les « zones obscures » (221), ‘« le voile de mystère dont [s]a vie fut couverte »’ (221). D’aucun on ne saura le dernier mot : qui était vraiment Liliane, ‘« la femme dont j’étais le fils sans qu’elle eût enduré souillure »’ (202) et pourquoi son étrange langage ? On ne connaîtra pas le rôle exact des Dioblaníz ‘(« Une rumeur secrète. Nul ne saura jamais »’ (166)). Isabel Dioblaníz, instigatrice d’un crime odieux et de meurtres en série dans son pays, gardera jusqu’au bout son air charmant. Michèle emporte, avec ‘les « ondes indéfinissables »’ (155) de ses yeux, le secret de sa dualité, de cette haine qu’elle semble, d’après Soler, porter à son frère, de sa complicité éventuelle avec Isabel Dioblaníz (304), de sa culpabilité apparente : « Mystère » (363). On ne saura rien d’Ana de Tuermas, « très secrète » (218), morte, absente au récit, dont la rupture avec Rainer est un « mystère » (271), ombre portée sur sa soeur Isabel, qui a pris sa place ‘« parce que la vie de [s]a soeur a toujours été un mystère pour [elle]»’ (370), et dont la beauté est incompréhensible ‘(« La sieste est le secret de votre éternelle jeunesse ? »’ (354)). Simon, que son amnésie a sauvé de la mort devient, comme son père, un ‘« mort-vivant auquel nul secret jamais ne serait arraché »’ (377). La figure du père, d’ailleurs, représente la quintessence du mystère, ‘« la tête farcie des secrets de l’histoire, mais qu’il était incapable d’exprimer »’ (239), et c’est sans doute pourquoi, Soler, qui s’est investi de la mission d’enquêter, ne peut supporter le ‘« vieux et mystérieux colonel »’ (240), et va jusqu’à imaginer de lui lancer une grenade sur les genoux pour voir s’il parlerait !

Le narrateur lui-même, dont le tiroir à secrets a été « violé » (171) par l’« indiscrète » (171)  Michèle (acte dont on peut se demander s’il ne constitue pas la vraie raison de l’éloignement de Soler à son égard), confesse ses zones obscures, comme l’échec de sa carrière de pianiste : ‘« Mystère. Un élan brisé »’ (52). Il s’inquiète souvent de cette opacité et l’enquête va l’aider dans cette recherche de lui-même : ‘« [...] et ainsi je voyais mieux les mystères de ma vie [...] »’ (225). Au moment où il va retrouver Simon, il croit avoir tout dominé : ‘« Nul besoin de fond pour voir mieux les mystères de ma vie, nul besoin, comme je l’avais cru innocemment, de me crever les yeux à tenter de distinguer la clé du mystère invisible dans le coin du dessin : je continuais seul, sans l’aide ni l’entrave du Maître, ma vie tout entière devenait figure mais j’y pénétrais tout entier et m’y mouvais en maître, et la clé du mystère, je la traçais moi-même ! »’ (372). Soler refuse alors le destin oedipien dévolu au détective, il croit tenir les rênes de son destin et se substitue à son dieu (Rainer Von Gottardt) et même à Dieu. A la fin, devant Simon dans son lit d’hôpital, il constate avec apaisement : ‘« Enfin quelque noeud mystérieux se défit en moi »’ (386). Cependant le roman se termine sur l’affirmation de l’incertitude absolue : les deux De Klef, clefs de l’énigme, ne permettent pas d’ouvrir la porte éternellement close du mystère passé.

Les arcanes des êtres influent sur leurs rapports, ‘ces « raisons mystérieuses d’accord d’être à être, de folie à folie »’ (133), qui les poussent à de ‘« secrète[s] invite[s]’ » (141) : Soler observe, après y avoir cédé, qu’il s’est ‘« épris un jour subitement, mystérieusement » (388’) de Michèle. Avec Isabel, c’est encore la même histoire : ‘« les mystères de l’existence, de la chaleur et de la nuit [...] nous jetèrent dans les liens mordants d’un amour et d’une tendresse bien réels »’ (366).  Par ailleurs, Michel et Simon se régalent à l’idée d’entretenir une complicité dont est exclue Michèle : ‘« Moins il y a de personnes dans un secret, mieux c’est »’ (130).  Le sens enfantin du mot « secret » est tout à coup retourné et rendu à sa vraie dimension terrifiante par l’enlèvement réel de l’enfant.

