2.4.3. L’enquête derrière l’enquête

En effet, parallèlement à cette dévaluation de la finalité propre au genre policier, Montalbán effectue un déplacement de cette destination. Le titre du roman l’atteste : on assiste, à l’intérieur du roman noir, basé sur la recherche du criminel, à l’enchâssement d’une deuxième enquête qui semble porter la signification finale du livre. Carvalho s’attache à chercher d’où vient le vers trouvé dans la poche de Pedrell ( più nessuno mi porterà nel sud, vers placé en épigraphe du roman ) dès le début de sa quête, lors de son investigation dans le bureau de Pedrell : il trouve d’abord des indices semblant corroborer le sens premier du vers retrouvé, une attirance vers le Sud, à travers la carte à ‘« l’immense Pacifique criblé d’épingles, jalons d’un itinéraire rêvé »’ (43) et l’omniprésence de Gauguin.

Il passe en revue les ouvrages de sa bibliothèque, en particulier la poésie, tombe sur un poème intitulé « Gauguin », dont il ne précise pas l’auteur (43), puis retrouve le vers italien dans un document où figurent deux groupes de vers, le premier en anglais, le second également en italien ; mais si le détective est armé pour traduire, il semble avoir du mal à se faire herméneute et ses connaissances sont limitées ‘: « Il chercha un éventuel sens cabalistique aux trois groupes de vers » ’(45).  Son manque de moyens est tel qu’il se rabat sur la carte et sur les peintures, dont le sens semble plus tangible ; c’est ainsi qu’il repère le peintre Artimbau, ce qui va lui donner une deuxième direction. On voit ici que ce qui structure l’enquête de Pepe est d’ordre culturel, les arts et la littérature formant une nébuleuse dans laquelle il se perd : chaque rencontre devra combler les cases manquantes - ou volontairement obscurcies - de la culture de Carvalho (tout ce qu’il n’a pas lu dans la bibliothèque de Pedrell et ses lacunes artistiques).

Il reste pendant les deux chapitres suivants avec Artimbau, lequel lui révèle qu’il devait réaliser une fresque sur Gauguin pour Pedrell, « son obsession » (57). L’entrevue se termine sur l’aveu d’Artimbau de son ignorance concernant le vers italien ; mais il reconnaît le vers anglais, sans pouvoir l’attribuer : ‘« Lire jusqu’à la nuit tombée, et en hiver voyager vers le Sud, je le lui ai entendu dire souvent. C’était son leitmotiv d’éthylique »’ (58). A partir de là, d’abord chez Pedrell, à Puxtet, Pepe suit la piste des vers et de Gauguin, dont il retrouve la toile métaphysique : ‘« La chambre ne présentait rien de bien significatif, mis à part l’excellente reproduction peinte de  Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? D’où venons-nous ? de Gauguin »’ (62). Carvalho rencontre également Yes, fille de Pedrell, poète amateur comme son père et persuadée de son départ vers le Sud.

Cette thématique et ces vers obsèdent Pepe même s’il en parodie parfois le sens : d’autres poèmes lui reviennent (85) par association d’idées ; il se souvient avec nostalgie d’une de ses virées ‘« sur les routes du sud, à la recherche d’un restaurant murcien »’ (83), et se moque en passant d’un chauffeur de taxi, en travestissant le vers anglais ‘: « ça lit Marx jusqu’au soir et au printemps ça fait le voyage jusqu’à la montagne sacrée »’ (86). En fait, l’enquêteur se sent dépassé ; après son entrevue avec Planas, qui le renvoyait à l’enquête traditionnelle (sur l’homme, pas sur la poésie), il se dévoie et entre comme par hasard dans la Conférence sur le roman noir, comme s’il avait besoin de se ressourcer chez les théoriciens pour réapprendre à mener une enquête. En sortant, il reprend le fil directeur poétique en appelant Fuster : ‘« Toi qui connais des gens à l’Université, en littérature, etc., trouve-moi quelqu’un capable de déchiffrer le sens de vers italiens »’ (84). 

