Dans le roman à énigme classique, le détective est celui qui domine par le langage : il fait parler les autres et détecte toute anomalie signifiante du discours, car il connaît à merveille l’art d’interroger afin d’accoucher les suspects de leurs moindres secrets. Son apogée coïncide avec le moment où il développe le récit caché qu’il a mis à jour : l’histoire du crime. A cet instant, il s’approprie la parole et s’écoute parler, et son prestige social provient de cette maîtrise du langage qui affirme ou tend à affirmer par transparence sa maîtrise du monde :
‘ « La chaîne verbale parachève l’observation et, de toute façon, qu’il s’appelle Sherlock Holmes, Nero Wolfe, Vance ou Hercule Poirot, le détective est un grand bavard, son éloquence s’impose souvent avec une telle force de conviction qu’il pousse les autres à parler, il fait accéder tout un passé enseveli à la lumière 174 . » ’Cette tendance classique à la tirade est d’ailleurs parodiée dans les Mers du Sud : au début du roman, dans un état d’ébriété avancé, Pepe se lance dans un grand monologue moralisant, mais ‘« personne n’écoutait son discours »’ (19). Quant à la conclusion de l’enquête, on a vu quel sort lui faisaient Belletto et Montalbán, confisqué chez l’un au profit d’un commissaire inconnu, et rédigé, puis servi compressé chez l’autre, avec la nostalgie de la grande époque : ‘« Avant je pouvais réciter par coeur une conclusion à mes clients et en général ils étaient contents »’ (309).
Renoncer à ce prestige herméneutique, c’est dire du même coup adieu à la reconnaissance d’autrui. ‘« Merveilleux !»’, s’exclame Watson lorsque Sherlock Holmes conclut théâtralement l’affaire ; et nul ne s’avise de le contester, Watson étant un narrateur vigilant et veillant à l’intouchabilité de son détective. Cette situation confortable est parodiée dans la deuxième « enquête » de Carvalho, concernant la femme adultère. Celle-ci s’étonne à plusieurs reprises quand il explique tout : ‘« Comment le savez-vous ?’ ‘Comment savez-vous tout cela ? »’ (307). Ce personnage est le substitut du lecteur dupé par la stratégie narrative, ébahi par le talent du détective alors que celui-ci n’a eu aucun mal à briller, seul détenteur des indices et se gardant de les communiquer ! Si Carvalho sait tout, c’est qu’il a tout demandé au mari trompé... et le reste, il l’invente pour régler le problème.
Dans le genre policier en général, le détective parle aussi avec adresse pour extorquer, comme sous hypnose, certaines vérités refoulées ; cela n’est pas sans rappeler les premières expériences de psychanalyse que Freud finira par désavouer. Moins sûrs de détenir la vérité, Soler et Carvalho se contentent d’interroger ‘(« J’avais posé la bonne question »’ (E 81)) et de laisser des silences propices se prolonger : Michel amènera ainsi Isabel de Tuermas à dire ce qu’elle sait, et Pepe obtiendra la vérité d’Ana Briongos. Ce dernier n’a d’ailleurs souvent que l’argument de la violence, y compris envers les femmes. Sachant parfois manoeuvrer, Carvalho et Soler interrogent efficacement les témoins ‘(« Vous m’avez mis à la torture »’ (E 272)) mais il est clair que ceux qui avouent ne le font que par besoin de se confier et qu’on est loin des policiers classiques où le suspect « lâche » tout à coup, comme tombant sous les coups de la logique imparable de l’enquêteur qui le confronte à son évidente culpabilité. La fin est dès lors escamotée et le coupable ne résiste jamais à l’accusation finale, il s’écroule en avouant, aussi retors que son crime ait pu le faire paraître.
Ici, Pedro Larios n’avoue pas tant qu’il n’a pas été battu par Carvalho, et il déstabilise le détective en contestant son verdict (il n’a pas tué) ; Lita se défend elle aussi d’être coupable ; elle rectifie elle aussi la vision de Pepe (qui voit tout comme dans un roman noir) et c’est elle qui rétablit la vérité. Elle a ensuite besoin du détective, qui le sait et qui reste après ses « aveux », pour justifier son acte, ou son non-acte (non-assistance à personne en danger) pour lui donner sa vraie signification, pour y voir plus clair en elle-même : ‘« Peut-être vais-je vous surprendre. Mais une maîtresse peut se sentir plus humiliée qu’une épouse quand elle devient la vieille concubine d’un harem » ’(302). C’est elle qui a le dernier mot. Le chapitre se termine, et le suivant s’ouvre sur un détective accablé par les « remords (303) » et qui se saoule « par des voies rapides » (303).
Dans l’Enfer, Rainer emporte son secret et ne divulgue que ce qu’il a envie de voir figurer dans sa biographie ; quant aux Dioblaníz, coupables de l’enlèvement de Simon, ils parlent sans pression de l’enquêteur ‘: « Hector et Isabel avaient tout avoué sans difficulté »’ (383). Pris en flagrant délit, ils ne disent que ce qu’ils veulent dire. Isabel se vante, et ils font obstruction à la vérité : ‘« Les Dioblaníz, me dit-elle, se butaient dans leur silence »’ (392). Dans tous les cas, Soler reste extérieur à leurs aveux, il n’intervient pas.