Le climat mystérieux atteint même des personnages clairs comme Anne, dont la musique contient un ‘« secret enfoui »’ (361), et dont la guérison est étrange, « complication soudain simplifiée, pourquoi, mystère » (362). En fait, Soler est celui par qui tout devient déroutant, tout ce qu’il voit l’interroge, depuis le canal de Jonage, où il imagine les ‘« mystérieux traitements »’ (169) qu’on fait subir aux noyés, en passant par la télévision qui « délivr[e] quelque secret »  (24), jusqu’aux concerts du 15 août, tenus ‘« presque secrets malgré les affiches » ’(28), et dont le dernier lui paraîtra un « sommet d’étrangeté » (301) ; même un mot français peut lui paraître d’une sonorité « mystérieuse » (146) ! Tous ces mystères s’entremêlent et constituent des mises en abyme du secret principal, en creusant encore davantage le gouffre. Et ce n’est pas de retrouver Simon qui parviendra à suturer toutes ces béances !

Cette dissémination va à rebours du principe de restriction finale du soupçon : le policier, habituellement, après avoir laissé planer l’ombre d’une suspicion générale, chaque témoin étant un suspect, concentre la culpabilité sur un seul ; ici, chaque protagoniste garde sa part obscure et le secret semble une contagion. Comme le dit Alain-Michel Boyer à propos d’Henry James :

« [...] alors que la précellence de la ratio épuise toutes les inconnues, alors qu’un discours organisé, clos, logique, se substitue pour finir à l’empire de l’énigme, il arrive que celle-ci, dans certains romans, ne soit en fait qu’un masque ou un postiche qui cache d’insondables mystères - des mystères dont le contenu importe moins que le principe de leur détention 155 . »

Dans les Mers du Sud, c’est le secret qui a tué Pedrell ; c’est ce que découvre Pepe, après avoir vainement tenté de coller à cette histoire une solution conforme à l’hypotexte, c’est-à-dire un crime. Nul n’a tué le promoteur, Pedro l’a seulement blessé, et Lita n’a pas pu le sauver, pour que soient préservés tous les secrets : ‘« Il ne voulait aucun hôpital [...] Il demandait un médecin ami » ’(300).  La famille Briongos a protégé les siens en ne disant rien, les siens, c’est-à-dire les deux fils naturels, les deux fils du secret, Pedro, au double patronyme mystérieux, et l’autre, fils d’Ana et de Pedrell, qui n’a pas de nom.

Dans ce roman, l’éviction de la quête principale est posée encore plus clairement. On s’attend à ce que les employeurs de Pepe lui demandent de retrouver ceux qui ont tué Stuart Pedrell ‘(« Vous voulez aussi l’assassin ? »’ (25), s’enquiert le privé), mais on ne lui donne, comme mission, que d’établir l’emploi du temps du promoteur pendant un an. L’enquêteur ne semble pas convoqué pour assurer une quelconque vengeance, une remise en ordre, il n’intervient pas dans un monde d’ignorants où il se valoriserait : ‘« Aujourd’hui nous savons avec certitude qu’il n’est jamais arrivé en Polynésie. Nous ne savons pas où il est allé, ni ce qu’il a fait pendant tout ce temps, et nous devons le savoir » ’(25). Cette connaissance, accessoire pour un lecteur de roman noir, se présente pourtant comme essentielle : ‘« Comprenez-moi, il y a beaucoup d’intérêts en jeu »’ (25) lui dit Viladecans. Savoir ce qu’un agent du capital comme Pedrell a fait d’un an de son existence, c’est s’assurer qu’il n’y a pas danger de dispersion du capital ; et peu importe ce que l’individu a connu pendant cette année, s’il a été heureux, pourquoi il est mort, qui l’a tué. En ce sens, Carvalho donne satisfaction à sa cliente en lui affirmant qu’Ana ne réclamera rien pour élever l’enfant que Pedrell lui a laissé : pour Mima, l’enquête aurait pu s’arrêter là.