Cette quête trouve alors un relais important, à l’acmé du roman, lors du repas avec Fuster et Sergio Beser : ce dernier, étant professeur de littérature, tient lieu d’indicateur privilégié. Deux chapitres, au centre de l’oeuvre (XX-XXI), sont consacrés à ce repas, pendant lequel le professeur se substitue au détective en assumant sa fonction et ses attitudes, d’une façon d’ailleurs plus classique que Carvalho, et s’apparentant davantage au rituel du héros d’Agatha Christie à la fin d’une enquête, lorsqu’il rassemble les protagonistes pour mettre en scène ses découvertes, après sa recherche : ‘« Fuster et Carvalho s’étaient levés, excités par la révélation toute proche. Toute la chaleur du repas et de l’alcool se leva avec eux ; ils voyaient Sergio drapé dans des brumes d’émotion, du haut de son mât, le missel à la main, et le geste grave de celui qui va vous communiquer le dénouement »’ (147). La référence parodique à l’enquêteur classique se manifeste à travers plusieurs images, attestant de son poids religieux (le missel), affectif, herméneutique, de sa supériorité héritée du héros des romans populaires (le mât renvoie aux pirates des romans d’aventure) et de son aura mystérieuse fixée depuis les romans gothiques (la brume).

Beser identifie donc les vers, dont les auteurs sont T.S. Eliot, Pavese et Quasimodo ; c’est ce dernier qui a été le plus ardu à retrouver, et il donne la clé de l’énigme ‘: « La tristesse d’un Méridional qui reconnaît son impuissance à retourner vers le Sud. Son coeur est déjà retenu dans les prés et les eaux sombres de Lombardie »’ (148). Est dévoilée ici la réversibilité du thème du Sud et surtout l’impossibilité du départ. Pedrell n’est donc pas parti ; il a été retenu dans le côté « sombre » de sa vie - impuissance que viendra confirmer un poème de Cernuda découvert chez Pedrell/Porqueres à San Magin (193). Beser relance alors l’autre aspect de la culture de Pedrell, l’attrait du social et de la politique, que Pepe avait négligé et qui pourtant va achever de l’éclairer et de l’orienter vers San Magin : ‘« C’est presque un poème social. [...] Ce sont des poèmes publiés après-guerre en plein néo-réalisme critique.[...] » ’(148). 

La poésie ramène ainsi l’enquêteur vers la signification idéologique du passage de Pedrell de sa résidence de Puxtet, « derniers contreforts où la très haute bourgeoisie s’est maintenue dans ses vieux manoirs dignes » (59), vers la banlieue ouvrière, et singulièrement vers le ghetto de San Magin, c’est-à-dire à l’extrême-gauche de la ville : ‘« Tu y es sûrement allé en métro, pour lier davantage le fond et la forme de ce long voyage dans les Mers du Sud »’ (156). Ce métro, ici transformé par l’allusion aux mers du Sud, semble une sorte de Styx, puisque le passage de Stuart d’un pôle à l’autre de la ville lui sera fatal. Et son corps sera ramené par ses anciens amis du camp des nantis tout à fait à l’est de Barcelone, au nord-est précisément, dans une autre banlieue, la Trinidad.

Les cinq poèmes cités concernant l’enquête (Pavese, Quasimodo, Eliot, l’auteur non identifié et Cernuda) sont d’abord pris en tant qu’uniques indices, en particulier les trois fragments principaux, les deux derniers ne servant qu’à amorcer et à confirmer la direction prise par l’enquêteur, puisqu’il les découvre au début de l’enquête pour l’un, et à la fin, à San Magin, pour l’autre. En tant que tels, ils donnent toute sa signification à la nature même de l’indice, qui est toujours trace scripturale, puisque lue par le détective :

« Le mystère policier, c’est avant tout une inscription qu’il s’agit d’intégrer au syntagme livresque que constitue le récit du crime [...] L’avènement du genre ne se fait véritablement que lorsque l’indice cesse d’être simple trace, lorsqu’il devient, effectivement et littéralement, un signe scriptural 165 . »