Quant au discours courant de l’enquêteur, lumineux dans le policier classique, il délivre souvent des messages dans le cadre du roman noir : des auteurs comme Jean-François Vilar ou Didier Daeninckx utilisent leur enquêteur pour exposer leur vision de la société. Montalbán semble faire de même, avec une certaine distance ironique cependant, puisque, le plus souvent, Pepe Carvalho assène ses grandes vérités philosophiques ou politiques quand il est saoul, seul, ou avec des gens comme Biscuter, peu aptes à comprendre, ou trop jeunes pour discuter comme Yes.
Par ce diktat de la pensée définitive imposée au lecteur, Carvalho semble incarner ce que dit Carlo Ginzburg quand il constate la ‘« décadence de la pensée systématique’ » et la ‘« fortune de la pensée aphoristique175 »,’ qu’il explique par la volonté d’énoncer des jugements globalisants et expéditifs, à l’image du diagnostic médical, pour établir cette fois, en se servant de symptômes-indices, la certitude de la maladie qui touche l’individu et la société. Quand Pepe déclare ‘: « Moi, je te dis que la société est pourrie. On ne croit plus en rien »’ (17), il a bu et désespère de trouver du travail ; son chômage lui semble alors un indice de la décadence sociale. Les réponses ingénues de Biscuter, reflet parodique et dévalué de Watson, désamorcent l’effet de tels aphorismes, qui au contraire retentissent d’une façon terrible lorsque Carvalho les assène à Yes, droguée, désespérée, pour se débarrasser d’elle en se montrant sous son jour le plus cynique, dissimulant sa sensibilité : ‘« ça, c’est le piège. On a besoin d’être bienveillant avec ceux qui le sont envers nous. C’est un contrat non écrit, mais c’est un contrat. Ce qui se passe, c’est que nous vivons comme sans savoir que tout et tous sont de la merde »’ (218). C’est une étonnante cure de désintoxication qu’il lui propose, et la lettre qu’il lui envoie par la suite, si elle contient encore un aphorisme (rendu ironique, comme c’est souvent le cas, par la phrase finale) vise sans doute à atténuer la dureté de ses propos : ‘« Tu rentreras toujours assez tôt pour voir qu’ici le monde est devenu ou mesquin, ou fou, ou vieux. Ce sont là les trois seules possibilités de survie qu’a un pays qui n’a pas fait à temps sa révolution industrielle » (’304).
De toute manière, s’il est vrai que Montalbán se moque un peu de l’aspect « vieux râleur pontifiant » de son détective, il épingle là une tendance sociale générale. Tout le monde y va de sa petite vérité : Mima ‘(« Nous usurpons tous la place que nous occupons »’ (27)), Bromure qui dénonce le « bazar démocratique » (251) ; chacun semble avoir ressassé son message à délivrer à la première occasion. Dans le cadre du dialogue, l’auteur peut désamorcer ces grandes vérités par l’humour :
‘« Le jour où nous autres intellectuels et artistes nous nous mettrons à aimer quelqu’un, ce sera la fin des artistes et des intellectuels. ça voudra dire qu’on n’a plus d’« ego ».Le détective raille, même s’il en est lui-même gravement atteint, cet engouement pour la sentence, et il ridiculise en particulier ceux qui s’affichent « êtres intertextuels », en renonçant à penser par eux-mêmes, cédant au vertige de la citation : Munt ‘(« Rappelez-vous la phrase de Stendhal [...] ’» (89)), ou cette intellectuelle, rencontrée après la Conférence sur le roman noir, qui commence toutes ses phrases par ‘« je pense comme » : « je pense comme Varèse : quand la bourgeoisie ne contrôle plus le roman, elle commence à le colorier »’ (81), ce à quoi Pepe, libidineux, répond intérieurement ‘: « [...] lorsque la bourgeoisie ne contrôle plus le lit, elle commence à le qualifier » (’82). En fait, très souvent le détective rétorque seulement en lui-même, il renonce à discuter, sans doute aussi à convaincre.
En effet, d’une manière générale, Carvalho parle peu, en particulier lorsqu’il est dans son rôle d’enquêteur, et il se contente de questions laconiques, parfois simples groupes nominaux, parfois même privés de toute intonation interrogative, questions usées, mille fois répétées d’une enquête à l’autre ; par exemple lorsqu’il interroge Artimbau, dont nous ne noterons pas les réponses :
‘ « Et Viladecans ? [...]Certes, il est classique que le lecteur ait affaire à un détective silencieux, parce que, de cette manière, l’auteur nous empêche de suivre les phases du raisonnement de l’enquêteur qui le conduiront au dénouement, nous condamnant au rôle de Watson. Mais ici le discours de l’enquêteur voit son importance, son impact, son aura, bref son rôle institutionnel, fort réduits : il assiste ceux qui veulent se confier, utilise la force pour faire avouer faute d’y arriver par l’éloquence, se voit contesté, et a du mal à briller. Il se confie lui-même rarement, ne répondant aux questions qu’on lui pose que si on le pousse à bout.
A.M. Boyer, « Portrait de l’artiste en policier », in Modernités, p. 230.
C. Ginzburg, op. cit., p. 178.