Tel qu’il est présenté, l’enjeu semble absurde à Carvalho : ‘« Avec tout ça je dois reconstituer un an de la vie d’un mort, ça semble grotesque. Qu’est-ce que ça peut lui faire au mort cette année-là ? Mais du mort tout le monde s’en moque. Chaque mort révèle l’inexistence de l’humanisme » ’(85). Le cadavre, élément fondateur et structurel du roman noir, incipit obligé, devient totalement accessoire, selon le constat de Theodor Adorno :

« Depuis la décadence du roman policier telle qu’elle se manifeste dans les livres d’Edgar Wallace, qui semblaient se moquer des lecteurs par le peu de rationalité, de construction, les énigmes non résolues et les exagérations grossières, et qui en cela anticipaient de façon grandiose la représentation collective de la terreur totalitaire, le genre de la comédie macabre s’est développé. Alors qu’elle continue à prétendre se moquer de la fausse horreur, elle détruit les images de la mort. Elle présente  le cadavre en ce qu’il est devenu, un accessoire 156 . »

Le corps de Pedrell est un pur prétexte aux spéculations de sa famille et au trajet du détective. La mort est niée, gommée par la société actuelle : nul ne s’intéresse à la mort de Pedrell dans le roman espagnol, il est traité comme un ‘« chien crevé’ » (295). Dans l’Enfer, Marc Philippon est l’‘« impeccable’ » (198) incinérateur de Liliane, faisant preuve d’une ‘« sobre sympathie »’ (198) à l’égard de Michel, tandis qu’ ‘« on entend brûler les corps »’ (199), malgré la musique d’ambiance destinée à étouffer le bruit.

‘« Le mort n’intéresse la société que dans la mesure où elle peut trouver l’assassin et lui administrer un châtiment « exemplaire ».’ ‘Mais s’il n’y a pas la possibilité de trouver un coupable, la victime cesse d’être un sujet d’intérêt, au même titre que l’assassin »’ (85), poursuit Carvalho. L’affaiblissement idéologique des rôles fortement représentés et distribués dans le roman policier (le criminel, le détective, la victime) semble rendre le genre caduc et suranné, en portant atteinte à la représentation qui le structure ; d’où le sentiment de vacuité éprouvé par le privé espagnol.

Et pourtant, dans ses propos, il est encore en deçà de la dégradation observable dans la société, puisque le roman montre que, même en connaissant le coupable, on ne le poursuit plus. Le cadavre ne compte pas plus que le criminel : savoir que Larios est le tueur ne règle rien, puisque derrière lui se profilent toutes les conditions socio-économiques qui l’ont poussé à ce geste et l’ont fait tel qu’il est : ‘« Quoi qu’il ait fait, tout son passé l’explique »’ (281). On est donc bien loin du roman classique dont Jacques Dubois dénonce le stratagème réducteur : restreindre le problème à un nom pour clore l’enquête.

« Par la magie du nom, elle suture la béance identitaire et le livre peut se refermer [...] [cependant] jamais le nom d’un coupable n’abolira la crise générale, sauf en termes de répit psychologique ou idéologique 157 . »

Montalbán choisit un tueur de petite envergure, périphérique, dont on ne connaît l’existence que tardivement ; cet assassin est terriblement fatal, sociologiquement et intertextuellement, car choisi dans un milieu, où, comme disait Hammet, le crime est logique, et dans le personnel coupable traditionnellement dans le roman noir : l’auteur n’entretient donc pas de suspense par rapport au Whodunit, alors que dans le roman noir, d’après Todorov, il doit y avoir suspense. Au contraire, dénonçant la mauvaise foi du narrateur classique, l’auteur espagnol laisse tourner à l’infini des potentialités le tourniquet des rôles, fixé par hasard sur Pedro, et sans que cela ne revête une quelconque signification, on le sent bien, puisque chacun eût pu être le coupable. Le peu de cas que l’on fait du responsable, l’euphémisation de son crime en simple bêtise de gosse, la dispersion de la responsabilité, tout cela focalise notre attention sur le mystère que constitue la victime.