Montalbán semble avoir obéi au pied et à la lettre à cette indication d’Uri Eisenzweig, puisqu’ici, le seul indice, ce sont des vers, une matière à lire ; lisible, mais obscure, ce qui est le propre de l’indice scriptural, incomplet dans le sens ou dans la forme (mot inachevé désignant le meurtrier, message sibyllin comme dans Hors-Jeu, etc.). C’est pourquoi un lecteur érudit, un professeur de littérature, se révèle ici nécessaire. En effet, si l’indice traditionnellement est ce qui amorce le jeu entre lecteur et détective, cette démarche ludique est totalement désamorcée ici, puisqu’il s’avère impossible de déduire une certitude d’un vers poétique, la démarche déductive ou inductive n’étant pas appropriée. En même temps, l’auteur révèle par là ce qu’il y a de leurre dans tout indice pour le lecteur, les dés étant pipés : ici le détective lui-même est perdu et cet indice lui glisse entre les doigts, il ne sait pas à quoi le relier, quel sens lui donner. Nous sommes donc à égalité ; Carvalho doit en référer à plus herméneute que lui  : ‘« Je ne peux pas tout savoir. La poésie n’était pas mon fort et votre mari était passionné de vers » ’(208), dit-il à la veuve qui s’étonne de voir Beser au nombre des témoins. A une lecture ludique, Montalbán substitue une lecture poétique.

Les poèmes prennent également en quelque sorte la place des témoins, puisqu’ils apportent des informations sur l’être intime du disparu ; ils portent en eux toute l’ambiguïté de cette position narrative : si la poésie est accusée de produire du mensonge, notamment par Beser (les poèmes sur le Sud, par exemple, ont créé une ‘« mythologie littéraire du néant »’ (148)), elle est par sa nature même équivoque, à l’image du témoin qui se prétend à la fois impliqué (car au courant des événements) et extérieur (car innocent).

A cause de cette ambiguïté, Carvalho comprend qu’il doit quitter le domaine dangereux de la métaphore et tente de se diriger vers une interprétation terre-à-terre du vers de Quasimodo, qu’il finit par découvrir en dépliant sa carte, au terme d’une ultime divagation-digestion du vers anglais (qu’il déclame, comme Pedrell, en état d’ivresse) et des vers de Pavese. Or, cela l’amène, par association d’idées, à reprendre une autre métaphore, obsédante chez lui, puisqu’elle apparaissait dès la page 129, à propos de tout autre chose, qui va lui permettre de résoudre l’énigme : ‘«  Le Sud, c’est la face cachée de la lune.[...] Du doigt, il désigna l’endroit où l’on avait découvert le cadavre de Stuart Pedrell. Son regard voyagea jusqu’à l’autre extrémité de la ville. Le quartier de San Magin. [...] »’ (154).

En dernière instance, c’est sa propre intuition poétique qui tire Carvalho de la démarche rationnelle et lui fait trouver la solution, qui fait tout concorder : Gauguin, le réalisme critique et la poésie : ‘« Tu es allé à San Magin voir ton oeuvre de près, voir comment vivaient tes Canaques dans les cabanes que tu leur avais préparées »’ (156). Après la rencontre avec le criminel, la métaphore, qui perdure dans tout le roman, est reprise explicitement : ‘« Il laissait derrière lui les îles de ciment de cette Polynésie où Stuart Pedrell avait tenté de découvrir l’autre visage de la lune »’ (295). La lune de Pedrell étant située dans les quartiers bourgeois du nord de la ville, il est allé chercher l’envers de la lune au sud, dans un de ces quartiers pauvres dont il avait été le promoteur. C’est là que doit se diriger l’enquêteur, qui s’était jusque là fourvoyé dans l’endroit du décor.

Cette intuition de Carvalho, en ce qu’elle est étrangère à la démarche rationnelle d’un enquêteur, non conforme à l’horizon d’attente réaliste du lecteur de roman policier, n’est pas avouable à cette première lectrice qu’est Mima Pedrell : c’est pourquoi Pepe ‘allègue « une de [s]es erreurs »’ (310) pour lui expliquer son initiative d’aller à San Magin : une « erreur » d’un homme rationnel est préférable à une intuition poétique, surtout pour une femme comme Mima, elle qui va reprendre à son compte le projet de son mari, mais en le prenant au pied et à la lettre et en partant vers le sud pour sa « gratification personnelle » (311).

