3.1.2. Une intériorité envahissante

Cependant, nous avons accès à un discours bien plus révélateur de l’intériorité du héros, puisque Montalbán et Belletto substituent à un détective beau parleur et protégé, « imperméabilisé » par son rôle, puisqu’on ne l’interroge jamais, un enquêteur exposé à notre regard, autopsié par le biais du monologue ou du discours intérieur. L’énigme à éclaircir se trouve donc aussi dans le personnage même de l’enquêteur : l’auteur polar-ise, c’est-à-dire qu’il concentre la lumière sur ce qui était enfoui en nous faisant accéder à l’intériorité du personnage-narrateur. Le lecteur réunit les éléments dispersés, les relie les uns aux autres pour reconstruire la personnalité du héros, comme Carvalho le fait pour Pedrell ; la lecture fonctionne ainsi comme le redoublement de l’enquête dite principale, non moins difficile, à cause de la focalisation interne qui nous prive de toute objectivité et de toute distance.

Partant, dans nos deux romans - surtout dans l’Enfer, bien sûr -, le discours intérieur est envahissant, traduisant l’angoisse, l’interrogation, le désespoir, la confusion de Soler comme de Carvalho : ‘« Qui appelle ? Dis-moi. On étrangle un innocent dans cette maison ? Ici on étrangle, c’est tout. Où avait-il lu ça ? De qui s’agit-il ? Des morts. Ah ! bon, pourquoi chercher Jessica ? En quoi suis-je responsable d’elle ? Elle s’enverra quinze types en un mois et puis ça ira mieux » ’(MDS 128). Le monologue intérieur restitue, dans ce subit décrochage qui met fin à une description, le désordre de la pensée humaine de façon réaliste. Ces questions qui se posent inopinément et d’une manière sibylline pour le lecteur s’opposent au discours toujours uniquement extériorisé d’un Poirot, qui semble exempt de toute intervention de l’inconscient, de toute perturbation logique, de toute irruption d’idées, de résurgence de lectures ‘(« Où avait-il lu ça ?’ »), de retour du passé, sans lien avec l’enquête, et de cette espèce de schizophrénie qui impose un dédoublement à l’intériorité (« Dis-moi »). En définitive, le langage de l’enquêteur classique est amputé de toute la partie corporelle du locuteur, de tout ce qui devrait parler à travers lui.

Montalbán, par ce choix narratif, peut traduire le sentiment de culpabilité de son personnage qui cherche vainement à s’en débarrasser, une culpabilité qui dépasse largement le cadre de l’enquête mais découle de toute relation humaine, amicale, amoureuse, ou familiale, comme dans l’Enfer : ‘« Quand elle me serra fort, je la serrai, moi, plus fort encore, le nez dans ses cheveux blancs, je serrai dans mes bras à la meurtrir Liliane Tormes, ma mère adoptive, il existait une personne au monde, elle, qui pour moi se serait fait hacher menu sans un soupir et j’allais l’abandonner, la laisser seule ! »’ (89). C’est sans doute pour tenter d’échapper à ce sentiment que nos deux détectives essaient de s’isoler affectivement, refusant toute attache en refoulant leurs sentiments, comme Soler qui clame son amour aux femmes qu’il rencontre et les abandonne, s’engageant toujours à d’improbables retrouvailles : ‘« Isabel [...] serait plus heureuse encore le jour où elle recevrait ma visite. Est-ce que j’y songeais ? J’y songeais, lui disais-je » (392).’

Chez Carvalho, cet isolement volontaire se manifeste par le biais du refus du dialogue (il ne répond pas à Charo, ne lui communique pas ses sentiments (37), préfère écrire à Yes) et par le monologue, puisque bien souvent le héros barcelonais ne parle pas seul parce qu’il est seul, mais parce qu’il se retire de la conversation, préférant un récepteur supposé à un interlocuteur présent :  ‘«  [...] Vous l’avez voulue, la démocratie.
- Moi, ça m’était égal, chef.
’Mais Carvalho ne parlait pas à Biscuter. Il interrogeait les murs verts de son bureau, ou quelqu’un d’éventuellement assis devant sa table de travail des années 40 » (17). 

La fonction impressive du langage se dissout, le discours n’est qu’expressif, égocentrique, et les affirmations - les accusations - proférées masquent en fait des interrogations existentielles incommunicables. Les paroles des autres font au détective souvent l’effet de la « pluie sur les vitres. Il y chercha les éclaboussures des mots » (130). Le premier vrai « dialogue » de Carvalho se fait d’ailleurs avec un chien : ‘« Il appuya la paume de la main contre le carreau, comme pour transmettre à l’animal sa chaleur, ou communiquer avec lui »’ (19).