Cette finalité nous autorise à voir dans la minimisation de la figure du criminel autre chose que le mépris conspué par Siegfried Kracauer158 : il s’agit pour Montalbán de montrer ce qui est important. La figure du criminel n’est qu’un lieu commun du roman policier, un détour explicatif obligé ; mais l’essentiel est ailleurs, dans la tentative de description du disparu, centre du texte, à l’encontre des pratiques génériques, qui l’évacuent au profit de la ratio. De surcroît, l’inanité du personnage du criminel dans les Mers du Sud signifie bien que toute mise à mort serait superflue : Pedro Larios a déjà été tué socialement. C’est ce que les propos de ses proches, réclamant pour lui l’indulgence, traduisent ; en minimisant son geste, ils le privent de toute dimension. Le sort de Pedro ne compte pas parce qu’il est déjà mort, nié par la société entière. Lui donner un nom de sa propre famille montre assez la sympathie que Montalbán témoigne à ce personnage victime de la société.

Ainsi, le choix du criminel s’explique par l’intention de l’auteur espagnol : concentrer l’intérêt sur Pedrell. Pour l’auteur catalan, on ne peut plus abuser le lecteur sur l’issue du roman policier, tout le monde à présent sachant que, de quelque façon que ce soit, ce mystère sera dévoilé : il faut donner un autre enjeu à ce genre narratif.

Montalbán va alors l’utiliser pour ses composantes mêmes : l’interrogatoire des témoins multiples permet d’intégrer de multiples voix narratives et de montrer les diverses facettes d’un même individu ; il y a là un recours intéressant pour renouveler par le policier le roman psychologique. Pepe se perd dans cette vision kaléidoscopique qu’on lui donne du même homme. Dans le roman espagnol, le mystère ne se clôt pas non plus parce qu’il n’est plus (n’a jamais été ?) celui d’une mort, mais d’une vie, dont toutes les facettes dispersent la compréhension, rendent impossible une approche globale. Montalbán a conçu son détective en pensant à Maigret bien plus qu’aux privés américains, le faisant fonctionner par « empathie »,

« c’est-à-dire par un sentiment de sympathie tellement fort et intériorisé qu’il conduit Carvalho, comme Maigret, à vivre mentalement, affectivement, ce qu’a vécu moins l’assassin que la victime 159 . »

La technique inquisitrice n’est pas sans évoquer l’approche livresque : Carvalho reçoit les informations sur Pedrell comme le lecteur face au livre où il glane différents éléments sur un personnage qui ‘« naît seulement des unités de sens, n’est fait que de phrases prononcées par lui ou sur lui »’, selon la théorie de Welleck et Warren, rappelée par Philippe Hamon, qui ajoute :

« Un personnage est donc le support des conservations et des transformations sémantiques du récit, il est constitué de la somme des informations données sur ce qu’il est et ce qu’il fait 160 . »

Dans les Mers du Sud, et contrairement à d’autres romans de Montalbán qui répondent parfaitement à cette définition161, la victime n’existe que par les conversations et les rumeurs. Ce qui intéresse ici Montalbán, c’est le mystère d’un être qu’on tente d’approcher dans les visages multiples qu’il a exhibés ; ce qui n’est pas sans évoquer l’éparpillement identitaire de Soler, dans l’Enfer (cf. 262-263).

Ainsi, dans les Mers du Sud, Stuart Pedrell n’est pas perçu pareillement par sa femme (« il était étouffé par l’opulence » (26)), par sa fille Yes ‘(« Si beau, si intelligent, si sûr de lui, si élégant »’ (103)), par son amie Teresa ‘(« il a été victime du puritanisme franquiste » (117’)), par la société ‘(« dans tous les milieux, on le considérait comme un oiseau rare »’ (54)), par ses associés : Planas ‘(« Il n’avait pas su dépasser le traumatisme de la cinquantaine »’ (70) ; ‘« il avait trop de temps pour se contempler le nombril et courir après les femmes »’ (71) ) et Munt ‘(« masochiste, il souffrait par définition » (’97)) ; par Artimbau ‘(« un entrepreneur brechtien’ » (56)), par un policier (« un mec riche » (30), sûrement homosexuel et « amnésique »), par les gens de San Magin ‘(« il avait l’air d’un étranger »’ (172)). Si sa maîtresse Adela était gênée par « son goût pour les petites filles du jardin d’enfant » (122), pour Nisa, au contraire, c’était ‘un « compagnon merveilleux’ » (136), ‘« plein d’inquiétude et de curiosité »’ (136), et pour Ana, ‘« Il savait écouter. Il savait dialoguer’ » (230). Carvalho recueille ces différentes identités et ne tente pas d’en faire la synthèse, percevant quant à lui Stuart comme un « martien » (230 ), un « sacré filou » (156), ‘« un Gauguin manipulé par un auteur fanatique de réalisme social » (’193)  (l’auteur de roman noir ?), finalement un être dont il se sent proche, parce qu’éclaté comme lui :