Le corps de Pedrell est ainsi doublement un « cryptogramme  166  », origine du crime et du texte, selon Jacques Dubois, puisqu’il contient un poème générant une autre quête : l’enquête se dédouble donc dans le roman de Montalbán, et la quête principale offerte au lecteur avisé est celle d’abord d’une recherche en paternité (trouver les auteurs de plusieurs extraits poétiques), qui se termine au chapitre XXI, puis d’une quête de sens, une lecture poétique qui donne un accès à la métaphore et la dénoue (cf. 5.2.2.). Cette métaphore, prohibée dans le genre policier classique, contamine ici tout le texte ; si elle délivre la clé de l’énigme de la mort de Pedrell, elle ne donne évidemment pas son sens ultime, mais une constellation de sens. En cela, Montalbán tourne encore le dos à la tradition, où le détective, par son discours, appauvrit les significations jusqu’à obtenir un sens unique, faiblesse du genre policier pour Roland Barthes167. Ce résultat monosémique est conforme au projet classique d’« herméneutique feinte », comme l’explique Alain-Michel Boyer :

« Certes, le détective, comme le psychanalyste, ne peut découvrir que ce qu’il cherche, mais, en bâtissant une architecture de sens, chacune de ses interventions réduit la multivocité ou la surdétermination des signes pour transférer ceux-ci à l’intérieur d’une grille de lecture spécifique où il ne leur reconnaît qu’une seule valeur 168 . »

En définitive, le titre du roman (comme fréquemment chez Montalbán, par exemple dans la Rose d’Alexandrie) réactivé en de nombreux points du texte, à travers des métaphores isolées (« nue comme si elle émergeait de l’océan de la nuit » (107)) ou filées (l’assimilation de l’enquête à San Magin à une navigation :  ‘« Je n’ai pas pris de boussole pour pouvoir te donner la longitude et la latitude » ’(192)), indique la lecture qu’il faut en faire, ce qui compte le plus, ce que confirme Claude Duchet. Pour lui, le titre est

« l’anticipation métaphorique du dénouement auquel il donne valeur de mythe, la réfraction du texte sur le titre le réactivant poétiquement  169

Belletto dit également qu’‘« un titre est le premier et le plus bref résumé d’un livre 170 »’. L’Enfer voit s’opérer un dédoublement et une double lecture s’instaure : ce roman est avant tout la quête d’un récit, l’enfer de la création, l’autobiographie de Rainer Von Gottardt, réécrite par Soler, qui dit « je » à la place du Maître.

Le nom de ce personnage apparaît dès la page 16, où il constitue le bruit de fond (Soler écoute un disque de lui), perdu parmi ces multiples détails qui éveillent la vigilance d’un lecteur de romans policiers en quête d’indices ; il réapparaît page 29, Soler rappelant leur ‘« rencontre manquée ’» de 1969, à travers une périphrase éclairante (et souvent réutilisée) : ‘« ce pianiste que je vénérais à l’égal d’un dieu ».’ Le ‘« pianiste mutilé »’ (32) a envoyé à Soler une carte postale qui annonce sa venue à Lyon et prie Soler d’en « garder le secret » (49), un ‘« secret absolu »’ (250) ; on ne saura jamais pourquoi. Lorsqu’il fait son apparition, il suscite immédiatement chez Michel (pourtant sur le point de se suicider) une démarche inquisitrice : ‘« Quels maux, quels impitoyables coups de l’existence, quels tourments du corps et de l’âme avaient réduit Rainer Von Gottardt à cet état de vieillard avant l’âge ? »’ (47). Le corps de Rainer est une énigme et on cherche à lire une histoire passée, une ‘« existence douteuse »’ (250) à travers lui : palimpseste vivant, recouvert entièrement des « stigmates » (270) des épreuves vécues, ce corps de « monstre aquatique » (302) est comme revêtu d’une substance qui cache son être, d’« une enveloppe charnelle, énorme, craquelée, cartonneuse, tavelée » (310), et même son regard en est affecté, à cause des ‘« paupières de terre glaise séchée »’ (167). L’imminence de la fin achève encore d’altérer ses traits :  ‘« Son corps, déjà habité par la mort qui y prenait ses aises et le transformait monstrueusement »’ (54). 

Tout est donc étrange chez cet homme à ‘« l’accent indéterminé »’ (161), que son ‘« obésité monstrueuse »’ (47) et sa laideur rendent extraordinaire, ‘« phénomène de foire »’ (215), loin du « commun des mortels » (167). L’énigme qu’il constitue tient d’abord dans cette proximité avec la mort que Soler note à chaque entrevue : il lui semble ‘immédiatement « plus mort que je ne l’étais moi-même »’ (54), ‘« il se tuait »’ (81), ‘« se mourait en ma présence »’ (85). C’est effectivement le cas puisque la quantité de jours qu’il lui reste à vivre est conditionnée par sa biographie : quand Soler aura enregistré la totalité des propos de Rainer, le pianiste devra mourir pour que la biographie puisse s’achever.

Par ailleurs, l’ambiguïté de Rainer est déroutante, puisqu’il possède toujours mystérieusement la séduction de sa jeunesse, grâce à son regard, qui a gardé quelque chose de l’‘« expression angélique »’ (270) qu’il avait étant enfant, malgré son air terrifiant : ‘« Coiffé d’une perruque, il aurait semblé une caricature du portrait de Bach par Haussmann, avec plus de chair encore, plus de mollesse, plus de lascivité, presque du vice dans l’expression de la bouche, on aurait dit à cette seconde qu’il assistait à d’ignobles tortures et qu’il s’en délectait. Et pourtant, il me séduisait [...] »’ (49) ; cette ambiguïté amplifie celle d’autres personnages : Simon, Michèle, les Dioblaníz, et elle accentue la confusion des rôles, à l’opposé de tout manichéisme. En fait, les rares personnages lumineux (Anne, Patrice Pierre, Torbjörn) ne sont pas concernés par le drame, restant en coulisses, comme si le climat noir entachait irrémédiablement ses protagonistes principaux.

Ainsi, Rainer apparaît comme à la fois victime et criminel : victime, puisqu’il a perdu un doigt dans des circonstances indéterminées, qu’il a souffert à cause d’une femme, que sa maladie confine au martyre ; criminel, puisqu’il appert qu’il a participé, passivement, au premier enlèvement de Simon, ‘« complice occasionnel et vierge de tout forfait réel » (’251), d’après Soler. Pourtant sa culpabilité apparaît d’une manière flagrante, la première fois où Michel prononce le nom de l’enfant, si flagrante que notre enquêteur croira avoir été victime d’une hallucination, due à un reflet sur le piano :  ‘« Rainer Von Gottardt, déjà immobile, s’immobilisa davantage [...] mais son visage, ah ! son visage ! Peut-être parce qu’il se reflétait alors dans une surface riche sinon en noeuds, du moins en fibres végétales disposées sans régularité parfaite, son visage se déforma inhumainement [...] »’ (164). Dès lors, Soler va poursuivre son interrogatoire de façon de plus en plus serrée, pour parvenir à extorquer à Rainer son secret, de façon à connaître son rôle exact durant la séquestration de Berlin : premier échec, après des jours de circonvolutions avant d’oser poser nettement la question :  ‘« Cher Michel Soler, mon intention était de vous parler un jour ou l’autre, vous l’aviez compris ? Votre livre, la communion qu’il a établie entre nous m’y avait décidé. Il fallait que je parle à quelqu’un, ce serait vous. Je vous l’ai dit, ma peur était presque égale à mon envie de vous voir paraître le 2 août à midi. Vous êtes apparu. Et je vous ai parlé. Et vous m’avez pressé, mis à la torture... si, si ! Mais nous sommes au bout. Gloire et fortune vous attendent, maintenant il faut vous arrêter »’ (272).  Ces propos sont révélateurs des liens très particuliers qui s’établissent entre le coupable et l’enquêteur, cette recherche et cette peur combinées, ce besoin de l’aveu, la violence qui le délivre, le statut ambigu de l’enquêteur-écrivain-tortionnaire. Rainer est un Raskolnikov fasciné par celui qui le met à la question, se plaignant et le recherchant en même temps, se laissant apparemment circonscrire ; mais il a placé des barrières infranchissables et n’ira pas au-delà de ce qu’il voulait dire, et parfois, Soler a même l’impression d’un renversement des rôles ‘: « Que signifiait ? Lui, lui voulait me faire parler ! »’ (166). 