‘ ‘« Nous ne sommes pas faits d’une pièce. Nous sommes comme un prisme et chacune des facettes de ce prisme est fonction de la façon dont tu te situes par rapport à autrui162. »’ ’

Le roman est alors construit comme le personnage, mêlant les différentes voix qui parlent du mort. Le cadavre, « fiction de fiction 163 », compte donc bien peu au regard du vivant, c’est pourquoi Montalbán adopte sans problème (mais pour des raisons différentes) la vision coutumière au roman policier, où la dépouille mortelle fait figure de simple amorce à l’enquête : « un cadavre, ça fait parler 164  », écrit Alain-Michel Boyer‘: « Chaque fois que tu viens, c’est pour me parler de cadavre. Tu m’invites à dîner, après quoi tu repars chercher le cadavre »’ (113), se plaint une indic de Pepe.

Le travail, ou plutôt la tentation de Pepe, sera donc de « se conformer à son éthique professionnelle » (270), c’est-à-dire, contrairement à ce que lui dit Munt ‘(« M. Carvalho ne veut ni se compliquer, ni nous compliquer la vie »’ (270)), de creuser derrière la première question et de faire affleurer toutes les autres jusqu’au vertige, pour atteindre la vérité contenue dans le cadavre-palimpseste de Pedrell : comme dans l’Enfer, une question posée en contient d’autres, et Pepe, en enquêtant sur Stuart, trouvera aussi ses assassins, malgré les pressions qu’il subit de la part des adversaires de la vérité.

Ainsi, d’un roman à l’autre, Carvalho s’attache au disparu, dont chacun parle différemment et de manière inépuisable : ‘« Après, au fur et à mesure qu’on avance, on finit toujours par leur trouver quelque chose. On tombe amoureux de quelqu’un. Moi, du mort, presque toujours »’ (la Rose d’Alexandrie, 85-86).

Cependant, ce qui permet l’enquête, ce n’est pas le cadavre à proprement parler, mais ce qu’il a dans les poches : de la poésie. L’enquêteur va grâce à elle réhabiliter la victime, véritable auteur que cherchait Pedrell, faisant en sorte que ce dernier hante le texte de son absence, qui fonde le récit.

Notes
152.

E. Mendoza, cité par J. Carcelen et G. Tyras, « Panorama du roman noir espagnol », in Hard-Boiled-Dick, pp. 23-24.

153.

Belletto, dans l’ interview à Ecrivain Magazine, p. 45, précise que le mystère est la matrice de son oeuvre :  « [...] c’est cet aspect des choses qui m’a en partie poussé à écrire un premier livre, disons obscur, compliqué. Comme si j’avais mis à l’intérieur un secret destiné à être découvert, ou non découvert, par le lecteur comme un jeu de pistes. Et un secret qui était caché aussi à mes propres yeux. »

154.

J.C. Vareille, l’Homme masqué, p. 44.

155.

A.M. Boyer, « Caïn, Sherlock Holmes et Sigmund Freud, vers une logique du secret », in Modernités, p. 32.

156.

Th. Adorno, op. cit., pp. 216-217.

157.

J. Dubois, op. cit., p. 214.

158.

S. Kracauer, op. cit., p. 169.

159.

M.V. Montalbán, le Désir de mémoire, pp. 158-159. Cf. le dialogue entre G. Tyras et M.V. Montalbán, ibid., p. 209.

160.

Ph. Hamon, le Personnel du roman, p. 20.

161.

Par exemple dans la Solitude du Manager, où la victime (un ancien ami de Carvalho) est rendue vivante, décrite par ses faits et gestes, par une série de retours en arrière.

162.

M.V. Montalbán, le Désir de mémoire, p. 259.

163.

J.P. Colin, le Roman policier français archaïque, p. 200. J.P. Colin utilise une belle image : la « réanimation narrative » qui permet au texte de faire revivre le disparu.

164.

A.M. Boyer, « Portrait de l’artiste en policier », in Modernités, p. 222.