Ainsi, cette case de la biographie restera béante, et la fin de cette enquête qui fonde le livre dans le livre sera irrémédiablement déceptive, d’autant que le second secret de Rainer ne sera pas plus éclairci, bien qu’il suscite la première curiosité de Soler à son égard ‘(« sur l’absence d’index gauche j’avoue que j’aurais aimé l’interroger »’ (166)). Rainer finit par en parler, pour aussitôt mettre des bornes à la connaissance de Michel :  ‘« En 1970, j’ai perdu mon doigt. ’

‘Je le regardai d’un air moins las. Plus interrogateur. Il sourit. ’

‘ - Dans des circonstances que je préfère tenir secrètes. C’est sans importance. Un des drames de ma vie »’ (218). Ces derniers mots, totalement contradictoires, soulignent au contraire combien il aurait été important de percer à jour cette énigme. Deuxième béance dans le roman de la vie de Rainer, cet événement fondateur de son identité actuelle (puisqu’à cause de cela il a sombré dans l’alcoolisme et la maladie) restera à jamais obscur ; Soler, comme l’enquêteur de Crime et châtiment, tente également de percer cette énigme en plaisantant, par exemple quand Rainer lui demande l’origine de ses cicatrices ‘:  « C’est un secret, je vous le dirai si vous me dites pour votre doigt »’ (221). Le narrateur tentera en vain de minimiser ce mystère en « menus secrets » (298) et de limiter la déception (la sienne et la nôtre) par une certitude finale : ‘« Rainer Von Gottardt, lui, ne m’avait pas menti’ » (332). 

Cette enquête, centrale dans le roman et bien plus suivie par l’enquêteur que l’enlèvement de Simon, semble être cruciale ; non pas extérieure à la vie de Soler, mais constitutive de celle-ci, quête herméneutique du sens de son existence : ‘« Mes visites obstinées au Maître se détachaient sur la toile de fond de ma vie comme une figure revient avec régularité dans une tapisserie, or à volonté je pouvais percevoir ma vie comme figure et mes visites rue de l’Eglise à Francheville comme fond, et ainsi je voyais mieux les mystères de ma vie, même si la clé de ces mystères me demeurait encore invisible dans le dessin, mais peut-être me serait-elle donnée si je m’entêtais à ces jeux de perception » (’225). C’est cette interdépendance entre les arcanes de Rainer et celles de son biographe qui rend oppressante la quête : ‘« Je posai la question fatale [...] Je ne pouvais plus reculer. Reculer eût été mourir, ne plus parler se taire à jamais » ’(222). Cette corrélation, lieu commun de l’étude du roman policier, provient aussi de l’identification classique entre l’enquêteur et l’objet de sa quête, et qui n’est dans l’Enfer qu’une des identifications permutantes de Soler, personnage qui gravite entre plusieurs identités, épousant l’une ou l’autre ; Rainer est ce pianiste brillant qu’il a failli être - et qu’il pense sans doute devenir après sa mort, et grâce à elle -, il est ce pianiste qui a dû renoncer à sa carrière, comme Michel. Soler deviendra le narrateur à la première personne de la vie de Rainer, puisqu’il veut se fondre en lui : ‘« Une personne merveilleusement belle et désirable, [...], à qui j’aurais voulu transmettre le message de Rainer avec autant de coeur que si j’eusse été Rainer*171 et elle Ana, je vous ai toujours aimée ... »’ (326).

Rainer est l’objet de la quête et aussi l’obstacle majeur ; il est fait d’une matière qui résiste à la mise en pages et refuse que toute une partie de lui-même soit couchée sur le papier : ‘« N’y pensez plus [...] N’y pensez plus, j’ose vous le demander »’ (272).  Il tente de réduire Michel au silence en passant du registre de l’aveu à celui de la promesse, et Michel ne peut qu’y souscrire, à regret : ‘« Toutes les questions que j’aurais pu vous poser, votre serment de l’autre soir, vos serments de l’autre soir y répondent ? »’ (272).  Soler comprend que, pour pouvoir écrire son livre, il devra renoncer à poursuivre ses investigations :  ‘« J’en avais fini avec lui. Il fallait arrêter en effet, ou continuer seul, malgré son avertissement. Nous en étions arrivés aujourd’hui à ce point de nos entretiens où, si nous voulions avancer dans le livre de sa vie et l’achever, plutôt que nous y perdre et parler toujours dans le malentendu, la confusion et la frénésie stériles, il nous suffisait de revenir calmement en arrière, de nous éloigner d’un pas harmonieux de ce point atteint, dont il avait su si bien défaire, mieux, éviter les pièges retors, jusqu’au clair dénouement du récit »’ (273). Par ces mots, l’enquêteur confesse la brutalité de ses méthodes, et valorise l’habileté de son adversaire, dont il n’aura tiré, finalement, à force de « pression » et de ‘« pression contraire »’ qu’une vérité qui, ‘« arrachée aux zones obscures qui la brouillaient et la rendaient insaisissable, s’offrait maintenant à nous dans une netteté certes modeste et restreinte, mais sûre » ’(273).  Là encore, l’enquêteur tente de minimiser l’ampleur de son échec, d’en atténuer la portée déceptive. Mais ce qui est avoué ici, c’est que le récit premier (le crime) ne doit pas affleurer complètement pour que le récit second (l’enquête) puisse s’écrire : ‘« Rainer Von Gottardt s’était tu un long moment - s’arrêtant sur le chemin de quelque aveu ? »’ (84) ; le palimpseste exige de rester partiellement recouvert si on veut lui faire dire quelque chose, ce qui rend la structure policière à sa signification première :

« C’est l’absence du récit du crime (c’est-à-dire, au fond, le mystère), qui appelle et permet à la fois le déroulement du récit de l’enquête. Or, cette absence implique que le roman policier tout entier fonde sa propre existence sur une impossibilité de raconter [...] Par ses structures mêmes, par son projet même, la littérature policière met en question ce qui semble aller de soi dans la production romanesque post-balzacienne, et plus spécialement dans ce qu’on appelle, à tort ou à raison, le roman réaliste. Ce qui semble aller de soi - c’est-à-dire la narration [...] Dans le roman policier, c’est par définition que la narration ne va pas de soi. Au contraire, elle n’est là (comme récit de l’enquête) que dans la mesure précise où elle est problématique (comme récit du crime) 172 . »

Le narrateur-écrivain fait dans l’Enfer l’expérience de l’irracontable et, en dépit de ses prétentions originelles à tout connaître, à tout savoir, il finit par accepter la part de silence de son oeuvre.

Le rapport dostoïevskien entre enquêteur et suspect débouche donc sur la reconnaissance d’un mystère ; s’il semble acquis à travers toutes ces citations que cette rencontre entre Soler et Rainer a toutes les allures d’une recherche, il est clair que l’Enfer porte en lui, à travers cette quête désespérée d’un récit complet, sa propre genèse, et l’issue de l’enlèvement de Simon n’est que la mise en abyme de cette fin déceptive. La dominante occulte que nous avons montrée, portée par le personnage de Rainer, n’est qu’une manifestation de ce qui, au fond, est la volonté la plus profonde de l’auteur, puisque ce qui l’attire dans le genre policier, c’est le mystère :

« Si on écrit des livres, c’est qu’on cherche quelque chose. C’est une tentative d’élucidation. Si on savait tout, on n’écrirait pas 173 . »

En définitive, le seul vrai suspens s’attache à ce mystère des êtres, et il reste entier : dans le Revenant, celui qui cherche à le violer mourra, déclenchant une explosion en ouvrant le coffre qui recèle le secret.

Notes
165.

U. Eisenzweig, op. cit., pp. 139-140.

166.

J. Dubois, op. cit., p. 147.

167.

Cf. R. Barthes, S/Z, p. 11 : « Interpréter le texte, ce n’est pas lui donner un sens (plus ou moins fondé, plus ou moins libre), c’est au contraire apprécier de quel pluriel il est fait [...] Tout ceci revient à dire que pour le texte pluriel, il ne peut y avoir de structure narrative, de grammaire ou de logique du récit ; si donc les unes et les autres se laissent approcher, c’est dans la mesure (en donnant à cette expression sa pleine mesure quantitative) où l’on a affaire à des textes incomplètement pluriels, des textes dont le pluriel est plus ou moins parcimonieux. »

168.

A.M. Boyer, « Portrait de l’artiste en policier », in Modernités, p. 220.

169.

C. Duchet, cité par G. Larroux, op. cit., p. 53.

170.

R. Belletto, les grandes Espérances de Charles Dickens, p. 352.

171.

souligné par nous.

172.

U. Eisenzweig, introduction au magazine Littérature n° 49, p. 10.

173.

R. Belletto, interview à Ecrivain Magazine, p. 45.